«Le film Sacré-Cœur s’inscrit dans une offensive de la droite catholique»

Le film français Sacré-Cœur suscite une vaste controverse en France. Le politologue Olivier Roy décrypte une polémique qui repose la question de la place du religieux dans l’espace public.

Avec plus de 250’000 entrées en un mois, Sacré-Cœur: son règne n’a pas de fin est le plus grand succès de ces dernières décennies pour un film catholique. L’œuvre a suscité la controverse en France, moins sur son contenu, assez largement accepté, que sur sa diffusion et sa publicité. Le réseau RATP & SNCF a notamment refusé d’exposer l’affiche, estimant qu’il «revêt[ait] un caractère confessionnel et prosélyte», incompatible avec la neutralité du service public.

À Marseille, le tribunal administratif a ordonné à la mairie d’autoriser la projection du film, après qu’elle ait été annulée à la dernière minute par la municipalité, au motif que son «caractère confessionnel» dans un équipement public pourrait heurter la laïcité.

Olivier Roy, professeur de sciences politique à l’Institut universitaire européen de Florence, livre à cath.ch ses réflexions sur le phénomène.

Que dit la polémique de Sacré-Cœur sur la société française actuelle?
Olivier Roy: Sur le fond, il n’y a rien de nouveau. La polémique s’inscrit dans un débat qui dure depuis 30 ans, voire plus, sur la visibilité du religieux dans l’espace public. Historiquement, cela renvoie au vieil antagonisme entre l’Église et la République. On se dispute depuis des décennies sur les crèches dans les mairies, les croix dans les espaces publics, les prières pendant les heures de cours dans les écoles catholiques… Philosophiquement, c’est exprimé comme un conflit entre la laïcité et la religion. Mais en fait, il n’y a pas de symétrie. Le discours laïc était, et est toujours, utilisé principalement contre l’islam.

Olivier Roy est depuis 2009 professeur à l’Institut universitaire européen de Florence | © Raphaël Zbinden

Mais si la polémique est ancienne, «l’affaire Sacré-Cœur» reflète tout de même quelques évolutions.

Qu’en est-il?
Tout d’abord, les réactions soulignent la polarisation toujours plus grande de la société française, où ce sont les extrêmes qui occupent l’espace médiatique. Je n’ai pas connaissance de déclarations des forces politiques centristes sur le film. Au niveau de l’Église, les évêques ne se sont pas non plus exprimés.

Autre phénomène nouveau, le film s’inscrit dans une offensive très pensée et concertée, lancée depuis quelques années par la droite catholique.

Quelles sont les parties en opposition?
C’est très politique. Il y a d’un côté les catholiques ‘tradis’ et de l’autre les ‘laïcistes’ de gauche. La droite catholique vise à reconquérir l’espace public. La gauche laïciste s’efforce de contrer cette offensive en tentant d’influencer les autorités. L’offensive de la droite catholique est portée par les médias de Vincent Bolloré, qui s’efforcent de «visibiliser» le catholicisme. Je parle bien du catholicisme et non du christianisme, car il s’agit d’un combat portant sur l’identité imaginée de la France. Ces médias ont pleinement soutenu la promotion de Sacré-Cœur, ce qui explique en partie le succès du film.

« Les catholiques ‘tradis’ s’associent à une extrême droite qui n’est pas croyante, mais qui tient le même discours identitaire »

Au-delà, ils diffusent des messes, des pèlerinages, des interviews de personnalités traditionalistes telles que le cardinal Robert Sarah. Une démarche dans laquelle Vincent Bolloré est soutenu par l’autre milliardaire Pierre-Édouard Stérin, qui se trouve lui plutôt sur le champ de l’action concrète.

Comment se manifeste ce mouvement?
Il s’agit en fait de réinvestir l’espace culturel, dont l’espace public fait partie. L’objectif est de rappeler, partout où on le peut, que la France a des racines catholiques. Ce qui peut passer par la réparation ou la mise en place de calvaires dans les villages, la réactivation de pèlerinages tombés en désuétude, et d’autres choses.

