L’essor contrarié de la vie religieuse féminine

Au XIXe siècle, la vie religieuse féminine connaît un essor spectaculaire et les entrées en religion des femmes se multiplient, mais leurs parents s’y opposent. Dans Filles en conflits: consentement et vocations religieuses, France-Espagne au XIXe siècle (Ed. CNRS), l’historienne Inès Anrich en analyse les raisons et étudie la condition féminine dans ces deux pays au cœur de l’Europe catholique.

Jessica Da Silva  /  Adaptation: Carole Pirker

Si depuis la fin du Moyen-Age jusqu’à la Révolution française, les vocations féminines forcées étaient massives, au XIXe siècle, c’est désormais à l’opposition des familles que se trouvent confrontées les jeunes filles qui veulent entrer au couvent. À l’analyse, le religieux fait office de porte d’entrée dans l’intimité des familles. Entre enjeux matériels, affects familiaux et rôle domestique des jeunes filles dans la famille, qu’est-ce qui motive l’opposition de leurs parents? Et qu’est-ce que ces conflits autours de leur vocation religieuse disent de la condition des femmes XIXème siècle?

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Dans le cadre de cette féminisation du catholicisme au XIXᵉ siècle, Inès Anrich (voir encadré) a étudié 107 cas de conflits. Elle se base sur des sources glanées entre la France, l’Espagne et les archives du Vatican.

Pour 99 de cas sur les 107 que vous avez analysés, ce sont les parents qui s’opposent au désir d’entrer en religion de leur fille. Pour quelles raisons?
Inès Anrich: La raison la plus massive est la nécessité économique de la présence de leur fille à leurs côtés. Dans les familles de classes populaires, il s’agit d’un enjeu de survie: on a besoin du salaire complémentaire qu’une jeune femme peut rapporter à sa famille et aussi de quelqu’un qui va rester auprès des parents lorsque ceux-ci vont vieillir. Dans une société où la prise en charge institutionnelle de la vieillesse est encore balbutiante, elle repose largement sur les solidarités familiales. 

Est-ce que l’opposition des parents peut aussi être motivée par anticléricalisme?
Oui, certains agissent par méfiance vis-à- vis de l’Église, c’est-à-dire par refus de voir leur fille entrer dans les ordres religieux. Certains parents aussi s’y opposent car ils ont projeté un mariage pour leur fille, et leur projet se voit ainsi compromis. Et enfin, certains parents agissent aussi par affection, vu la rupture familiale que suppose l’entrée en religion. C’est quelque chose que des parents attachés à leur fille redoutent fortement.

« Les congrégations religieuses qui accepteraient des mineurs sans le consentement des parents peuvent être poursuivies devant la Cour d’assises. »

Comment procèdent les parents pour dénoncer l’entrée au couvent de leur fille?
Il existe deux cas de figure possibles. Si leur fille est mineure, le cadre juridique est le même que pour le mariage: le consentement des parents est nécessaire. Ils peuvent donc porter plainte et s’adresser aux autorités judiciaires pour que la police intervienne, afin de leur faire ramener leur fille. Les congrégations religieuses qui accepteraient des mineurs sans le consentement des parents peuvent être poursuivies devant la Cour d’assises, dans le cas français, pour détournement de mineur. 

Et lorsque les filles sont majeures?
Elles sont libres d’entrer en religion, avec ou sans le consentement de leurs parents. Dans ce cas-là, les parents ont pour seul recours la voie gracieuse, en adressant une supplique à l’Etat, son ministre des Cultes, ou directement aux autorités religieuses, ou à des autorités publiques à l’échelle locale, en demandant à titre gracieux et dans un cadre extra judiciaire, à ce que ces autorités interviennent. Mais en règle générale, celles-ci refusent en expliquant qu’elles ne peuvent rien faire. Enfin dans de rares cas, certains parents vont chercher leur fille par la force. C’est arrivé par exemple à Auxerre en 1886, où une foule est venue saccager le couvent pour récupérer la jeune fille en question.

