Michel Weckel décrypte le protestantisme alsacien face au nazisme des année 1940

Pourquoi, en Alsace, de nombreux pasteurs se sont engagés volontairement dans les forces armées et l’administration nazies? Par quelle idéologie étaient-ils animés? Dans Entre silences et non-dits, les protestants d’Alsace face au nazisme (Ed. Nuée bleue), le pasteur alsacien Michel Weckel jette une lumière inédite sur ces compromissions longtemps tues au sein de l’Eglise luthérienne d’Alsace.

Carole Pirker

C’est grâce à l’ouverture des archives d’Alsace, fin 2015, que Michel Weckel (voir encadré) s’est transformé sans le vouloir en lanceur d’alerte. Il a en effet mis le doigt sur l’existence de réseaux luthériens ouvertement pronazis et opposés au retour de l’Alsace dans le giron français. Au fil des siècles, cette région a en effet été sous le contrôle successif de l’Allemagne et de la France. En 1940, à l’époque des faits qu’il relate, l’Alsace est depuis 20 ans à nouveau rattachée à la France. Mais entre 1940 et 1944, elle subit l’annexion nazie.

Après les révélations de son premier ouvrage Ces protestants alsaciens qui ont acclamé Hitler (Ed. Nuée bleue, 2022), le pasteur strasbourgeois a collecté d’autres témoignages de ces luthériens ralliés au nazisme, mais aussi celui de résistants. Même si son premier livre a obtenu la reconnaissance d’une quinzaine d’historiens, il ne prétend pas être lui-même historien. Ce qu’il recherche, c’est provoquer une prise de conscience, et le lancement d’une véritable recherche historique sur cette période sombre et refoulée de l’histoire protestante alsacienne.

Pourquoi ce besoin d’exhumer les liens des protestants alsaciens avec les nazis?
Michel Weckel: cette histoire me préoccupe depuis très longtemps. Il y a d’abord eu le score de 12% du Front national lors des élections européennes de 1984. Aujourd’hui, il est évidemment beaucoup plus élevé, mais à l’époque, il nous a interpellé. Or il a été particulièrement important dans les régions protestantes luthériennes du nord de l’Alsace, et nous étions plusieurs à nous interroger sur les causes de ce vote. Je me suis alors demandé si cette tendance en faveur de l’extrême droite n’avait pas un rapport avec ce qui s’était joué dans ces régions, pendant la seconde guerre mondiale. C’était une sorte d’intuition.

Est-ce que l’Eglise protestante d’Alsace a passé sous silence cette période de l’annexion nazie?
Oui, les différents présidents d’Eglise qui se sont succédé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale n’ont jamais abordé le sujet. Le silence assourdissant qui régnait dans l’Eglise luthérienne autour de ce qui s’y était joué m’a alors motivé à me lancer dans ce travail.

Vous avez donc contribué à briser le silence, mais aussi la posture de victime dans laquelle l’Alsace s’était, dites-vous, tenue jusque-là…
Oui, mais il est absolument clair que l’immense majorité des Alsaciens a véritablement souffert du nazisme, notamment en 1942. Cette année-là, 130’000 à 140’000 jeunes Alsaciens et Mosellans ont été incorporés de force dans la Wehrmacht, dans la SS ou dans la Luftwaffe et près de 40’000 d’entre eux ne sont pas revenus. Seulement, cette dimension victimaire indéniable a empêché qu’on mette en évidence le fait qu’il n’y a pas eu que des victimes en Alsace, mais aussi des ralliés au nazisme, et des collaborateurs.

« Il est absolument clair que l’immense majorité des Alsaciens a véritablement souffert du nazisme, notamment en 1942. »

Cela a aussi dû ébranler les Alsaciens qui ignoraient tout du passé peu glorieux de leur grand-père ou de leur père. Comment ont-ils vécu ces révélations?
Des Alsaciens m’ont dit qu’ils comprennent désormais mieux l’histoire de leur famille. Il y a donc eu de la gratitude et un véritable soulagement que cette affaire apparaisse au grand jour. D’autres continuent de se braquer, voire m’en veulent, parce qu’ils ne souhaitent pas que ces histoires soient évoquées…

Mais qui étaient ces protestants alsaciens qui se sont engagés entre 1940 et 1944 pour le nazisme, durant l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne?
Ce sont d’abord des militants politico-religieux animés par la conviction que c’est le destin, voire la volonté de Dieu que l’Alsace soit allemande. Au XIXᵉ siècle et après 1918, au moment où l’Alsace redevient française, ce sont des gens qui se distinguent par un militantisme autonomiste, régionaliste, voire séparatiste. Ce qui les amène, dès le milieu des années 1920, à entretenir des relations avec certains dignitaires nazis en Allemagne, dans l’idée qu’il est important que l’Alsace, un jour, réintègre le grand Reich allemand.

