Elle avait sa propre âme, une philosophie unique, un esprit d’identité malgache revendiqué. Il ne supportait pas que j’aie malencontreusement qualifié les Malgaches d’Africains. Ma géographie approximative façonnée par mon éducation européenne adjoignait l’immense continent africain à l’île de Madagascar. D’où venait cette réprobation de mon grand-père, quelle blessure recelait-elle?
La diversité religieuse de Madagascar ressemble à sa faune et à sa flore originelles, elle est variée et endémique. Variée parce que le christianisme coexiste harmonieusement avec l’islam. Ces deux grandes religions occupent en pourcentage le haut du panier. Suivent ensuite le judaïsme, l’hindouisme et le bouddhisme qui se partagent un petit nombre d’adeptes. Endémique, oui, comme l’est le lémurien, ni singe, ni suricate mais lémuriformes doté de grands yeux réfléchissant la lumière lui conférant une bouille craquante et adorable.
«D’aucuns se méprennent sur le caractère conciliant des Malgaches, en l’assimilant à de l’apathie ou à de la mollesse»
Endémique parce que le peuple malgache, fort de sa religion traditionnelle, a toujours harmonisé les autres apports religieux avec ses pratiques spécifiques. Mes parents, l’un d’obédience réformée, l’autre luthérienne, ont conjugué leur foi chrétienne avec leur propre cérémonie et culte malgache. Par exemple, ils déposaient sur la table de la cuisine, le soir avant d’aller se coucher, un verre rempli de whisky pour les ancêtres. Et nous allions le dimanche écouter un culte réformé avec les autres familles européennes. L’esprit malgache concilie les traditions. J’ai toujours perçu les Malgaches comme accommodants et débonnaires.
À cet égard, d’aucuns se méprennent facilement sur ce caractère conciliant en l’assimilant à de l’apathie ou de la mollesse. Je me souviens d’une conférence sur Madagascar illustrant la supposée nonchalance des Malgaches parce qu’à l’arrêt de bus, aucun d’eux ne s’était offusqué de devoir attendre plus d’une heure leur bus. Et s’ils avaient râlé, pesté contre la situation, cela aurait-il fait arriver le bus plus vite? Auraient-ils été qualifiés de dynamiques?
Après la décolonisation en 1960, Madagascar, la superbe île indépendante pouvait ainsi se targuer de n’avoir pas succombé aux dictatures, aux révoltes contre un autocrate. Une période de stabilité démocratique qui lui a même valu le nom «d’île heureuse».
Quelle ne fut ma peine en entendant dernièrement la violence politique et ses conséquences qui déchiraient cette île!
«L’humanité, au nom de sa foi en Dieu, commet l’irréparable»
Aujourd’hui, elle a perdu son âme, pensais-je. Elle saigne des injustices inévitables occasionnées par les abus de la colonisation, dont la violence, hélas, n’est plus à discuter. Madagascar est dénaturée à jamais. L’équilibre de l’île est perdu.
L’âme repose dans la foi, le culte, le rapport à la spiritualité. L’âme de Madagascar est traumatisée dans ses racines les plus traditionnelles. Avec émotion, j’ai saisi la portée de cet épisode relaté par mon grand-père, sans aucune amertume ni ressentiment de sa part. Celle d’un guide spirituel, un guérisseur, un devin, un gardien des traditions malgaches, responsable de l’équilibre social et cosmique de la communauté que l’on a jeté d’un avion pour éprouver ses capacités spirituelles de «sorcier».
Dans la foi, la démesure peut vite inciter à des actes funestes et meurtriers.
L’humanité, au nom de sa foi en Dieu, commet l’irréparable. La divine ironie permet d’espérer que ces actes, aussi funestes soient-ils, ne soient jamais une fin. Car Dieu, qui nous connaît mieux nous-mêmes, nous sauve aussi à travers nos crimes. «Pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font», implore Jésus cloué sur la croix (Luc 23, 34).
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