Les communautés religieuses, bâtisseuses de solidarités urbaines

Comment l’espace religieux et l’espace social urbains interagissent-ils en termes de solidarités? Une étude menée depuis quatre ans à Genève par le Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC) montre la richesse de ces liens, analyse des tendances actuelles et occasionne des rencontres prometteuses.

«Ce qui ressort de ReligioCités, notre étude, c’est que les lieux de culte sont des lieux de vie très importants pour les quartiers», affirme Juliette Salzmann, chercheuse au Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC). Ce qui leur manque toutefois, c’est une plus grande visibilité sociale.

Avec près de 430 communautés religieuses et 280 lieux de culte, Genève se profile sans conteste parmi les villes de Suisse présentant la plus grande diversité religieuse. Cette réalité avait été cartographiée il y a une douzaine d’années par le CIC, dans un projet de recherche intitulé D’église en ashram, constamment mis à jour.

Cette richesse cultuelle permet de fabriquer du lien social dans un quartier donné, car le plus souvent les activités proposées par les communautés, ou mises en place autour de leurs lieux de culte, dépassent les seules pratiques religieuses. Comment cela se concrétise-t-il? C’est ce qu’explore le CIC avec ReligioCités, une recherche menée depuis 2022 dans plusieurs quartiers genevois.

Le CIC fabricateur de liens sociaux

«Notre objectif est de comprendre la façon dont les communautés religieuses contribuent aux liens de solidarités dans une zone donnée et animent la vie d’un quartier. Comment elles établissent ou non, et avec quelle intensité, des liens entre elles ou avec les acteurs séculiers, ceux des milieux associatifs notamment. Mais aussi comment toutes ces personnes se perçoivent mutuellement», explique Manéli Farahmand, docteure en sciences sociales des religions et coresponsable scientifique de ReligioCités.

Journée suisse du patrimoine religieux 2025
Le questionnement du CIC est en résonance avec la dernière Journées du patrimoine religieux qui a eu lieu à Zurich, le 29 août, sur le thème: L’église dans le quartier. L’espace ecclésial et l’espace social. L’événement a été coorganisée par le Centre de compétence en liturgie de l’Université de Berne, l’Académie Saint-Paul et la Société Saint-Luc pour l’art et l’église. LB

De nombreux entretiens approfondis ont été menés sur le terrain. Le CIC organise aussi depuis l’an passé, dans différents quartiers, des forums ouverts à tous, avec des membres des communautés religieuses, du monde associatif, des collectivités publiques et de la recherche. Ce faisant, il contribue lui-même, de manière inédite, au développement des réseaux de solidarités urbains, fait valoir Manéli Farahmand. D’où le terme de «projet participatif». (Voir encadré)

«Nous avons découvert, par exemple, que la Fondation bouddhiste internationale et la communauté des musulmans du quartier de Plainpalais-Acacias ne faisaient que se croiser à distance. Leurs représentants se sont serrés la main pour la première fois lors du forum que nous avons organisé!»

Solidarités multiples

Les activités des communautés religieuses répertoriées par le CIC ont été classées en quatre catégories: les activités religieuses proprement dites, comme les cultes, l’instruction religieuse, les mariages, etc.; les activités socio-culturelles, tels les cours de musique, de calligraphie, l’organisation de spectacles, de camps de vacances pour les enfants; les activités marchandes, qui permettent de générer des revenus, typiquement des cafés, des locations d’appartements; et enfin la large panoplie d’activités de solidarité sociale.

«L’hospitalité et la charité sont au cœur du religieux. Même si l’État s’en charge dans nos sociétés sécularisées, la tradition perdure», note Manéli Farahmand. Et d’énumérer quelques exemples récoltés sur le terrain: soutien administratif aux personnes migrantes, distribution alimentaire, espaces pour des personnes sans abri, mise à disposition de matériel informatique, etc. «Certaines communautés ont même des services sociaux professionnalisés», précise Juliette Salzmann.

Hospitalité et partages du bâti

Un autre aspect de la solidarité, relèvent les deux chercheuses, est la mise à disposition d’espaces à d’autres communautés religieuses ou à des associations laïques. Beaucoup de communautés fonctionnent avec peu de moyens, un handicap à Genève où les espaces à disposition sont réduits et les loyers très chers. On compte ainsi 0,6 lieu de culte par communauté.

Les Églises historiques (réformées et catholique), à qui appartiennent la quasi-totalité des édifices religieux, mettent alors parfois leurs espaces à la disposition de communautés «minoritaires» chrétiennes. Ainsi de l’église Sainte-Thérèse, à Champel, qui abrite la communauté polonaise de Genève.

L’importance des repas communs

Plus largement, les espaces des paroisses ou d’autres communautés religieuses sont fréquemment utilisés comme lieux de rassemblement pour créer «du commun». Les forums ont montré qu’il existait une prédilection pour l’organisation de repas ouverts à tous. Ils sont considérés comme des outils efficaces de cohésion sociale, des temps propices au dialogue et à la découverte culturelle et religieuse mutuelle.

«La communauté sikhe, par exemple, offre systématiquement un repas après la cérémonie religieuse du dimanche, le Langar. Quant à la communauté musulmane chiite des Acacias, elle organise plus de 500 repas par an!» remarque Manéli Farahmand.