La théorie derrière tout cela est celle de l’hégémonie culturelle. Du côté ‘tradi’, on fait une référence explicite à Antonio Gramsci. Ce philosophe italien des années 1930 était un marxiste. Mais ce sont ses méthodes et non sa pensée qui intéressent la droite catholique. Gramsci estimait que pour qu’une révolution réussisse, il fallait d’abord que ses idées dominent le champ de la culture, l’école, les médias, les arts, la littérature, etc.

« Dans la législation française, la question centrale est celle du prosélytisme »

Dans ce mouvement, les catholiques ‘tradis’ s’associent à une extrême droite qui n’est pas croyante, mais qui tient le même discours identitaire. Ce qu’ils veulent au final, c’est qu’au nom de son enracinement, le catholicisme acquiert un droit supérieur et «spécial» de visibilité par rapport aux autres religions. Dans son dernier livre, Eric Zemmour estime que le catholicisme devrait bénéficier d’un soutien de l’État et d’une plus grande visibilité que les autres religions, et que les non-catholiques devraient accepter leur statut de minorités.

Ce qui contrevient au principe de laïcité…
Pour la loi, ce débat n’existe pas. La séparation de l’Église et de l’État établit que toutes les religions doivent être placées sur un pied d’égalité. Mais au-delà, tout est question d’interprétation. Dans la législation française, la question centrale est celle du prosélytisme. Les citoyens ordinaires peuvent exprimer leurs convictions dans l’espace public, tant qu’ils ne nuisent pas à l’ordre public ni aux droits d’autrui. La limite est celle de la neutralité de l’État, auxquels les fonctionnaires sont astreints. Mais qu’est-ce qui est du prosélytisme? Raconter l’histoire d’une sainte en fait-il partie?

« Dans les deux camps on cherche à instrumentaliser les événements »

Dans le cas de Marseille, on a pu voir que les tribunaux sont plutôt tolérants par rapport à cela. Ils ont considéré que Sacré-Cœur n’était pas du prosélytisme. Ils y ont vu une production cinématographique pouvant s’apparenter à du divertissement et donc à de la culture, avec un motif religieux.

Tout se joue sur des subtilités…
Tout à fait. D’une manière générale, les tribunaux estiment qu’une manifestation religieuse peut être tolérée dans les lieux publics si elle relève d’une tradition locale. Par exemple, si la mairie d’un village met une crèche dans ses locaux depuis le 19e siècle, la justice considérera certainement cela comme un élément de la culture, qui peut avoir sa place dans un bâtiment public. Cette question ne concerne pas que le religieux, mais aussi un certain nombre d’activités qui ne seraient pas autorisées si on voulait les introduire aujourd’hui, telles que les corridas ou la chasse à courre.

Il est clair que cette argumentation légale n’est pas celle de la gauche, qui estime devoir réagir à toute «attaque» contre une laïcité stricte. La poussée de religiosité identitaire que l’on voit actuellement amène cette tendance politique à se profiler davantage.

Dans les deux camps on cherche à instrumentaliser les événements. Et des produits culturels finalement assez neutres et «inoffensifs», tel que peut l’être Sacré-Cœur, peuvent servir à avancer les agendas des uns et des autres. (cath.ch/arch/rz)

Sacré-Cœur: son règne n’a pas de fin est un docu-fiction réalisé par Sabrina et Steven J. Gunnell, sorti en France et dans d’autres pays francophones le 1er octobre 2025. Le long-métrage est consacré à la dévotion au SacréCœur de Jésus, issue des apparitions attribuées à MargueriteMarie Alacoque entre 1673 et 1675 à Paray-le-Monial. Il traite de la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, depuis ses origines jusqu’à nos jours, combinant reconstitutions historiques et témoignages contemporains. RZ

Raphaël Zbinden

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