De retour à Genève, sa ville natale, après des années d’absence, Carol Beytrison est devenue en l’espace de trois ans aumônière des prisons de Champ-Dollon et de la Brenaz, vierge consacrée et, depuis septembre 2025, adjointe de Fabienne Gigon, la représentante de l’évêque pour la région diocésaine de Genève. Elle vit son engagement spirituel auprès des détenus du canton avec à la fois ardeur et sérénité.
Travailler en milieu fermé n’est pas donné à tous. Pourquoi avoir choisi l’Aumônerie œcuménique des prisons (AOP)?
Carol Beytrison: C’est vrai, c’est un univers fermé, où se vit une certaine forme de violence, où l’on peut entendre des cris, des alarmes, même si nous ne sommes jamais inquiétés en tant qu’aumôniers. J’ai commencé par un stage. Quand on travaille en prison, on se rend vite compte si on est fait pour ça.
J’avais eu, en Bretagne, une expérience en milieu d’Église avec des jeunes abîmés par la vie, avec un parcours compliqué. Ils avaient connu la rue ou des violences dans leur famille, mais ils avaient fait, chacun à sa manière, une rencontre forte avec le Christ et ils avaient envie de mieux connaître sa Parole. J’avais eu beaucoup de plaisir à me mettre au service de cet élan de vie. Or quand je suis venue me présenter à l’Église à Genève, avec le souhait de travailler avec des populations marginalisées, la responsable de l’aumônerie des prisons s’apprêtait à prendre sa retraite. Intégrer l’équipe m’a paru naturel.
Où se passent vos rencontres avec les détenus? Allez-vous les voir dans leurs cellules parfois pour présenter vos offices?
Non, nous n’avons pas accès aux cellules, et cela fonctionne surtout par le bouche-à-oreille. Nos entretiens se déroulent dans des bureaux que nous avons dans les centres de détention, que nous avons pu aménager pour en faire des lieux chaleureux.
Les rendez-vous sont toujours pris sur demande des détenus. Nous ne pouvons pas en prendre l’initiative, même quand quelqu’un de l’extérieur nous le demande. C’est pour éviter tout ce qui s’apparenterait à du prosélytisme, d’autant plus que beaucoup de musulmans font appel à nos services.
Les personnes qui vous contactent sont-elles animées par une recherche de sens ou cherchent-elles plutôt un espace de parole?
C’est variable. Quand j’ai débuté, plusieurs jeunes de Champ-Dollon sont venus me voir avec une motivation spirituelle. D’autres viennent parce qu’ils ont besoin de sortir de leur cellule et de parler. J’ai assez vite compris que l’aumônerie est aussi un lieu d’humanisation. On peut toujours accompagner les personnes, même sans parler de religion ou de spiritualité. Le simple fait d’être dans une relation d’humain à humain est déjà important pour eux.
Et pour ceux qui le désirent, on discute de Dieu. Les musulmans parlent souvent plus spontanément de leur relation à Dieu, de l’importance de la prière et de la nécessité de réparer leurs actes à la sortie, par des aumônes aux pauvres par exemple.
Chez les chrétiens, la question de la rédemption revient aussi. Certains se demandent si Dieu peut leur pardonner leurs actes, s’ils ont encore le droit de prier. Heureusement, il y a des passages dans la Bible très parlants à ce sujet, comme le bon larron à qui Jésus dit: «aujourd’hui tu seras avec moi au paradis». C’est un beau message d’espérance pour quelqu’un qui est en prison!
Dans l’évangile de Matthieu (25-36), Jésus a cette phrase: «J’étais en prison, et vous êtes venus vers moi.» Que signifie-t-elle pour vous?
Jésus s’identifie aux prisonniers et c’est très touchant. Une des souffrances des personnes détenues, c’est d’avoir le sentiment d’être méprisées, mises à l’écart, oubliées de ceux et celles qui vivent à l’extérieur. Or le Christ pense à eux. Il ne les oublie pas! En tant qu’aumôniers, c’est ce que nous désirons transmettre aux détenus. Quoique vous ayez fait, vous êtes aimés par Dieu et vous valez la peine que quelqu’un vienne à votre rencontre.
Le regard que le Christ pose sur chacun est toujours un regard qui élève. Il est important de le leur transmettre pour les aider à retrouver leur dignité. J’essaye de leur montrer toutes les choses positives qu’ils ont fait dans leur vie. Je suis très ›paroles encourageantes’, elles font tellement de bien!
Une autre thématique forte, qui revient souvent durant les entretiens et les ateliers que nous organisons, c’est que le Christ est venu pour que nous soyons libres. On peut cheminer vers la liberté tout en étant dans un lieu fermé. En tant qu’aumônier, nous sommes désireux d’aider les détenus à faire émerger leur liberté intérieure, à en prendre soin, même en prison, dans le présent de leur vie. Malgré la culpabilité, la colère…
« Vous sommes désireux d’aider les détenus à faire émerger leur liberté intérieure, à en prendre soin, même en prison »
Il y a un parcours spirituel à faire pour aider la personne à réaliser qu’elle n’est pas que ce qu’elle a fait. C’est important qu’elle prenne conscience de la gravité de l’acte qu’elle a posé mais que sa vie ne s’arrête pas là. Finalement, c’est plus compliqué avec ceux qui restent dans le déni et n’assument pas leurs responsabilités.
Ces hommes et ces femmes ont été jugés par les autorités judiciaires et mis à l’écart de la société. La possibilité que vous leur offrez d’accéder à un espace de non-jugement est donc particulièrement important?
