L’affaire de la nomination, en été 2025, au poste de chancelier du diocèse de Toulouse d’un prêtre condamné pour abus sexuels sur mineurs a suscité un vif émoi dans l’Église et la société françaises. Elle a soulevé la question très peu discutée jusqu’alors de la réintégration des prêtres reconnus coupables d’abus sexuels. Entre respect des victimes, devoir de miséricorde et justice restaurative, Carmen Avila, déléguée pour la prévention du diocèse de LGF, et Thierry Collaud, professeur émérite d’éthique à l’Université de Fribourg, échangent leurs points de vue.
« Face à une blessure profonde, personne ne peut être forcé au nom du Notre Père, de la justice ou de la charité à pardonner. » Mari-Carmen Avila
Dans la prière du ‘Notre Père’, les chrétiens disent: «Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés». Peut-on mettre des limites à cette injonction?
Mari Carmen Avila: J’ai été confrontée moi-même à cela par l’histoire de institution à laquelle j’appartiens. Jésus ne nous dit pas de pardonner à tout prix, n’importe comment. Face à une blessure profonde, personne ne peut être forcé au nom du Notre Père, de la justice ou de la charité à pardonner. C’est une démarche longue à la fois spirituelle et psychologique.
Je pense que l’on pourrait aussi parler de ‘degrés’ de pardon: sur la Croix Jésus ne pardonne pas lui même à ses agresseurs, il demande à son Père de leur pardonner parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, c’est différent.
Thierry Collaud: Le devoir de l’Église est de créer des espaces où ce pardon puisse surgir comme une grâce. Le pardon ne peut être prescrit. Il n’est pas une simple parole dite à un moment donné, mais un processus. En disant à la victime tu dois pardonner, on crée chez elle une culpabilité. Il faut être dans la patience et admettre le temps long avec la possibilité d’allers-et-retours et l’existence d’éléments perturbateurs.
Le pardon n’est ni l’oubli, ni l’excuse. Pour pardonner, la condition est de reconnaître de part et d’autre l’acte mauvais. Il faut un accord sur cette mémoire commune. Pardonner ne veut pas dire renoncer à juger l’acte en disant: ‘On n’en parle plus’. Ce qui revient à du déni. Cela nécessite un vrai travail.
Et du côté de la victime?
CA: Lorsqu’on a subi un abus, cela peut prendre beaucoup de temps jusqu’à parvenir à en parler. Souvent les personnes victimes d’abus ressentent une culpabilité personnelle qui découle de l’impression d’avoir une responsabilité dans ce qui leur est arrivé. Or il est important de rassurer la personne et de lui faire comprendre que, si elle est victime, elle n’est pas coupable. Ensuite il lui faudra s’approcher de l’Église ou d’un service d’aide aux victimes indépendant.
Logiquement l’auteur de l’abus devrait aussi entrer dans cette démarche de reconnaissance. Ce qui souvent s’avère une démarche difficile à accepter et à vivre pour eux. L’auteur d’abus reste dans le déni ou la minimisation. Ces deux processus devraient converger. L’auteur de l’abus doit donner à la victime un ‘motif’ pour donner le pardon et accepter les excuses. Mais j’avoue que je ne l’ai jamais vu!
Le déni est un mécanisme de défense psychologique.
TC: Face à cela on balbutie, y compris dans la société civile. Comment l’Église, qui se veut experte en humanité, peut-elle faire recirculer la parole entre toutes les parties: la victime, l’auteur, la communauté et enfin la société globale? Pendant trop longtemps sur les abus on n’a entendu personne, ensuite on a entendu les victimes, puis l’Eglise-institution, un peu, mais on n’a quasiment rien entendu venant des auteurs d’abus et des communautés impliquées.
