Gabrielle Desarzens – Adaptation: Carole Pirker
Dans les Évangiles, on voit souvent Jésus partager un temps de table. En France, depuis l’élan suscité par le projet Diaconia 2013 (voir encadré), de nombreuses communautés cherchent à raviver cette pratique essentielle des premiers chrétiens.
Dans sa paroisse de Beaugency, entre Orléans et Blois, Laure Blanchon (voir encadré) pratique ces repas communautaires. Selon elle, ils anticipent sur terre la promesse du Royaume et en permettent déjà la célébration. À l’heure où le pape Léon XIV appelle les fidèles à considérer l’aide aux pauvres comme une rencontre fondamentale avec Dieu, son livre regorge de témoignages qui attestent de l’enrichissement qu’ils produisent.
Selon vous, les tables paroissiales s’ouvrent davantage aux plus démunis. Est-ce vraiment un mouvement que vous observez?
Laure Blanchon: Oui, en France, dans un certain nombre de lieux et de diocèses, les paroissiens ouvrent leurs salles et quelques-uns viennent partager un repas avec des personnes sans abri, pour qu’elles dinent au chaud et de manière cordiale. Quelques autres viennent y dormir dans des sacs de couchage.
«Il s’agit de leur permettre de sortir de l’isolement, en leur offrant des occasions de socialiser»
En Île-de-France, par exemple, ce type d’initiatives s’est beaucoup développé, mais chaque région essaye de le faire à sa façon. À Marseille, par exemple, qui connaît une réalité multireligieuse et multiculturelle, il existe des fêtes de voisinage en bas d’une barre HLM, avec des repas pour tous.
Quels conseils donneriez-vous pour mettre sur pied de tels repas?
Il me semble très important d’associer dès le début du projet une ou deux personnes en situation de précarité, avec qui on a tissé un lien de confiance et de leur demander ce qu’elles verraient comme moment partagé. Un café? Un goûter? Un apéritif? Un repas? – L’idée est qu’elles se sentent à l’aise, car on a quand même des repères assez différents les uns des autres. Réfléchir ensemble, à trois ou quatre, élargit la manière de voir et permet de mieux prendre en compte la diversité des personnes et des besoins.
Quel est le but de ces repas, où sont invités des personnes démunies?
Il s’agit de leur permettre de sortir de l’isolement, en leur offrant des occasions de socialiser. Parce que dans nos sociétés occidentales, les personnes très marquées par la grande pauvreté sont écrasées par une sorte de honte. Elles ont tendance à se replier et à rester chez elles.
Le premier enjeu de ces repas est donc de leur redonner ce goût d’être ensemble. Si elles constatent que ce n’est ni dangereux, qu’elles n’ont pas été humiliées ou rejetées, et qu’elles se sont senties dignes et bienvenues, comme un membre à part entière de la communauté, elles se disent alors qu’elles peuvent revenir, pour continuer à vivre cette rencontre.
De qui parlez-vous exactement, lorsque vous parlez de personnes démunies?
D’hommes et de femmes qui vivent des situations de pauvreté économique objective, qui cumulent des défis d’accès à la socialisation et à l’éducation. De personnes qui n’osent par exemple pas participer au conseil du village ou à une fête de voisins. Beaucoup d’entre elles cumulent des fragilités psychiques, parfois des formes de handicap, qui les poussent au bord du chemin. Au lieu de les laisser dehors, à faire la manche, ces tables communautaires les mettent au contraire au centre de la fête.
Est-ce que vous arrivez à vous mettre à leur place?
Quand je parle avec des jeunes femmes issues de ce monde de la misère, elles me disent que je ne peux pas comprendre. Celles qui sont enceintes, par exemple, vivent dans la peur qu’on leur arrache leur bébé, sitôt né, pour le placer en institution. C’est horrible pour une mère de vivre toute sa grossesse dans cette angoisse. Ou pour un père d’être toute la journée à se demander comment il va pouvoir ramener assez d’argent pour nourrir sa famille. Chaque fois qu’il cherche du travail, on lui dit qu’il n’a pas les bons diplômes.
«J’essaie d’enrayer la spirale et de provoquer des occasions de rencontres bienfaisantes»
Cet écrasement par l’échec de tout ce qu’il essaye de mettre en place, le fait de vivre dans des logements très exigus, avec des défis d’accès à l’alimentation, des corps fragilisés, qui tombent malades… tout se cumule. La grande pauvreté, c’est ce cumul, avec la confiance en soi, en l’autre, dans les institutions et dans le lien social qui se fissure: les personnes se mettent en retrait, ce qui aggrave encore leur isolement et leur précarité. C’est une spirale infernale. J’essaie d’enrayer la spirale et de provoquer des occasions de rencontres bienfaisantes.
