«C’est Noël chaque fois qu’on essuie une larme dans les yeux d’un enfant»

« C’est la fête de Noël, écrit le Père Bernard Ugeux, et nous allons entendre retentir partout sur la planète et dans toutes les langues cette louange et cette promesse proclamées par les anges au cœur des champs perdus de Bethléem: ‘Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes  – et aux femmes – qu’il aime’ (Luc 2,14) ». Le père blanc nous envoie une méditation de Noël de Bukavu, à l’extrême est de la République démocratique du Congo (RDC).

Cette paix à laquelle tous aspirent sur notre planète, nous en rêvons encore davantage alors que nous vivons une situation d’occupation par des rebelles, où il est impossible de prévoir un quelconque avenir, de près ou de loin. Je vis dans l’est de la RDC, à Bukavu au bord du lac Kivu, occupé par des rebelles depuis presque un an. Nous nous trouvons dans une situation où nous ne maîtrisons rien, alors que les deux provinces des bords du lac sont coupées du reste du pays.

Les grandes puissances feignent de se pencher sur notre cas, soi-disant pour y apporter la paix ou tout au moins un cessez-le-feu. Dans la pratique les combats se poursuivent. En réalité, ces puissances cherchent leurs propres intérêts économiques à cause de l’immense richesse minière de notre pays. Elles les pillent allègrement depuis des décennies en collaboration avec les États voisins et avec des complicités locales.

« Pouvons-nous alors parler ici de cette paix que le pape Léon XIV a évoquée dès le début de son pontificat, ‘une paix désarmée et désarmante, humble et persévérante’? »

La population du pays ne profite en rien de ce pillage systématique des richesses nationales par leurs propres autorités, mais elle est décimée par un état de guerre permanent. Dans aucune de ces rencontres au sommet, au Qatar ou aux Etats-Unis, on évoque les sept millions de déplacés internes qui essayent de survivre dans des conditions indescriptibles et dans l’ignorance totale du reste du monde. Pouvons-nous alors parler ici de cette paix que le pape Léon XIV a évoquée dès le début de son pontificat, «une paix désarmée et désarmante, humble et persévérante»?

Envers et contre tout, durant la vigile de Noël, dans les villes, les bourgades et le plus petit village inaccessible, car il n’y a plus de route depuis longtemps, des chorales vont chanter de grand cœur l’annonce qui continue à réchauffer le cœur: «paix sur la terre aux hommes qu’il aime». Ces populations opprimées continuent à croire que Dieu les aime et ne les abandonnera pas. La prière en famille, les célébrations liturgiques sont des lieux où ils viennent puiser l’espérance et célébrer la fraternité. La plupart d’entre eux n’auront pas l’occasion de porter de beaux habits à Noël ni de faire la fête à la maison, mais partout il y aura des crèches, des chants et des danses qui proclameront que la joie est possible quand la paix est loin d’être assurée.

« Envers et contre tout, des chorales vont chanter de grand cœur l’annonce qui continue à réchauffer le cœur: ‘paix sur la terre aux hommes qu’il aime' »

Qu’est-ce qui permet de continuer à espérer? D’abord et avant tout la solidarité. L’obsession de la plupart des mères de famille en ville est de pouvoir assurer un repas par jour à la maisonnée. Or, depuis que nous sommes occupés, les banques sont fermées, les fonctionnaires ne sont plus payés, les denrées alimentaires sont de plus en plus chères et on manque de médicaments dans les centres de santé. Les frais médicaux sont devenus exorbitants. Dans une situation de survie, la réponse est la solidarité. Comme le dit saint Paul: «Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé» (Romains 5,20).

