Jean-Michel Poffet: «Origène est un exégète du passé, tourné vers l’avenir»

Que peut apporter Origène, un Père de l’Église du IIIe siècle, aux croyants d’aujourd’hui? Beaucoup, estime Jean-Michel Poffet, qui vient de lui consacrer un livre. Le dominicain suisse souligne l’extraordinaire conjugaison de la rigueur scientifique et de la lecture spirituelle chez l’exégète d’Alexandrie.

«Origène veut nous mener au cœur de la Révélation», assure Jean-Michel Poffet dans son dernier ouvrage. L’ancien directeur de l’École biblique de Jérusalem y décrypte avec passion et érudition l’œuvre exceptionnelle de ce Père de l’Église souvent méconnu. cath.ch s’est entretenu sur le sujet avec le dominicain au couvent St-Hyacinthe de Fribourg.

Qu’est-ce qui rend Origène si intéressant?
Jean-Michel Poffet: Origène est le «patron» de l’exégèse pour le monde grec, au même titre que saint Augustin l’est pour le monde latin. C’est donc une figure incontournable.

| DR

Sur un plan personnel, il occupe une place centrale dans mon parcours académique. Je lui ai consacré ma thèse de doctorat à Fribourg, et lorsque j’ai été nommé maître en théologie, je suis retourné vers lui pour rédiger ma leçon magistrale. Parce que mon métier n’est pas seulement l’exégèse, c’est aussi de prêcher. Je ne peux donc m’intéresser qu’à l’aspect scientifique ou technique de l’Écriture, en négligeant son interprétation. Et c’est dans la conjugaison de ces deux dimensions qu’Origène déploie notamment son génie. 

J’ai fait de ma leçon magistrale une publication, et mon éditeur m’a dit «il faut que tu fasses un livre avec ça»: ce qui explique le titre de son ouvrage Comprendre la Bible avec Origène.

Qu’est-ce qui a permis à Origène d’être à la fois un génial exégète et un prédicateur?
Il a d’abord été un savant. Il a commencé par être grammairien, et déjà tout jeune il a accompli dans ce domaine une œuvre exceptionnelle: les Hexaples, c’est-à-dire l’édition en six colonnes de la Bible en ses diverses traditions. Donc, il possède une impressionnante rigueur scientifique.

Mais il était également fils de martyr et brûlait d’un amour extraordinaire pour le Christ reçu de ses parents. Il quitte finalement son métier de grammairien pour se donner tout entier à la catéchèse puis au commentaire et enfin à la prédication.

« L’exégèse moderne, surtout depuis le 19e siècle, est entièrement tournée vers le passé »

Il est significatif que son premier commentaire soit dédié au Cantique des cantiques, ce poème d’amour entre un homme et une femme que les anciens du monde juif interprétaient déjà comme un dialogue entre Dieu et Israël. Toute l’exégèse d’Origène est celle d’un amoureux du Christ. Elle a, selon l’imagerie utilisée dans le Cantique des cantiques, le goût d’un très bon vin, l’odeur d’un parfum suave.

C’est la rigueur scientifique alliée à cet aspect poétique et affectif envers la personne du Christ qui lui permet d’être à la fois un commentateur et un prédicateur d’une très grande force.

Mais qu’est-ce qu’Origène, qui vivait dans un contexte très différent du nôtre, peut nous dire aujourd’hui?
Paradoxalement, l’exégèse moderne, surtout depuis le 19e siècle, est entièrement tournée vers le passé. Cela à cause de la passion pour l’histoire qui caractérise l’époque moderne. Les anciens, comme Origène, qui n’avaient pas ce genre de questionnements, étaient résolument tournés vers l’avenir. Un avenir qui se dévoile en particulier au cœur de l’Eucharistie, puisque c’est là que le peuple chrétien se rassemble pour écouter la Parole de Dieu et orienter sa vie.

À notre époque, la tentation est toujours forte de lire la Bible de façon littérale…
Il y a sans doute une forme de paresse intellectuelle et spirituelle à ne voir que la forme première du texte. Si tout est dit du premier coup, il n’y a pas besoin de réfléchir.

Or, toutes les grandes religions professent que la sagesse s’acquiert avec temps et patience. Personnellement, après 50 ans d’exégèse, je peux encore m’étonner devant le sens d’une parabole, d’un miracle, d’un passage de l’Ancien Testament ou du Nouveau Testament. Il y a toujours du sens à redécouvrir.

