Le fruit d’une étude minutieuse du Père Conrad De Meester
Bruxelles, 20 mai 1999 (APIC) Un religieux carme d’origine gantoise, le Père Conrad De Meester, vient de publier une nouvelle édition critique de l’ »Histoire d’une Ame ». Le livre analyse comment l’ouvrage, publié un an après la mort de Thérèse de Lisieux, a mûri dans le carmel. L’étude des manuscrits révèle entre Thérèse et ses soeurs de sang une connivence plus grande qu’on ne l’a cru jusqu’ici.
Entrée au carmel en 1888 à l’âge de 15 ans, Thérèse Martin y avait été précédée par trois de ses soeurs: Marie-Louise (Soeur Marie du Sacré-Coeur), Pauline (Soeur, puis Mère Agnès), Céline (Soeur Geneviève). Quand Thérèse meurt le 30 septembre 1897, emportée par la tuberculose, ses soeurs sont au courant de l’itinéraire personnel de leur cadette. Souvent, Thérèse a testé auprès d’elles ses récits et ses poésies. Même si elles sont encore loin d’apprécier toute la saveur de la « petite voie » où Thérèse s’est engagée, elles ne sont pas ignares de ce que vit Thérèse intérieurement.
Mais jusqu’où va cette complicité au sein d’un monastère de carmélites, en cette période où la spiritualité de l’ascèse méritante influencé par une conception « janséniste » a fait de nombreux dégâts dans la vie religieuse?
Le fait de poser la question a conduit certains historiens et commentateurs de Thérèse à mettre en cause, non pas la meilleure veine de ses écrits, mais le texte effectivement publié après sa mort. Car l’ »Histoire d’une Ame », où Thérèse se raconte, n’a connu qu’une parution posthume, revue et corrigée par d’autres que l’auteur. Pas moins de 7000 corrections et variantes ont été apportées aux manuscrits originaux de Thérèse pour la publication de 1898, avait relevé en 1956 le Père François de Sainte-Marie. On doit à ce carme français, sur la lancée d’un confrère belge qui avait entamé à Rome le travail pour une première édition critique, la première publication des manuscrits originaux sous forme de fac-similés. Elle fut suivie, en 1957, d’une nouvelle édition du texte présenté comme « original et intégral ». Bref, le texte que les connaisseurs réclamaient depuis des années.
Mère Agnès mise en cause puis réhabilitée
Un problème de fond, dès cette époque, était posé. Par quoi donc avait été inspirées les corrections apportées au texte de Thérèse par Mère Agnès, qui fut sa propre soeur et sa prieure? Avant tout par un souci littéraire, laissait entendre le Père François, citant les nombreuses corrections, parfois minuscules, apportées à de réelles fautes d’orthographe ou de style.
Deux décennies plus tard, les écrits de Thérèse ont subi l’épreuve d’une nouvelle approche critique. Jean-François Six, en particulier, a mis en cause la trop grande propension de Mère Agnès à corriger la spiritualité de sa « petite sœur » pour coller à une spiritualité convenue, mais fort peu thérésienne du carmel. Le prêtre français a notamment fait valoir le peu de cas fait des écrits de Thérèse qui illustrent son passage par la souffrance et par le doute, bref par la nuit de la foi, épreuve qu’ont traversée avant elle bien d’autres grands mystiques.
Conrad De Meester sait gré à J.-F. Six d’avoir mis en relief la profondeur de la spiritualité de la « petite voie », dont Thérèse elle-même parle avec les mots de la bible, s’étonnant que pour elle, qui ne se considérait que comme « toute petite » à côté des grands saints, Dieu ait fait de si « grandes choses ».
En revanche, il ne partage pas l’avis de J.-F. Six et d’autres critiques, qui ont plutôt traité Mère Agnès en faussaire de bonne ou de mauvaise foi. Les 40 années d’études thérésiennes de Conrad De Meester, et sa relecture critique des manuscrits de Thérèse et des lettres et billets échangés entre les soeurs l’ont conduit à une tout autre perception des choses.
En fait, explique-t-il, le regard porté sur l’ »Histoire d’une Ame » a été en partie déformé par le qualificatif donné aux manuscrits depuis le Père François-Marie. On les dit « autobiographiques », ce qu’ils ne sont pas tout à fait. Déjà le titre « Histoire d’une Ame » n’est pas de Thérèse, même s’il trouve un répondant dans le texte. Surtout, la rédaction finale du texte n’a pas été assumée par Thérèse, mais en grande partie par Mère Agnès. On ne peut donc plus parler strictement de l’ »Histoire d’une Ame » écrite par elle-même. C’est, au fond, une biographie éditée par quelqu’un d’autre. Il est vrai que cet autre a puisé abondamment dans le texte original de Thérèse.