« Il faut oser regarder la faute en face, condition pour que son auteur puisse être accompagné sur un chemin de rémission. » Thierry Collaud
CA: Lorsque nous recevons une victime avec l’évêque, la première démarche est une reconnaissance de son état de victime et une demande de pardon au nom de l’Eglise. Cela peut déjà apporter un soulagement. Dans certains cas, une rencontre avec l’auteur de l’abus peut être envisagée mais face au probable déni de la situation cela n’est pas possible. Les cas de certaines victimes nous ont montré que d’autres gestes sont possibles comme se rendre ensemble sur le lieu de l’abus ou rencontrer une personne appartenant au même ordre religieux que l’abuseur et portant le même habit.
La doctrine catholique dit qu’il faut toujours distinguer l’acte de la personne
TC: On ne reste pas toute sa vie lié à sa faute. Je suis toujours frappé que les évangiles et les premiers chrétiens n’aient pas hésité à raconter le reniement de Pierre qui était pourtant un des piliers de l’Église. Quant à Paul, il s’était d’abord fait connaître comme persécuteur de chrétiens. Il faut oser regarder la faute en face, condition pour que son auteur puisse être accompagné sur un chemin de rémission.
Il faut travailler les principes d’une justice restaurative et faire preuve de créativité. L’Église a été obligée de se conformer au cadre de la justice pénale, c’est très bien. Un procès permet à la victime d’être reconnue, d’obtenir un dédommagement et d’infliger au coupable une peine correspondant au mal qu’il a commis. Mais l’Église doit-elle s’arrêter là? Ne devrait-elle pas développer ses spécificités propres pour ou aller plus loin en termes de réparation, de pardon et de réintégration?
CA: En effet dans certains cas la peine maximale du renvoi de l’état clérical peut ou doit être envisagée. Mais faut-il faire moins ou plus? L’auteur d’abus qui sort d’un parcours judiciaire voit sa vie détruite parce qu’il ne sera plus du tout accepté dans le milieu ecclésial, voire dans la société civile si son cas est connu. A quelles conditions peut-on, doit-on imaginer une réintégration? Bien sûr en évitant de le mettre dans des conditions où il pourrait rechuter. Mais nous n’en sommes encore pas là.
« Lorsqu’un prêtre est écarté parce qu’une enquête canonique a été ouverte contre lui, on ne peut pas dire à sa communauté qu’il est malade ou en vacances. » Mari-Carmen Avila
Une réintégration exige un accompagnement personnel.
TC: On pourrait se pencher sur l’expérience des groupes d’accompagnement en Amérique du nord des auteurs d’abus condamnés et ayant purgé leur peine. Des communautés chrétiennes, au nom de leur foi, ont accepté de prendre en charge des ›repris de justice’ pour travailler à leur réintégration sociale et religieuse. Elles ont obtenu des résultats qui peuvent nous interpeller. C’est un processus dynamique qui exige de la patience. Je pense que l’on peut parler de miséricorde en acte.
Le but de la justice dans son sens plénier est de guérir les blessures, de reconstruire des liens. Sans minimiser aucunement les blessures des victimes, on peut se demander dans quelle mesure l’auteur de l’abus est lui aussi un être blessé, consciemment ou inconsciemment, par la honte, la conscience du mal commis et la culpabilité. On peut ici voir une analogie avec les violences conjugales. Si on ne chemine pas avec l’auteur des violences, il sera très difficile de les prévenir.
Un des enjeux pour l’Église est aussi celui de la communication.
CA: C’est très délicat. Lorsqu’un prêtre est écarté parce qu’une enquête canonique a été ouverte contre lui, on ne peut pas dire à sa communauté qu’il est malade ou en vacances. En outre il faut respecter la présomption d’innocence. Il faut aussi se souvenir qu’un auteur d’abus peut par ailleurs être très apprécié de sa communauté. S’il jouit d’une personnalité charismatique, la tendance est à le mettre sur un piédestal et d’avoir des membres de sa communauté qui prennent sa défense. Ce qui le poussera certainement à ne jamais admettre qu’il s’est trompé et qu’il a dévié.
TC: Ne rien dire est déjà dire quelque chose. Communiquer ne signifie pas lancer une information dans l’espace public. On a besoin d’une parole et de paroles qui circulent dans l’attention à ce qui est provoqué chez l’autre. C’est une recherche subtile pour sortir d’une fausse naïveté où on aurait le choix entre dire et ne pas dire.