Oui, et ils l’expriment très bien. Déjà, ils n’ont plus l’impression d’être dans la prison. C’est un lieu où règnent la bienveillance, la confiance et le secret professionnel. Ils savent que rien de ce qui se dit au sein du bureau de l’aumônerie ne sera relayé ailleurs. C’est très précieux dans ce milieu. Même avec un codétenu avec qui ils s’entendent, ils ne sont jamais sûrs que ce qu’ils confient ne sera pas ensuite utilisé contre eux ou répandu plus loin.
N’y a-t-il jamais des demandes d’informations de la part du barreau?
Si cela se produit, c’est plutôt sur demande du détenu ou de son avocat. Nous évitons de témoigner devant un tribunal pour ne pas être confronté à des questions qui relèvent du secret professionnel. C’est vite fait de franchir la ligne quand on est interrogé par des professionnels du monde judicaire! La ligne que l’AOP s’est donnée, c’est de se limiter à des attestations de suivi en aumônerie, après accord de la personne concernée.
Vous récoltez de nombreuses confidences. Comment vous positionnez-vous par rapport à leurs peines? Pouvez-vous vraiment rester neutre?
Je suis très heureuse que nous n’ayons pas à décider du vrai ou du faux, de la validité ou pas d’un jugement! Parce que, c’est vrai, un lien s’établit avec ces personnes, même si on ne peut pas parler d’amitié étant donné que tout se déroule dans un cadre précis. J’en accompagne certaines depuis que je suis arrivée, avec des entretiens parfois hebdomadaires et qui durent trois-quarts d’heure.
Il faut être bien connecté à ses propres émotions pour éviter de réagir trop spontanément. On pourrait, par exemple, se sentir révoltée face à telle ou telle situation qui n’avance pas plus vite. Mais notre position doit être neutre. L’idée n’est pas de surenchérir ni de se mettre du côté du détenu. Il s’agit juste d’accueillir sa colère et qu’il puisse l’exprimer.
Certaines personnes qui entrent en détention sont vraiment seules. C’est une peine supplémentaire?
Oui, pour ceux qui ne bénéficie pas d’un réseau extérieur ou qui ne parlent pas français, c’est encore plus compliqué, même si la solidarité se joue entre les détenus. On leur propose de contacter l’ASVIDET, l’association des visiteurs et visiteuses en prison, avec qui nous sommes en lien, pour qu’ils aient au moins une visite régulièrement. Cela participe vraiment à l’humanisation.
Y a-t-il des gens qui recherchent votre aide une fois sortis de prison?
En fait, certains formulent cette demande quand ils y sont encore. Ils ne savent pas comment va être leur vie à l’extérieur. Finalement, une fois dehors, ils retrouvent leur famille, leurs amis, et ils ont surtout envie de passer à autre chose. De notre côté, nous les préparons à leur sortie en leur donnant les noms d’institutions qui peuvent prendre le relais.
Récolter toutes ces confidences et travailler derrière les barreaux doit être éprouvant. Comment vous ressourcez-vous?
Quand je sors de l’établissement, je marche un peu à pied. Cela me laisse le temps de laisser la prison derrière. J’ai intégré assez rapidement qu’il était inutile que je ramène tous ces problèmes à la maison. Le fait que je n’ai pas le droit de faire des démarches dehors pour assister les détenus m’aide beaucoup à prendre de la distance.
Il y a néanmoins des situations qui me touchent plus, quand j’accompagne des personnes qui ont des enfants par exemple. Ou quand quelqu’un en prison perd un proche et s’effondre. J’ai perdu mon père il y a deux ans, mais j’ai pu l’accompagner durant des semaines, au jour le jour. Tant qu’on n’est pas entré dans le système carcéral, on ne se rend pas compte à quel point c’est violent, traumatisant même, d’être coupé de ses proches, de ses enfants.
Paradoxalement, je ressens toutefois beaucoup de joie à la fin de ma journée. Non pas parce que je sors de la prison, mais parce que j’ai pu offrir aux détenus un espace où ils ont pu être eux-mêmes et évoquer avec eux ce qui leur fait du bien. (cath.ch/lb)
L’Aumônerie œcuménique des prisons (AOP) de Genève
Elle regroupe les aumôniers mandatés par les diverses Églises chrétiennes du canton. Les aumôniers assurent une présence dans les centres de détention de Genève, soit Champ-Dollon et la Brenaz – où ils assurent des célébrations tous les dimanches -, Curabilis et la Clairière. Ils assurent aussi des permanences quotidiennes pour des entretiens personnels et proposent des activités en groupe (partages bibliques, soirées ciné-débat, ateliers artistiques).
L’AOP est actuellement composée d’une équipe de cinq personnes, incluant un prêtre, le jésuite Béat Altenbach. Côté catholique, la co-responsabilité du service est assurée par Carol Beytrison et Véronique Bregnard. Ce service ne disposant pas d’un aumônier musulman, l’équipe œcuménique assure aussi une présence auprès des détenus musulmans, qui composent près de 70% de la population carcérale de Champ-Dollon et de la Brenaz. Un imam, bénévole, organise des prières le vendredi.
Comme tout agent pastoral, côté catholique, les aumôniers des prisons suivent une formation biblique et théologiques de base. Ils reçoivent en outre une formation à l’écoute centrée sur la personne. LB
Lucienne Bittar
Portail catholique suisse
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