Par Carole Pirker
Rachid Benzine n’est pas uniquement romancier. Il est aussi enseignant, politologue, islamologue et chercheur (voir encadré). Alors que vient d’être signé la première phase du plan de paix pour Gaza, son nouvel opus se déroule entre les pages jaunies des livres et les ruines fumantes de l’enclave palestinienne. Paru en août dernier, le roman, qui a déjà 14 traductions prévues, restaure l’humanité d’une population qui refuse la colonisation depuis plus de 70 ans.
Il raconte la vie de Nabil Jaber, un libraire à Gaza né en 1948, lors de la Nakba, l’exode forcé des Arabes palestiniens hors de leur terre. Inspiré de la tragédie du 7 octobre 2023 et de ses répercussions, le point de départ du récit est sa rencontre avec un photographe français. Le libraire lui confie le parcours chaotique de sa vie: violences, exil, camps de réfugiés… un témoignage qui s’inscrit dans l’épopée palestinienne, sur une période allant de 1948 à janvier 2025.
Pourquoi avez-vous choisi de passer par la fiction et d’aborder le conflit israélo-palestinien par la petite lucarne, celle de l’intime?
Rachid Benzine: parce que je me suis rendu compte que nos travaux de recherche ont de plus en plus de mal à toucher le grand public, car nous avons des sociétés de plus en plus polarisées, avec des réductions de la complexité du réel. Il m’a semblé que passer par l’intime et la littérature permettait de se mettre au service du sens. J’ai eu cette idée d’écrire un roman juste après le 7 octobre 2023, quand j’ai vu la réaction disproportionnée vis-à-vis des Palestiniens et de ce que vivent aujourd’hui les Gazaouis. Face à la déshumanisation à laquelle nous assistons, je me suis posé une question simple: qu’est-ce qu’un homme bon dans une guerre?
Au fond, ce roman est un acte politique?
Absolument, parce qu’il pose une autre question: est-ce que toutes les vies humaines se valent? On voit bien que ces deux poids, deux mesures finissent par déshumaniser tout le monde. Pour moi, il était aussi important de sortir de ce rapport de l’immédiateté de l’image et d’essayer d’inscrire ce qui est en train de se dérouler dans la durée. C’est ce que permet le récit et l’histoire. C’est la raison pour laquelle j’ai mis en scène ce libraire. Au contact d’un photographe français qui veut le prendre en photo en train de lire parmi les ruines, au seuil de sa librairie, il lui dit que derrière tout regard, il y a une histoire, une mémoire, un peuple. Et il lui demande s’il a envie d’entendre cette histoire.
« Face à la déshumanisation à laquelle nous assistons, je me suis posé une question simple: qu’est-ce qu’un homme bon dans une guerre? »
Mais pourquoi cet homme qui lit dans les ruines de Gaza?
Parce que pour moi, c’est l’image de quelqu’un qui résiste. Il lit parmi les ruines, parmi les bombes. Il fait ce geste radical de lecture qui dit: «On ne peut pas être réduit simplement à l’état de victime. Nous existons et nous existerons toujours».
Quel est le rôle du livre, de la lecture, des mots en temps de guerre, comparés au producteur d’images qu’est ce photographe?
À Gaza, on est passé d’une prison à ciel ouvert à un cimetière à ciel ouvert. Le rapport à l’image relève de l’immédiateté. Il vous introduit sans le contexte. Or aujourd’hui, le flot d’images déversé sur les réseaux sociaux finit par nous anesthésier. Il y a donc un danger. La lecture, elle, propose de s’inscrire dans une durée, de prendre du recul. Elle introduit une rupture dans le rapport à l’immédiateté, puisqu’elle met le lecteur dans un espace dans lequel le monde du texte qu’il est en train de lire se déploie devant lui. Il reconfigure la réalité. C’est surtout un lieu d’imagination et de résistance. C’est comme si la littérature devient ce lieu de résistance, pour garder cette irréductibilité de l’être humain.
La lecture est donc pour vous un acte révolutionnaire?
Oui, c’est un acte d’insubordination. Il y a quelque chose qui résiste dans le fait de voir quelqu’un plongé dans un livre, pendant que les autres sont sur leurs smartphones. J’aime dans les livres, cette épaisseur de l’existence humaine. Vous vous identifiez à ce libraire. La lecture est aussi le lieu de l’empathie et de l’attention par excellence. Pour connaître une région ou un peuple, il faut lire ses meilleurs écrivains, parce qu’ils vous donnent accès à l’âme humaine de ce peuple, à travers sa mémoire et sa poésie.
« Pour connaître une région ou un peuple, il faut lire ses meilleurs écrivains, parce qu’ils vous donnent accès à l’âme humaine de ce peuple. »
Pourtant, les livres n’arrêtent pas les bombes…
Ce n’est pas leur rôle. Les livres n’ont jamais arrêté les bombes. Nabil Jaber le dit, les livres sauvent en silence. Et ce qui sauve, c’est que l’esprit peut s’envoler. Les livres sauvent ce qu’il y a de plus humain chez chacun d’entre nous. Parce que face à l’effondrement des cadres, face à ce retour de la violence et de la force à laquelle nous assistons, il y a toujours chez l’être humain une peur de la mort. Et cette peur de la mort peut l’amener à faire des carnages et à oublier ce qui fait son humanité. Quand on cherche à vous déshumaniser, à vous enlever votre dignité, faire ce geste-là est ce qu’il y a de plus radical. Parce que vous mettez en avant votre dignité, votre humanité, cet espace intérieur que permet la littérature. Et cette intériorité n’est pas violable, n’est pas colonisable. C’est peut-être cela l’enjeu de cette radicalité.