Manger ensemble favorise la rencontre | photo: Seewis (GR), repas préparé par des requérants d’asile déboutés © Regula Pfeifer

Les chercheuses signalent toutefois que les activités des communautés religieuses restent souvent «cloisonnées», réservées à leurs fidèles, même s’il y a quelques belles initiatives de rencontres ou de travail en concert. Ainsi le temple des Pâquis et la Fondation pour l’Entre-connaissance (ndlr, dirigée par le musulman Hafid Ouardiri) ont-ils collaboré pour mettre en place des cours de religion mixtes en termes de genre.

La loi sur la laïcité, un frein?

«Certaines communautés sont moins visibles ou paraissent plus repliées. Il n’y a pas là forcément de désir de communautarisme. Cela tient parfois au fait qu’elles craignent de s’exposer à des discriminations si elles se montrent trop, ou qu’on les accuse de prosélytisme», analyse Manéli Farahmand.

«La question de la loi sur la laïcité à Genève et la crainte de la transgresser est ressortie à plusieurs reprises durant les forums, précise-t-elle. Les communautés religieuses ne savent pas très bien dans quelle mesure l’accès à l’espace public pour des activités socio-culturelles ou sociales est possible. C’est perçu comme un frein au développement de nouvelles collaborations.»

«La question de la loi sur la laïcité à Genève et la crainte de la transgresser est ressortie à plusieurs reprises durant les forums » Manéli Farahmand

La signature des bâtiments

Outre les manifestations publiques, les bâtiments sont des outils phares d’interactions avec la vie de quartier. Ils sont aujourd’hui au cœur d’une nouvelle réflexion. «Toutes les communautés aspirent à être propriétaires de leurs lieux de culte. L’idée qu’un tel lieu est sacré et qu’il doit correspondre au code architectural de sa tradition est un marqueur de l’imaginaire», commente la coresponsable de l’étude. «Mais en même temps, la question de la hauteur des seuils entre l’intérieur et l’extérieur est pour toutes une vraie préoccupation, et celle-ci est largement ressortie dans les forums.»

La tendance aujourd’hui en ville serait de penser les bâtiments de culte comme des espaces à intégrer dans la vie sociale d’un quartier plutôt que comme des lieux estampillés «religieux». Le prochain forum organisé par le CIC va avoir lieu à Lancy, où le nouveau bâtiment polyvalent de 14 étages de la paroisse St-Marc, construit sur la place qu’occupait l’ancienne église démolie il y a cinq ans, occupe les esprits. Avec son église consacrée au rez-de-chaussée, des locaux paroissiaux, des salles polyvalentes et des logements, il illustre la façon dont une communauté religieuse peut reconfigurer son espace pour s’adapter à la baisse de fréquentation de ses fidèles.

L’ancienne église St-Marc qui a été démolie | wikimedia commons CC-BY-SA-2.0

Le futur bâtiment de la paroisse Ste-Jeanne de Chantal, aux Charmilles, répond à la même logique. Ou encore l’espace évangélique Lumen, aux Pâquis. Il ressort du forum tenu dans le quartier que sa baie vitrée, qui donne une transparence sur l’extérieur, serait plutôt bien perçue par les habitants. Le lieu comporte un café, une salle de culte, des espaces de coworking et des logements qui garantissent une ressource financière.

L’essentiel: être des lieux de vie

«Au-delà de l’architecture et de l’ouverture du lieu, c’est la vitalité des activités cultuelles, sociales, culturelles qui y sont proposées, la porosité donc entre la communauté religieuse et les gens du quartier, qui assure la durabilité d’une communauté», analyse Manéli Farahmand. C’est du reste, rappelle-t-elle, ce qu’a déjà montré une enquête menée par Jörg Stolz, de l’Institut de sciences sociales des religions (ISSR) de l’Université de Lausanne.

«Le fait d’être propriétaire de son lieu de culte, d’avoir des ressources matérielles, n’est donc pas un gage de longévité pour les communautés religieuse. Ce qui l’est, c’est d’être perçus comme des lieux de vie.» (cath.ch/lb)

ReligioCités, un projet scientifique et participatif
En 2022, le Centre intercantonal d’information sur les croyances (CIC) a lancé à Genève ReligioCités, une recherche à la croisée des sciences sociales et de l’intervention socioculturelle. Son objectif est de déterminer le rôle du religieux dans la fabrique du lien social et des solidarités en milieu urbain.
Le projet est dirigé par Misha Piraud et Manéli Farahmand, avec la collaboration de Juliette Salzmann et Serjara Aleman. La Haute école de travail social de Genève (HETS) y est associée.
Il est financièrement soutenu par le Bureau de l’intégration et de la citoyenneté du Canton de Genève et la Fondation Zurcher, qui œuvre à la promotion du dialogue interreligieux.
La recherche se déroule en deux étapes. La première, qui s’est clôturée fin 2024, a suivi un format classique: croisement de statistiques et une 60e d’entretiens approfondis. La deuxième, toujours en cours, met à contribution les acteurs du terrain. Elle consiste en l’organisation de forums publics dans divers quartiers (Eaux-Vives + Champel, Servette + Petit-Saconnex, Pâquis + Sécheron, et Plainpalais + Acacias). Le prochain va se dérouler à Lancy.
À chaque fois, cinq initiatives religieuses ou séculières, ayant trait aux solidarités et ayant pour espace les quartiers concernés, sont présentées par leurs responsables. Les participants échangent ensuite autour de tables de discussion organisées sur divers thèmes. Par exemple: se ressourcer, entre solitude et communauté. LB

Lucienne Bittar

Portail catholique suisse

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