« Origène a, pourrait-on dire, une lecture ‘spirituelle’ des Écritures »

L’approche «amoureuse» d’Origène qui met le Christ au cœur de sa lecture est instructive. Les amants mettent du temps à se connaître. Il faut parfois toute une vie pour réellement rencontrer l’autre. Et cela demande un constant travail d’écoute. Si j’offre un bouquet de fleurs à une personne aimée, cette dernière peut y trouver un intérêt botanique, se demander son prix et où je l’ai acheté, mais si elle ne comprend pas le message derrière ce geste, elle manque l’essentiel.

Origène fait ainsi une lecture très allégorique des Écritures…
L’allégorie est une transposition de signification. Origène a, pourrait-on dire, une lecture «spirituelle» des Écritures. Elle est en même temps christologique, puisqu’elle met toujours le Christ au centre. Le Père de l’Église fait finalement pour nous ce que Jésus a fait pour les disciples d’Emmaüs, alors qu’ils étaient bouleversés et dans l’incompréhension. Il a interprété pour eux ce qui Le concernait dans les Écritures, en partant de Moïse et des prophètes. Cette scène inspirera toute l’exégèse chrétienne: il s’agira de reprendre toute l’Écriture et donc aussi l’Ancien Testament, pour y chercher le dessein de Dieu.

Une quête qui nécessite une initiation…
Oui, si on ne le fait pas, le risque est effectivement de prendre le premier sens qui vient à l’esprit. Comme je l’ai dit, il faut consacrer du temps pour comprendre. Ce qui est compliqué dans notre époque où l’on veut tout, tout de suite. Mais les grandes œuvres d’art qui transportent du sens demandent une approche, une initiation. Les anciens disaient qu’il faut casser la coque de la noix pour goûter au fruit.

« Origène insiste beaucoup sur le souffle prophétique présent dans les Écritures »

Attention, je ne veux pas dire qu’il faut être un universitaire. J’ai connu des personnes, notamment au Brésil, qui ne savaient pas lire mais qui étaient des croyants très profonds. Il faut simplement savoir et vouloir écouter les commentateurs et prendre le temps de grandir dans la foi.

Comment Origène inclut-il l’Ancien Testament dans son exégèse? En particulier les passages «choquants»?
Il interprète systématiquement le textes à travers le prisme du Christ. Concernant les récits de batailles, notamment, Origène n’y voit pas un appel à la haine pour les ennemis d’Israël, mais à combattre ce qui est mauvais en nous. Comment le ‘Prince de la paix’ pourrait-il exhorter à la guerre?

« Origène n’évacue pas l’histoire, il l’interprète »

Origène insiste beaucoup sur le souffle prophétique présent dans les Écritures. Elles ont été inspirées, elles sont pleines du souffle de Dieu. Et pour pouvoir les lire correctement, il faut avoir l’Esprit Saint en soi. Il ne suffit pas d’avoir des connaissances de grec, d’hébreu, d’archéologie ou d’histoire, il faut être «sur la bonne longueur d’ondes».

Mais n’y a-t-il pas un risque d’allégoriser à outrance et de réduire la Bible à un simple livre symbolique?
Cette critique a visé maintes fois Origène. En lisant de manière spirituelle l’Écriture, n’évacue-t-on pas l’histoire? C’est évidemment le soupçon des modernes. À noter que lui-même s’interrogeait déjà, au troisième siècle, sur l’historicité des épisodes anciens de la Bible.

Mais Origène n’évacue pas l’histoire, il l’interprète. En cela, il se réfère à son grand maître en allégorie qu’est Paul. Car l’apôtre interprète lui aussi tout le temps l’Ancien Testament à l’aune du Christ. Il écrit notamment à propos d’un «rocher spirituel» qui accompagna les Israélites au cours de leur errance dans le désert, que «ce rocher était Christ» (1 Corinthiens 10:1-4).

Or, même si ce sont des événements réels, Origène, à l’instar de Paul, ne s’intéresse pas aux contours de l’histoire pour elle-même. Il en cherche le sens profond, qui trouve une résonance non seulement pour les hommes de cette époque, mais aussi pour nous aujourd’hui. (cath.ch/rz)

> Comprendre la Bible avec Origène, Jean-Michel Poffet OP, Ediitons du Cerf, 192 p

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/jean-michel-poffet-origene-est-un-exegete-du-passe-tourne-vers-lavenir/