Le libraire raconte sa vie au photographe. C’était aussi une façon de faire ressentir de façon plus incarnée l’histoire des Palestiniens?
Absolument. Quand vous parlez de 100’000 enfants qui meurent, ça ne veut plus rien dire. En revanche, raconter l’histoire d’un enfant, celle de ce libraire Nabil Jaber, c’est l’humaniser. Et c’est parce que vous l’humanisez que le lecteur peut se reconnaitre dans cet homme-là, et qu’il y a quelque chose de cette humanité chez cet homme qui finit par nous bouleverser: nous devenons soit ses frères, soit ses sœurs, comme s’il fallait passer par ce langage sensible que l’on trouve dans l’art, la littérature ou le cinéma pour pouvoir nous identifier. L’incarnation est véritablement le lieu de l’espace commun. C’est comme si la littérature devenait l’espace commun que les gens vont pouvoir partager.
Dans le parcours de Nabil, la thématique de la mort est omniprésente…
Oui, parce que toutes les familles palestiniennes depuis 1948 ont vécu ce rapport très violent de l’occupation, qui continue. Nabil va naître durant les déplacements des 700’000 Palestiniens dont on a brûlé les maisons. Il se retrouve plus tard à Jabaliya (le plus grand camp de réfugiés palestiniens existant, selon l’UNRWA, situé au nord de la bande de Gaza, ndlr), un camp de réfugiés aux conditions très difficiles, avant de revenir à Gaza. Et donc on a 1948, 1967, avec la guerre des six jours, on a la première Intifada, où Nabil prend les armes car son petit-fils est tué. Il se retrouve durant 20 ans en prison. J’ai voulu retracer 70 ans de l’existence de ce peuple, jusqu’en janvier 2025.
Vous faites naître ce libraire d’une mère musulmane et d’un père chrétien. Pourquoi ce choix?
Pour ne pas effacer une grande part de la réalité de la Palestine, qui était aussi liée à des mariages mixtes. C’était important que ce soit un homme qui appartienne à plusieurs mondes, qui mélange à la fois les versets des sourates du Coran avec les Psaumes de la Bible, et aussi qu’il convoque Job…
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Justement, une religieuse offre à Nabil le livre de Job, qui est selon lui le reflet de sa propre vie et de la douleur interminable de sa condition. Qu’est ce qui va sauver le jeune Nabil?
Ce qui le sauve, c’est d’abord de trouver dans le livre de Job un frère qui traverse le même type de souffrance. Parce que la question du mal que pose le livre de Job, une fois qu’il a perdu sa femme, ses enfants, son bétail, est : « Qu’est-ce qui fait que les Justes sont aussi touchés?»
Il fait donc un parallèle entre Job qui dit: «Pourquoi moi?», et les Palestiniens qui disent: «Pourquoi nous?»
Absolument, parce que l’existence humaine ne sait pas ce qu’est la justice. Elle sait ce qu’est l’injustice. Et en cela, le livre de Job est universel. Avant, Nabil avait un rapport à la lecture qui pouvait être de loisir, de culture. Là, la lecture devient pour lui une mission: c’est elle qui va le sauver face à cette souffrance.
En parlant de Gaza, vous écrivez «Cette terre est une litanie de représailles sur représailles, de haine empilée, de tristesse recouverte de tristesse». Gardez-vous l’espoir que cette terre retrouve un jour la paix et la réconciliation?
Dans ce pays où des massacres et des crimes de guerres sont commis tous les jours, vous n’avez pas d’autre luxe que de continuer à espérer. Je trouve que le peuple palestinien nous donne une leçon incroyable de résilience, malgré toute la violence qu’il subit. Ici en Occident, nous préférons détourner le regard. C’est comme si nous avions consenti à la violence. Fassin parle de défaite morale et je crois que c’est cela qui est en cours (le sociologue français Didier Fassin parle de défaite morale dans Une Étrange défaite, qui étudie les ressorts du consentement du monde occidental à l’anéantissement de Gaza, ndlr). Et ça va être très difficile de pouvoir reconstruire après cette défaite morale, parce que lorsque nous allons avoir accès à tout ce qui a été fait dans cette bande de Gaza, il y aura une très, très grande honte de l’humanité. (cath.ch/cp/bh)
L’homme qui lisait des livres (2025) Ed. Julliard, août 2025, 128 p.
Rachid Benzine, un homme de dialogue
Né le 5 janvier 1971 au Maroc, Rachid Benzine vit en France depuis l’âge de sept ans. Islamologue, politologue et enseignant franco-marocain, il est aussi romancier et dramaturge, et l’une des figures importantes de l’islam libéral francophone. Après un diplôme d’études approfondies en sciences politiques et une maîtrise en économie, il lance avec le Père Christian Delorme le dialogue islamo-catholique. En 2018, il remporte le prix littéraire de la Conférence catholique des baptisés francophones pour son livre co-écrit avec la rabbin Delphine Horvilleur, Des mille et une façons d’être juif ou musulman (Ed. du Seuil, 2017). En fiction, il explore des thèmes familiaux, comme dans Les Silences des pères (Seuil, 2023). CP
Rédaction
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