Le Kivu à feu et à sang : 500 personnes massacrées à Makobola

APIC – Interview

La guerre de libération est devenu une guerre de pillage

Maurice Page, de l’Agence APIC

Fribourg, 6 janvier 1999 (APIC) Quelque 500 personnes, hommes, femmes et enfants ont été massacrées entre le 30 décembre et le 1er janvier à Makobola, près d’Uvira, à l’Est de la République démocratique du Congo, annonce à Rome l’agence missionnaire MISNA sur le témoignage du Père Giulio Albanase, un missionnaire catholique italien. La trêve de Noël n’aura guère duré au Kivu. Après quelques jours d’accalmie durant lesquels on a pu célébré la messe de minuit en plusieurs endroits, les violences ont repris de plus belle.

Parmi les victimes figurent notamment le pasteur Kinyamagoya, de l’Eglise protestante de Makobola, tué avec ses sept enfants ainsi que le chef d’équipe de la Croix-Rouge, Elanga Mushunguto, tué avec sa femme et ses quatre enfants.

Cette information ne fait que confirmer la dégradation de la situation à l’Est du Congo. La veille du massacre de Makobola, l’agence APIC a recueilli le témoignage d’un prêtre congolais vivant sur place. Pour raison de sécurité, il a requis l’anonymat. « Nous sommes au bord du gouffre », souligne-t-il. La population soumise à la terreur et aux pillages lutte pour survivre.

Selon notre interlocuteur un grand massacre a déjà eu lieu le 24 août à Kasika, également tout près d’Uvira. Les informations officielles ont parlé alors de 27 morts. En réalité on en a dénombré 1’098. Des rebelles Banyamulenge étaient venus dans cette région pour faire une « prospection » de terrains à occuper et à piller. Tombés dans une embuscade des Maï-Maï ralliés à Kabila, ils ont perdus plusieurs hommes. En représailles, les rebelles ont attaqué la population réunie pour la messe avant de se rendre à un carrefour et d’arrêter tous les gens qui se rendaient au marché pour les abattre les uns après les autres.

APIC: Tout l’Est de la République démocratique du Congo est pratiquement aujourd’hui sous le contrôle des rebelles en lutte contre le pouvoir central du président Kabila.

L’autorité militaire et policière dans la région est totalement désordonnée, éparpillée en une multitude de commandements qui n’ont apparemment aucune coordination entre eux. L’autorité civile est pratiquement inexistante. Quand elle n’a pas pris le chemin de l’exil, elle est neutralisée par l’autorité « rebelle », elle-même sous le contrôle des militaires. L’autorité politique du Rassemblement congolais pour la démocratie (RDC), branche politique de la rébellion, présidée par Ernest Wamba dia Wamba, ne parvient pas à gagner en crédibilité, malgré plusieurs tentatives de concertation et de ralliement.

APIC: Les rares informations en provenance du Kivu font état de violences continues…

Les violences sont nombreuses et il y a des affrontements réguliers avec les Maï-Maï qui mènent une guérilla dans la forêt. Après une phase de résignation, la population est aujourd’hui très meurtrie. Elle subit les attaques des Maï-Maï puis les représailles des rebelles Banyamulenge. L’insécurité est totale. La nuit comme le jour, des bandes armées peuvent débarquer chez vous pour exiger de l’argent, de l’alcool ou de l’essence. Si vous refusez de leur en remettre ou même si vous n’en avez pas, vous risquer tout simplement votre vie.

Les réfugiés hutus venus du Rwanda après le génocide et la guerre sont aujourd’hui tous partis. Beaucoup ont été massacrés et jetés dans le lac Kivu. Quelques uns sont rentrés au Rwanda, la plupart ont fui ailleurs, chassés par la force.