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Vous vous êtes intéressé au cas de jeunes filles du XIXe siècle en France et en Espagne. Pourquoi cette recherche simultanée?
Dans la presse et la littérature du XIXᵉ siècle, on trouve ce qu’on pourrait appeler la légende noire de l’Espagne, soit l’idée que le pays serait obscurantiste et soumis au joug d’une Église toute puissante, avec beaucoup de jeunes femmes espagnoles contraintes par leur famille et le clergé à entrer en religion. Or dans l’histoire politique de l’Espagne du XIXᵉ siècle, le pays connaît de très nombreuses révolutions. Les privilèges de l’Église sont en effet très largement remis en question, avec des confiscations de biens et l’interdiction de toutes les entrées en religion des femmes comme des hommes. C’est le cas notamment de 1834 à 1850, et de nouveau de 1868 à 1874. 

Et en France?
Il n’y a pas de telles mesures. Au contraire, les lois de laïcisation remettent en partie en question la présence des congrégations religieuses dans les années 1900, mais il n’y a pas, au cours du XIXᵉ siècle, d’interdiction aussi radicale des entrées en religion. Donc si on se penche sur l’histoire politique et l’histoire du droit autour des affaires religieuses dans l’Espagne du XIXᵉ siècle, on s’aperçoit que les choses sont un petit peu plus compliquées que cette légende de l’Espagne noire, que l’on trouve sous la plume d’un certain nombre d’auteurs français. 

Quelle place occupe la religion au lendemain de la Révolution française?
La religion catholique occupe une place centrale dans la société française comme espagnole. Des congrégations religieuses féminines prennent en charge un certain nombre de tâches de ce qu’on appellerait au XXᵉ siècle l’État social, c’est-à-dire qu’elles gèrent l’aide aux pauvres, l’enseignement et les services hospitaliers. Elles ont donc un poids considérable, à la fois du point de vue démographique et des missions qu’elles remplissent. Cela fait d’elles un observatoire précieux pour étudier les dynamiques genrées et familiales. J’ai donc utilisé le religieux pour accéder à des archives qui documentent ces phénomènes comme l’intimité familiale et les aspirations de jeunes filles de tous milieux sociaux.

Retrouvez l’entretien dans l’émission radio «Babel» le 30 novembre à 11h, sur RTS Espace 2
en podcast sur rts.ch/religion/babel, ou via l’App Play RTS, sur smartphone.

Vous déconstruisez cette image de la jeune fille forcée d’entrer au couvent, mais est-ce que ces vocations sont sincères?
C’est une question difficile à résoudre. Malheureusement, la parole des filles est très peu présente dans ces dossiers. Il faut aussi se rappeler que lorsqu’on est au couvent, toutes les correspondances sont lues par la supérieure. Il faut donc considérer avec précaution ces documents

Mais que peut-on dire des motivations qui poussent ces jeunes filles à s’engager?
Il y a bien sûr des motivations d’ordre religieux, et elles participent de ce phénomène documenté de l’explosion des vocations féminines dans l’Europe catholique du XIXᵉ siècle. Il y a aussi un intérêt à le faire: les jeunes filles reçoivent dans ces congrégations religieuses une formation, par exemple en pharmacie ou comme infirmière, assistante sociale ou enseignante. Dans le cas des congrégations missionnaires, elles peuvent voyager, une opportunité à laquelle toutes les femmes n’ont pas accès. Enfin entrer en religion, c’est aussi rejoindre un espace de sécurité économique et affective en dehors de la famille et du mariage quand ce n’est pas pour fuir, comme certaines, des violences familiales voir des abus sexuels. J’ai étudié trois cas dans lesquels l’inceste motivait l’entrée en religion, vécu alors comme un refuge.

Une spécialiste de l’histoire des femmes
Née en 1993, Inès Anrich est, depuis 2025, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université Lyon 2. Elle est spécialiste de l’histoire des femmes, du genre et des sexualités, de la famille et du fait religieux dans la France et l’Espagne du XIXe siècle. Elle a fait de sa thèse de doctorat l’objet de sa première publication: Filles en conflits: consentement et vocations religieuses (CNRS Éditions, 2025), qui s’intéresse aux conflits familiaux autour de l’entrée en religion des femmes. Ses travaux portent désormais sur l’histoire des violences sexuelles dans les institutions catholiques dans la France et l’Espagne du XIXe siècle. CP

Rédaction

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