Pourrait-on, devrait-on imaginer des rituels de repentance?
TC: Un rituel est certainement utile, mais il ne clôt pas l’histoire. Pour parler autrement, un coup de goupillon ne suffit pas, il faut qu’il réponde à une demande. Je resterais prudent. Le risque est grand de faire une belle cérémonie et de se dire que ›maintenant tout est en ordre’. Il faudrait plutôt parler de chemin ritualisé.
CA: Cela n’a rien de magique. Il faut savoir ce que l’on attend. Quels sont les besoins de la victime, de la communauté, le cas échéant de l’auteur de l’abus? Mais trop de silence est préjudiciable à la communauté qui est une victime collatérale de l’abus. Je tiens à préciser que le vrai pardon est aussi une grâce accordée par Dieu, nous ne pouvons que favoriser la grâce et ne pas l’empêcher de toucher la personne.
« On pourrait s’inspirer de l’expérience des communautés monastiques et de leur manière de gérer le parcours péché-aveu-pardon-pénitence et réintégration. » Thierry Collaud
Dans son histoire, l’Église a développé des processus de pénitence.
CA: Oui l’Eglise avait développé cette notion de pécheur public. Mis formellement à l’écart, il devait accomplir un certain nombre d’actes pour lui permettre de revenir au sein de la communauté.
TC: On devrait s’inspirer de ces exemples historiques, même si on ne peut pas les transposer tels quels. On pourrait aussi se laisser instruire par l’expérience des communautés monastiques et leur manière de gérer le parcours péché-aveu-pardon-pénitence et réintégration.
Ce qu’il faut voir c’est que l’abusé et l’abuseur mettent la communauté mal à l’aise. De manière terrible on en arrive à penser qu’on serait mieux s’ils disparaissaient. Cela se traduit par la mise à l’écart ou une inclusion boiteuse dans la vie communautaire qui les laissent dans un statut ›flottant’ où personne n’assume leur prise en charge.
Comment parvenir à gérer ces ‘prêtres flottants’?
CA: Je passe un bonne partie de mon temps à leur courir après! C’est pour cela que le diocèse est en train de mettre en place le ‘celebret’ électronique. Cette carte d’identité dotée d’un QR Code permet aux responsables autorisés de connaître le statut légal d’un prêtre et s’il est soumis à des restrictions de ministère tout en respectant sa réputation. Certains auteurs d’abus, qui vivent dans le déni, continuent de chercher à exercer des ministères sans autorisation de l’évêque. Cette ‘surveillance’ est aussi un acte de charité pour le remettre à la place qui est la sienne.
« J’ai constaté qu’être retiré du ministère peut être perçu comme une blessure très profonde. » Mari Carmen Avila
Actuellement dans le diocèse de LGF, je souhaiterais que les prêtres sous sanctions ou sous surveillance soient pris en charge par les régions diocésaines pour éviter qu’ils ne deviennent gyrovagues c’est-à-dire sans attachement et sans contrôle, ni accompagnement. En outre j’ai constaté qu’être retiré du ministère peut être perçu comme une blessure très profonde. Souvent les auteurs développent alors un fort ressentiment contre l’évêque qui devient coupable de la disgrâce qu’ils se sont fabriquée eux-mêmes. Cela rend très difficile l’accompagnement. Ils acceptent un peu mieux que je les suive en tant que femme laïque.
Il faut aussi considérer que tous les auteurs d’abus ne sont pas des pédophiles pervers.
TC: Dans l’opinion publique on associe trop vite abus et perversité, en désignant les coupables comme des monstres. On ›aime’ bien les monstres parce que le monstre ce n’est pas nous. En expulsant le monstre de la communauté, on croit avoir résolu le problème. Non.
Le risque de récidive demeure.
TC: On sait que le risque de récidive chez les auteurs d’abus dépend de leur intégration sociale et de leur estime de soi. Ils sont souvent des ‘électrons libres’ dans un isolement social important. Leur réintégration communautaire accompagnée dans un cadre bien défini fait aussi sens pour la prévention.