Les enfants et les jeunes nous apprennent à espérer contre toute espérance. Tout petit, les enfants aussi apprennent à partager, la plupart sont élevés dans des familles nombreuses. Ils sont aussi bien souvent les premières victimes de la pauvreté. Il y a quelques semaines, j’ai rendu visite à l’hôpital général de la ville. J’ai été étonné de voir plusieurs enfants qui semblaient installés dans les salles. J’ai pensé qu’ils étaient venus visiter des membres de famille. Quelle a été ma surprise quand j’ai commencé à les interroger. J’ai découvert que plusieurs d’entre eux étaient là depuis des mois, bien que guéris, parce que leurs parents n’avaient pas de quoi payer la facture de l’hôpital. Devant l’extrême pauvreté de la cité, les hôpitaux empêchent les patients guéris de retourner chez eux tant qu’ils n’ont pas payé la facture. J’en ai eu les larmes aux yeux quand j’ai vu le désespoir des mamans.

« Les enfants et les jeunes nous apprennent à espérer contre toute espérance. »

Certaines opérations chirurgicales ont coûté des sommes impossibles à trouver à moins d’une large mobilisation. Or, certains patients sont loin de la maison; ils sont venus se réfugier en ville à cause des combats et n’ont donc pas de famille proche. Je célèbre régulièrement la messe des enfants dans le séminaire missionnaire où je vis. Ils sont souvent au nombre de 500 environ. Lors de mon homélie du dimanche suivant, je leur ai partagé à quel point j’avais été touché par cette découverte. Ils ont alors décidé avec leurs animateurs de lancer une collecte entre eux. Durant plusieurs semaines, ils ont mis de côté, sous après sous, un peu d’argent en vue de libérer au moins quelques enfants.

Petit à petit, une somme a été récoltée qui permettra à quelques enfants de rentrer chez eux pour Noël. Nous irons déposer cette somme à l’aumônier de l’hôpital avec un groupe d’enfants. Pour moi, cela évoque la chanson de John Littleton: «C’est Noël chaque fois qu’on essuie une larme dans les yeux d’un enfant.»

Un autre signe d’espérance est «l’école de la paix» organisée au Centre Nyota (qui signifie ‘étoile’ en swahili) que je soutiens. Il accueille chaque jour 250 filles en situation de grave précarité et parfois victimes de violences basées sur le genre. Une cinquantaine de ces filles se retrouvent régulièrement après la classe pour découvrir les droits de la femme, la non-violence, la médiation, la réconciliation… Grâce à des enseignements, la rédaction de poèmes, la création de chants et de danses, de saynètes qui sont présentées à Noël, ces élèves prennent davantage confiance en elles. C’est un autre grand signe d’espérance de voir des survivantes de violence s’investir ainsi pour devenir médiatrices dans leur milieu d’origine, lorsqu’elles auront terminé leur formation professionnelle et seront devenus autonomes.

Nous avons beau vivre dans un pays occupé, comme Jésus l’a connu lui-même, avec toutes les privations de liberté et l’insécurité que cela implique, la vie est plus forte que la mort, l’amour est plus puissant que la haine, la solidarité est plus féconde que la division, le partage est plus grand que le pillage… C’est ce que, très concrètement, les générations montantes, qui forment la majorité des populations africaines, préparent pour l’avenir. Alors, c’est avec l’espérance au cœur qu’elle peuvent chanter à tue-tête durant la veillée de Noël: «Paix sur la terre aux hommes et aux femmes que Dieu aime».

Bernard Ugeux, Bukavu le 19 décembre 2025

Lausanne le 21 août 2024. Le Père Bernard Ugeux | © Bernard Hallet

Bernard Ugeux est né à Bruxelles le 19 mai 1946 est Missionnaire d’Afrique (Père Blanc). Ordonné en 1976, il est arrivé pour la première fois au Congo en 1971 au moment où le Président Mobutu a changé le nom du pays de Congo en Zaïre. Après ses études en vue du sacerdoce et une maitrise de philosophie et d’ethnologie, il a soutenu un doctorat en théologie et en histoire et anthropologie des religions à l’Institut catholique de Paris et à la Sorbonne. Il a travaillé durant 25 ans comme missionnaire au Congo et quatre ans en Tanzanie. Il a également travaillé à Toulouse durant 17 ans comme formateur chez les Missionnaires d’Afrique et comme professeur à la Faculté de Théologie de l’Institut catholique de Toulouse, où il a été cofondateur de l’Institut de Science et de Théologie des Religions en 1995.

Rédaction

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