« Des Alsaciens continuent de se braquer, voire m’en veulent, parce qu’ils ne souhaitent pas que ces histoires soient évoquées… »

Et qui compose cette frange radicale du luthéranisme?
Un réseau politico-religieux minoritaire dans l’Eglise luthérienne de cette époque-là, mais significatif. On y retrouve des pasteurs, des juristes, des médecins, des intellectuels, des universitaires, tous animés par cette conviction. Dès les années 1920, ils mettent en place diverses organisations qui peuvent clairement être qualifiées de fascistes. Elles sont calquées sur le modèle de la « Hitler Jugend », la jeunesse hitlérienne, ou de la SA, la Sturmabteilung (ou section d’assaut), une organisation paramilitaire nazie, et vont susciter l’adhésion de plusieurs milliers de personnes, animées par cette même conviction.

Vous l’écrivez, c’était encore pire que ce que vos premières recherches avaient révélé, car ce n’étaient pas de petits joueurs ou de vagues sympathisants du nazisme, mais des activistes politiques organisés en réseau luthérien. Quel rôle ont-ils joué?
Dès les années 1920, ils ont joué un rôle de combat politique via des relations avec des nazis en Allemagne. Au début des années 1930, l’un des ténors de cette mouvance, Fritz Spitzer, fils de pasteur luthérien, acquiert le château de Hunebourg, dans le nord de l’Alsace. Il devient le lieu où toute cette agitation pro-germanique va se structurer, donnant lieu à des manifestations folkloriques, des mouvements de jeunesse, des conférences et des publications dans lesquelles cette propagande va pouvoir s’exprimer.

Ce château va donc catalyser les forces pronazies, dans ces réseaux luthériens?
Oui, c’est l’épicentre de ce mouvement. Et les nazis ne s’y sont pas trompés. Dès qu’ils arrivent en Alsace, en juin 1940, Heinrich Himmler viendra rendre visite à Fritz Spitzer au début du mois de septembre 1940 et nommera dans la SS une demi-douzaine de membres du réseau luthérien.

Cette situation donne l’impression d’une schizophrénie entre, d’un côté, le message de l’Evangile, et de l’autre, la finalité d’un régime comme le régime nazi. Comment comprendre que ces pasteurs ont pu s’engager dans cette voie?
Je ne suis pas sûr d’avoir une réponse à cette question. Je pense qu’il y a des éléments qui tiennent au fanatisme de ces gens, à leur obsession de lutter pour l’Alsace allemande. Je ne suis pas sûr que l’Evangile, en tant que tel, soit une référence pour eux. Ce qui l’est sur le plan religieux, c’est le luthéranisme, autour de ce fameux slogan Kirche, Heimat, Sprache, c’est-à-dire l’Eglise luthérienne, la Heimat alsacienne et la langue allemande.

Il y a selon moi toute une construction autour de ce triptyque idéologique qui les amène à voir, via le nazisme, la perspective du retour de l’Alsace dans le Reich allemand. C’est leur objectif. Et je raconte aussi qu’à partir de 1940, une fois qu’ils ont en face les vrais nazis, tout-à-coup, pour certains d’entre eux, il y a une prise de conscience. Ils découvrent que le nazisme est un vil paganisme qui rêve de l’éradication du christianisme et de la destruction des églises. Mais au moment où cette prise de conscience s’opère, il est trop tard, puisqu’ils sont engagés…

« Je pense qu’il y a des éléments qui tiennent au fanatisme de ces gens, à leur obsession de lutter pour l’Alsace allemande. »