APIC: La situation économique et sociale est elle aussi dramatique…

Tout a été pillé, banques, commerces, usines, maisons, véhicules, champs etc. C’est la chasse aux dollars et aux matériels électroniques que l’ont peut exporter vers le Rwanda. Aujourd’hui les habitants sont contraints de murer leur voiture dans leur garage pour empêcher qu’on les leur vole. Au départ, ils les avaient simplement démontées, mais sous la menace des armes, les assaillants les ont obligés à remonter leur voiture pour les leur livrer. Il n’y a plus ni importations ni exportations. Mais curieusement les armes ne manquent pas !

Les hôpitaux ont été totalement pillés. Sans parler du manque de médicaments, les gens n’osent même plus y aller, car si par malheur un soldat meurt à l’hôpital, ses camarades n’hésiteront pas à tuer d’autres malades en représailles. Plus rien ne fonctionne, même des églises et des paroisses ont été fermées pour raison de sécurité après avoir subi des pillages.

APIC: Pour la population, l’unique objectif est donc de survivre ?

La survie est difficile parce que les villes sont coupées de la campagne. Les habitants de la campagne ont fui vers les villes à cause des attaques continuelles contre les villages. Trouver les biens de première nécessité devient ardu. Même les marchés traditionnels ne fonctionnent plus. Obtenir de l’huile ou du sel est pratiquement impossible. On survit uniquement avec ce que l’on peut cueillir ou ramasser sur place. Pour ceux qui ont les moyens, la possibilité existe de s’approvisionner par le Rwanda, mais le coût est prohibitif, sans compter les droits de douanes et autres taxes. Des gens sont en train de mourir de faim. Toutes les organisations internationales ont aujourd’hui quitté la région. Il n’y a plus aucune aide étrangères. Les seuls étrangers restés au pays sont les missionnaires qui demeurent là à leurs risques et périls.

APIC: Une tragédie qui se déroule à l’écart de l’attention des médias internationaux…

Tous les moyens de communications sur le plan local comme sur le plan international sont coupés. Pour un simple téléphone, il faut se rendre au Rwanda. Par chance l’Eglise a pu sauver une station de téléphone par satellite et peut ainsi atteindre l’extérieur. Elle parvient également à faire sortir l’information par des voies détournées. Ce qui lui cause aussi beaucoup de difficultés puisque lorsqu’une information sort, les militaires viennent immédiatement interroger les gens d’Eglise. Les évêques continuent à parler pour dire « nous sommes au bord du gouffre. »

Tout l’Est du Congo est aujourd’hui complètement coupé de Kinshasa. Il est pratiquement impossible pour quelqu’un de l’Est de se rendre dans la capitale ou vice-versa. Il faut alors passer par l’étranger. A Kinshasa, une personne venue de l’Est est immédiatement soupçonnée d’être complice des rebelles. A l’Est, quelqu’un venu de l’Ouest est considéré comme un agent de Kabila. La plupart des défenseurs des droits de l’homme ont été arrêtés et emprisonnés.

APIC: Dans ce contexte, l’Eglise peut-elle encore agir ?

L’Eglise continue à soutenir le moral de la population et cherche à limiter les dégâts. Nous devons essayer de préserver la valeur et la dignité de la vie humaine en évitant de diaboliser l’étranger. L’homme n’est pas toujours mauvais. L’Eglise est la seule institution de référence. Elle accomplit tous les services possibles. Elle a repris la gestion d’hôpitaux et d’écoles et même les routes ou les questions de développement.

A travers la Caritas, elle parvient à acheminer un peu d’aide, mais c’est au prix de délicates négociations avec les soldats qui prennent systématiquement leur part. Pour marchander il vaut mieux alors avoir quelques bouteilles d’alcool, ou quelques bidons d’essence, des denrées qui coûtent évidemment très cher. Caritas doit même aider le clergé. Appauvri, il est menacé de clochardisation et ne peut plus accomplir sa tâche.

APIC: Face à une telle situation, le principe de la légitime défense pour préserver sa vie et ses biens pourrait s’appliquer y compris avec le recours à la force…

Lors de la première « guerre de libération », les gens ont fui. Maintenant, ils refusent d’abandonner le territoire et sont prêts à mourir sur place. Ils se barricadent dans leurs maisons, car on ne peut plus guère circuler d’un endroit à l’autre. Sur place la population est solidaire plus que jamais.