Les aventures des manuscrits
Le texte original de Thérèse a-t-il finalement été respecté? C. De Meester a soumis les manuscrits composés par Thérèse à une nouvelle épreuve comparative, s’interrogeant sur chacune des corrections et omissions discernables par rapport à l’écriture originale. Il aboutit à deux conclusions majeures.
L’ »Histoire d’une Ame » intègre trois manuscrits authentiques de Thérèse. Le premier est un récit adressé à Mère Agnès, qui avait recommandé à sa jeune soeur, dès 1885, de lui raconter son itinéraire spirituel. L’ouvrage que Thérèse entreprend, ce n’est pas le sien, car elle vit sa propre vie comme un don reçu de Dieu: « Dieu a pitié de qui Il veut et Il fait miséricorde à qui Il veut faire miséricorde. Ce n’est donc pas l’ouvrage de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde ».
A ce manuscrit adressé à Mère Agnès fait logiquement suite un manuscrit dédié à la nouvelle prieure, Mère Marie de Gonzague. Il s’agit bien de la continuation du récit précédent, comme l’indique l’ouverture du texte: « … vous m’avez témoigné le désir que j’achève avec vous de Chanter les Miséricordes du Seigneur… » Aussi C. De Meester, dans sa toute récente édition, fait-il se succéder ces deux manuscrits.
Il reporte ainsi à la fin de l’ouvrage un troisième manuscrit que l’on a trop longtemps inséré entre les deux autres, en suivant la seule chronologie. Or, la logique narrative, insiste le Père De Meester, doit l’emporter sur la chronologie. Le troisième manuscrit, en effet, est d’une autre veine: lettre adressée à une autre soeur de Thérèse, Mère Marie du Sacré-Coeur, le texte fut rédigé en vue de livrer à celle-ci la « petite doctrine » de Thérèse. Le texte qui est une remarquable synthèse théologique de la spiritualité de Thérèse de Lisieux a l’avantage d’avoir été revu par elle-même. Mais lui assigner la conclusion de l’ouvrage ne dépare pas celui-ci, tout en respectant l’unité voulue entre les deux manuscrits adressés aux prieures respectives.
Thérèse et ses soeurs
Le Père Conrad De Meester prépare pour les prochains mois un livre sur Mère Agnès. Il y reviendra abondamment sur les étonnantes relations de connivence entre Thérèse et ses soeurs de sang.
Son explication? Jadis, quand une carmélite décédait, une lettre circulaire était envoyée à d’autres carmels. Mère Agnès fut ainsi la rédactrice de la circulaire qui annonça en 1891 la mort de Mère Geneviève, fondatrice du carmel de Lisieux. Quelques années plus tard, les manuscrits de Thérèse ont été mis à profit par sa soeur aînée pour proposer, en guise de nouvelle circulaire nécrologique, le récit de la vie d’une jeune carmélite étonnante.
Pourquoi n’avoir pas publié le récit autobiographie tel quel? Les retouches de Mère Agnès s’expliquent par le souci de correction. Mais aussi par d’autres motifs. D’abord par le refus de voir son nom et son rôle exalté par sa petite soeur…, ce qui risquait de porter ombrage à la nouvelle prieure, Mère Marie de Gonzague. Mère Agnès, en outre, s’est plue à biffer du récit des « détails » qui, à ses yeux, risquaient de paraître insignifiants en dehors du cercle des complicités familiales.
« On ne peut donc reprocher à Mère Agnès d’avoir falsifié quoi que ce soit, souligne le Père De Meester. Son but n’était pas de publier une édition scrupuleusement conforme des écrits de sa petite soeur, mais de faire connaître son expérience spirituelle en laissant au maximum la parole à Thérèse ». Selon le spécialiste belge de la deuxième femme au monde à avoir été proclamée (en 1997) docteur de l’Eglise, on ne peut douter de la connivence profonde entre Mère Agnès et Sainte Thérèse, quand on lit ce passage d’une lettre adressée par l’aînée à la cadette: « Je tâcherai de faire aimer et servir le bon Dieu par toutes les lumières qu’il vous a données et qui ne s’éteindront jamais ».
Cette connivence sur l’essentiel est rappelée dans les 50 pages de « justification » du récent ouvrage, ainsi que dans l’introduction à chaque manuscrit et dans les notes (apic/cip/pr)
webmaster@kath.ch
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/belgique-nouvelle-edition-de-l-histoire-d-une-ame-therese-de-lisieux/