Difficile de dater l’histoire, mais elle s’est sans doute déroulée au début du XIIe siècle. Au pied de la colline de la haute ville de Genève, sous la cathédrale, au coin de la rue Toutes-Ȃmes, vivait Marie-Madeleine, une jeune fileuse. Très pieuse, convaincue des vertus du travail et de la sobriété, elle œuvrait du matin au soir, vivant très modestement.
Les années passèrent, toutefois Marie-Madeleine ne fonda pas de famille ni même ne se maria. Jour après jour, de l’aube au crépuscule, collée à sa fenêtre pour œuvrer à la lumière du jour ou assise à même la rue, elle filait la laine sur son rouet, ne le quittant, dit-on, que pour réciter son chapelet.
Aussi modeste qu’elle fût, la fileuse devint une figure incontournable des ruelles étroites genevoises. À sa mort, ils furent nombreux à se rendre à ses obsèques et à se demander pourquoi ›diable’ Marie-Madeleine, qui travaillait si dur, avait toujours vécu aussi chichement (ou humblement, selon les points de vue).
C’est que, si les mains et les yeux de la fileuse étaient tout investis à son labeur terrestre, son âme, elle, était déjà tournée vers le Ciel. Ne dépensant rien pour elle, Marie-Madeleine amassa une jolie somme au cours de sa vie, qu’elle légua à Genève pour la construction d’une église dans son quartier.
À la suite de son geste exemplaire, les dons affluèrent. Une église fut bâtie sur la place adjacente, dédiée à sainte Marie-Madeleine en signe de reconnaissance. Une roue de rouet fut aussi sculptée en son honneur à même la pierre, à la naissance des arceaux, autour de la clef de voûte de l’édifice.
Une belle histoire, dans le ton de ce quartier où Ciel et Terre se sont toujours conjugués. Autour de l’église, devenue temple depuis la Réforme, évoquant notre condition de mortels appelés au jugement divin et à la vie éternelle, les rues du Purgatoire, des Limbes, d’Enfer et du Paradis, et celle de Toutes-Âmes auprès de laquelle vivait Marie-Madeleine rappellent qu’un ancien cimetière trouva place ici jusqu’à la fin du XVe siècle. (Les rues des Limbes et du Paradis ont disparu lors des grands travaux du XXe siècle, conférant aux lieux leur nouvelle disposition.)
Une légende, sans doute, que les recherches historiques et archéologiques ont en partie démontée… La première mention écrite de l’église date de 1100. Le document mentionne que Guy de Faucigny, alors évêque de Genève, fait don de l’édifice, composé d’une chapelle et d’une abside, à l’abbaye bénédictine de Saint-Ouen de Joux (aujourd’hui Saint-Claude, dans le Jura français). Mais on apprend aussi, dans un autre document daté de 1420, que l’église, vouée jusqu’alors à sainte Marie (ou Notre-Dame), est alors consacrée à sainte Marie-Madeleine…
Une église qui ne s’appelait pas Marie-Madeleine se dressait donc sur la place avant le don de la généreuse fileuse. Églises au pluriel même, puisque l’existence de non moins quatre églises antérieures au XIe siècle ont été dévoilées par les recherches archéologiques. Ce qui fait de l’actuel temple de la Madeleine un des plus anciens édifices religieux de Genève.
Les premières traces d’une chapelle à cet endroit, associée à des tombes, remontent à l’époque romaine, au IIIe siècle après Jésus-Christ. À partir de cette époque, les églises ont été détruites puis reconstruites au même endroit ou remplacées par des édifices plus grands. Au Moyen Âge, cette paroisse était l’une des plus riches de la ville. Mais deux incendies, coup sur coup, ont ravagé le bâtiment religieux aux XIVe et XVe siècles.
Jacques de Rolle, marchand genevois originaire du Pays de Vaud, finance alors en bonne partie sa reconstruction et fait relever les voûtes de la nef. L’église adopte un style gothique, toujours actuel. Les armoiries du généreux donateur trouvent place dans le bâtiment. Le fameux rouet sculpté dans la pierre de l’église, en l’honneur de la persévérante fileuse, ferait partie des armes «d’azur à une roue d’or, en pointe sur quatre copeaux de montagne d’argent» de la famille de Rolle, manifeste bienfaitrice de l’église Marie-Madeleine.
De quoi faire tituber Marie-Madeleine, la fileuse? D’autant plus qu’il n’y a pas que les sciences pour émousser le souvenir du récit: en prenant la Bible comme seule source d’autorité religieuse, le calvinisme a contribué à réduire à Genève l’influence des superstitions et des légendes dans la pratique religieuse. Que nenni! L’alliance ›sciences-religions’ n’est pas parvenue à ses fins.
«Bien longtemps, on se raconta à la veillée l’histoire de la pauvre fileuse, et jusqu’au début de ce siècle (XXe, n.d.l.r.), chaque 22 juillet, une petite fête se déroulait dans le quartier», relate Jean-Claude Mayor dans Contes et légendes de Genève (éd. Slatkine). «Les enfants promenaient un mannequin (…) Ensuite, ils dansaient en rond autour, en chantant à tue-tête: ›Tiens bon Marie-Madeleine, tiens bon Marie-Madelon’ (…) étrange manifestation surgie du fond des temps.»
Le réformateur Guillaume Farel aurait-il lui-même tendu une oreille bienveillante à ce récit? N’a-t-il pas prononcé sa première prédication réformée en français, à Genève, du haut de la chaire du temple de la Madeleine, le 22 juillet 1535, jour de la fête de sainte Marie-Madeleine? À la guise de chacun d’y voir là un clin d’œil ironique de l’histoire ou le geste inspiré d’une simple fileuse, dévidant depuis les cieux sa pelote de laine, pour y nouer ensemble les chrétiens. (cath.ch/lb)
Lucienne Bittar
Portail catholique suisse
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