Est-ce quand même une expérience que vous souhaitez à tous les chrétiens?
Bien sûr, même si les premières fois, ça fait peur, car on ne connaît pas les gens, ni leurs repères et leur manière de vivre. Mais eux ne nous connaissent pas non plus! Ils ont tout aussi peur que nous. Mais dans la rencontre, il se passe quelque chose de l’ordre de la grâce. Il faut oser la rencontre, parce que c’est cadeau, ensuite.
Avez-vous un souvenir qui vous a marqué?
Oui, je pense à Hubert, un monsieur de notre groupe de Beaugency, qui a commencé à venir en novembre de l’année dernière. Il marchait alors tout courbé, la tête repliée, avec le menton presque appuyé sur la poitrine. Jamais, il ne relevait la tête pour croiser le regard. On ne connaissait pas le son de sa voix. Et puis, il a commencé à venir et en mars, on lui a fait un gâteau avec des bougies, pour son anniversaire. C’était la première fois que quelqu’un fêtait son anniversaire. Je lui ai dit qu’on allait trinquer pour sa fête. Il a relevé la tête, m’a regardé droit dans les yeux, a pris la bouteille et a donné à boire à chacun. Et après avoir redressé la tête, il a levé son verre. Il n’a pas parlé, mais il a levé son verre et tout le monde l’a imité. Le mois suivant, il est arrivé, la tête relevée, avec un sourire jusqu’aux oreilles. Et depuis, Hubert a la tête haute et il parle. La résurrection continue à se déployer…
Si c’est dans l’ADN de l’Église d’ouvrir ses portes pour vivre ces repas communautaires, pourquoi les paroisses ne les pratiquent-elles pas toutes?
Je pense que c’est dans l’ADN de l’Évangile, pas de l’Église. C’est appelé à être dans l’ADN de l’Église et de toutes les paroisses. On est en chemin. Des lieux ont commencé et le font beaucoup, et d’autres n’ont pas encore commencé à s’y risquer. Dans ma paroisse à Beaugency, on a commencé à trois et on est aujourd’hui plus de vingt.
Dans les textes bibliques, on trouve plusieurs histoires de repas autour de la figure de Jésus, où l’on est invité à quitter l’entre soi pour s’ouvrir à l’altérité des vies et des points de vue. Est-ce ça, le secret? Un décentrement de soi?
Le décentrement de soi est la conséquence. Jésus nous propose de faire l’expérience qu’il est bon d’être ensemble avec les autres, dans leur altérité. Cela nous amène à quitter l’entre-soi et à élargir l’espace de la rencontre. Jésus veut nous initier à ça, car la représentation traditionnelle de ce qu’est la plénitude de vie en Dieu à la fin des temps, c’est ce repas partagé tous ensemble. Donc là, en fait, on est à l’entraînement! (cath.ch/gd/cp/rz)
À table avec Jésus. Les pauvres au centre de la fête, Ed. Salvator, 2025, 238 p.
Laure Blanchon, une religieuse et théologienne parmi les très pauvres
Née en 1973 à Paris, Laure Blanchon entre en 1995 chez les Ursulines de l’Union romaine, une congrégation religieuse catholique internationale qui se consacre à l’éducation et à l’apostolat. En 2006, elle est envoyée au Sénégal, avant de rentrer à Paris où elle effectue un master, puis un doctorat de théologie aux Facultés Loyola Paris (2007-2013). Titulaire de la Chaire Jean Rodhain, elle y enseigne aujourd’hui la théologie dogmatique et pratique. Elle s’engage depuis longtemps auprès des très pauvres, comme le reflètent aussi ses précédents livres, tous deux publiés en 2017, Voici les noces de l’Agneau (Ed. Lessius), et Récits de vie des plus pauvres (Ed. Salvator). CP
Le projet «Diaconia 2013»
Projet de l’Église catholique en France, initié en janvier 2011 par la Conférence des évêques de France, il a donné lieu à un rassemblement national de 12’000 personnes à Lourdes, du 9 au 11 mai 2013, avec pour objet de partager les démarches mises en place en faveur des personnes pauvres, ou en situation d’exclusion sociale. Ce rassemblement a engendré de nouvelles propositions ecclésiales et caritatives, et a encouragé à la créativité dans l’accompagnement des personnes marginalisées en France. CP
Rédaction
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/laure-blanchon-manger-ensemble-cest-partager-la-vie/