CA: Il m’est arrivé de proposer à un prêtre un discernement, mais je me suis heurtée à un refus absolu. Dans ce cas là, il ne reste que les interdictions. C’est plutôt plus facile avec un prêtre qui a été condamné par la justice civile car les faits ont été établis. C’est plus délicat lorsque la personne a bénéficié d’un non-lieu pour cause de prescription. On peut certes demander à Rome la levée de la prescription, mais le mis en cause peut nous attaquer pour non respect de la présomption d’innocence voire pour diffamation.
Un autre domaine d’action est évidemment celui de la prévention.
CA: Nous insistons beaucoup dans le diocèse de LGF pour dire que la prévention consiste à changer notre regard. Tout le monde en est responsable. Il ne nous faut attendre aucune solution miracle qui viendrait de l’extérieur.
Le code de conduite lancé il y a un an dans le diocèse et que chaque agent pastoral doit signer sert à présenter un terrain commun pour la prévention et le dialogue. Je l’ai déjà appliqué sept ou huit fois pour signaler à des prêtres et à des laïcs des situations problématiques relevant surtout de l’abus de pouvoir et du cléricalisme. Dire à quelqu’un: ‘Cela ne va pas tu ne peux pas continuer ainsi’ est un acte de responsabilité.
Cela a porté ses fruits, même si je passe beaucoup de temps à régler des conflits. Si nous constatons une absence de volonté de changement ou une incapacité à le faire, il reste la possibilité de l’avertissement puis de la sanction.
Je pense que l’accompagnement des auteurs d’abus devrait venir des communautés locales à travers les conseils de communauté voire les conseils de paroisse qui sont plus proches des situations qui se vivent et peuvent trouver des solutions adéquates. Si nous comprenons que la prévention d’abus et une affaire de tous, alors les communautés mûriront et pourront accompagner les membres qui dysfonctionnent toujours en contact avec les autorités diocésaines. Mais nous ne sommes pas encore préparés à faire ça, on doit y travailler.
« Il ne faut pas se faire d’illusions. Des abus, il y en aura toujours. L’Église des purs est un fantasme. » Thierry Collaud
On sait aussi que le risque zéro n’existe pas.
TC: Il ne faut pas se faire d’illusions. Des abus, il y en aura toujours. L’Église des purs est un fantasme. Il faut apprendre à prévenir, mais aussi à gérer la faute. Dans l’imagerie commune, le prêtre reste toujours un être à part qui ne peut pas se rendre coupable d’abus ou de mensonge. Dès le premier dérapage, il faut pouvoir le lui dire, et si nécessaire, le dénoncer. Il faut casser la spirale de l’auto-entretien de la faute qui consiste à penser ‘puisque personne ne me dit rien, ça n’est probablement pas si grave’. Un système souvent confirmé par le mésusage du sacrement de la réconciliation qui fonctionnerait comme une ‘machine à laver’.
CA: Récemment un prêtre m’a déclaré: ‘J’ai x ans de sacerdoce et personne ne me l’avait jamais dit’. On aura beau décider 50’000 mesures, si on ne travaille pas l’humain, en se basant sur l’Évangile, on n’y arrivera pas. C’est le principe de la correction fraternelle.
TC: On pourrait imaginer un cercle d’accompagnement local avec l’appui d’un deuxième cercle plus large formé de spécialistes. Fondamentalement cette responsabilité revient à l’évêque en tant qu’episcopus c’est-à-dire celui qui veille sur sa communauté. Ensuite il faut appliquer le principe de subsidiarité.
CA: Dans cette perspective le traitement de l’auteur d’abus change complètement puisque c’est la communauté qui le prend en charge, l’aide et le soutient. Ce serait beaucoup plus évangélique. Mais on n’en est pas là, on doit travailler encore beaucoup. (cath.ch/mp)
Maurice Page
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/que-faire-des-auteurs-dabus-en-eglise/