Mais qu’est ce qui a prédisposé ces protestants à adopter l’idéologie nazie?
C’est un ensemble de facteurs. D’abord, clairement, la problématique identitaire germanophile, le sentiment que l’Alsace doit être allemande. Ensuite, il y a la question de l’autoritarisme. Cette mouvance identitaire luthérienne rejette la République française, la démocratie comme principe et aussi les valeurs des Lumières. Il y a le désir d’une société organisée selon des principes extrêmement hiérarchisés. J’ai entendu des pasteurs luthériens dire, par exemple, que la démocratie n’était pas un mode de fonctionnement pour l’Eglise. Et il y a l’antisémitisme, on ne peut pas le nier. Les textes de Luther de 1543 sur les juifs et leurs mensonges ont selon moi alimenté au fil des siècles un sentiment très fort de rejet des juifs. On ne peut bien sûr pas généraliser. Tous les luthériens, tous les protestants n’étaient pas antisémites. Mais l’antisémitisme et la haine des juifs a aussi joué un rôle dans cette affaire.

Parce que vous posez en effet la question de la responsabilité intrinsèque de la pensée de Luther dans la dérive nazie du peuple allemand, mais aussi du peuple alsacien…
Oui, et c’est une question qui reste à éclaircir. Pendant très longtemps, et jusqu’à un passé récent, on a fait en Alsace les cultes luthériens en allemand, avec toute une terminologie qui est celle du Reich. On parle par exemple du Reich, du royaume de Dieu, mais en allemand, c’est Gottes Reich, et puis de Dieu, qui est aussi le Führer. Je pense que cet emploi des mots, qui a d’ailleurs été très consciemment récupéré par Hitler, a fait que dans la sémantique nazie, un certain nombre de gens pouvaient se sentir chez eux.

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Vous dites que les pasteurs luthériens alsaciens qui se sont engagés pour le nazisme étaient acquis au pangermanisme religieux. Que recouvre cette notion? 
C’est une idéologie qui s’est développée notamment au XIXᵉ siècle en Allemagne, et qui contient, à mon sens, tous ces ingrédients idéologiques dont je parlais à l’instant. C’est aussi de cette idéologie-là que sont issus des notions comme le droit des forts sur les faibles ou le colonialisme. Ce que j’ai découvert dans cette histoire, c’est qu’Hitler n’a rien inventé. Quand il est arrivé au pouvoir, il a surfé sur cette vague du pangermanisme, qui a fait le lit de l’avènement du nazisme en Allemagne.

Parmi vos découvertes, il y a aussi des pasteurs résistants, qui ont pris le maquis…
Ils n’étaient pas très nombreux, mais certains ont été de grandes figures de la résistance alsacienne, décorés par la République à la libération. Je pense en particulier à Henri Geoffroy Friquet, qui a été arrêté par la Gestapo. L’historienne Frédéric Dufour, qui préface mon livre, le souligne: si on a très peu parlé d’eux, c’est parce que les évoquer aurait en même temps mis la lumière sur tous ceux qui avaient joué un rôle moins positif. Donc le silence qui a prédominé dans l’église luthérienne a concerné aussi bien ceux qui étaient dans la résistance que ceux qui étaient ralliés au nazisme. (cath.ch/cp/bh)

> Entre silences et non-dits, les protestants d’Alsace face au nazisme, Michel Weckel, Ed. Nuée bleue, 2024, 162 p.
> Ces protestants alsaciens qui ont acclamé Hitler, Michel Weckel, Ed. Nuée bleue, 2022, 198 p.

Un pasteur devenu passeur d’histoire
Né à Strasbourg, Michel Weckel, aujourd’hui 66 ans, a d’abord été pasteur en paroisse, puis dès 1987 et durant 20 ans responsable de la Cimade, une organisation de soutien aux migrants, réfugiés et sans-papiers. Il est devenu par la suite chargé de mission au sein de l’Union des Eglises protestantes d’Alsace et de Lorraine, avant de finir sa carrière en tant qu’aumônier à l’hôpital civil de Strasbourg. En 2021, il a commencé ses recherches sur les destins des protestants luthériens pendant la seconde guerre mondiale. Son travail et sa longue documentation lui ont permis de montrer l’importance d’évoquer ce passé, aussi inconfortable soit-il, pour en comprendre les effets sur l’histoire politique et sociale d’aujourd’hui. CP

Rédaction

Portail catholique suisse

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