La communauté internationale est complice de la situation. Pourquoi ne réagit-elle pas? Comment le Rwanda, qui n’exporte que quelques bananes et un peu de café peut-il disposer de stocks d’armes aussi impressionnants pour en fournir à ses alliés. Nous avons l’impression que la guerre est commandée d’en haut, en particulier par les Américains mécontents de l’action du président Kabila.

APIC: Sur le terrain comment mettre en œuvre cette résistance ?

De petits groupes d’action ont pu être mis en place pour organiser cette résistance. Ainsi lorsque des militaires sont venus pour piller une paroisse, un veilleur a eu le temps de sonner la cloche pour ameuter la population. Les gens se sont rassemblés en masse et à grand bruit en tapant sur des casseroles. Pour finir, les agresseurs n’ont pas pu accomplir leur méfait.

Autre exemple, les militaires avaient imposé une taxe de guerre de 1 dollar pour chaque caisse de bière sortant d’une des rares brasseries encore en état de fonctionner. La population n’a pas voulu soutenir même indirectement la guerre et a organisé un boycott de la bière. C’est très dur pour la communauté locale puisqu’un grand nombre de personnes travaillaient à cette brasserie.

Le commerce clandestins de denrées est encore une autre forme de résistance. Lorsqu’une personne a pu trouver un sac de sel par exemple, elle avertit discrètement les membres de sa communauté qui viennent alors s’approvisionner directement chez elle, car les marchés sont vides.

Les parents continuent aussi de refuser d’envoyer leurs enfants à l’école, même si les militaires ont demandé la réouverture des classes. Nous avons peur des rafles contre les garçons pour les enrôler de force dans les troupes armées. Quant aux filles, elles risquent aussi d’être raflées pour être violées, avec en plus le danger d’attraper le sida.

Le refus d’accepter certains billets de banque est aussi un moyen de résistance. Avec la guerre, d’importantes quantités de coupures de 20, 50 et 100 francs congolais sont parvenues au Kivu dont bon nombre de fausses. Les militaires ont pillé les banques et ont répandu cette monnaie sur les marchés. La population a alors refusé d’accepter ces billets, démonétisant en quelque sorte ces coupures. Ces billets n’ont donc plus cours mais quand des militaires arrivent avec vous êtes obligés de les accepter…

APIC: Peut-on parler aussi de résistance spirituelle ? La tentation du désespoir n’est-elle pas très grande ?

Ces épreuves ont affermi la foi des gens. Les fidèles prient et sont solidaires. Ils ont conscience qu’ils ne sortiront pas de la situation actuelle sans une force divine. Nous savons aussi que ce qui arrive est la conséquence des trente ans durant lesquels le pays n’a pas été géré. Sur le plan religieux, nous pensons qu’il s’agit d’un moment de l’histoire. Le peuple élu a lui aussi connu des périodes d’interpellation et de remise en question. Nous refusons cependant les discours de fin du monde ou de punition de Dieu de certaines sectes protestantes.

APIC: Avez-vous un espoir de solution au conflit ?

La solution pour en sortir ? Un cessez-le- feu suivi de négociations n’arrange pas vraiment les Congolais puisque les assaillants pourraient ainsi rester maîtres du territoire sur place. Le pouvoir de Kinshasa prône lui la poursuite de la guerre avec des bombardements à l’arme lourde si nécessaire pour chasser les assaillants. Ce qui évidemment se fait sur le dos de la population civile puisqu’il s’agit d’une guerre totale qui détruit tout ce qui bouge et qui respire.

La solution consisterait donc dans le départ et le retrait de l’agresseur. Se pose alors la question de savoir qui arme l’agresseur. Il faut dénoncer la complicité internationale. On peut se battre encore pendant dix ans si on ne montre pas du doigt les fournisseurs d’armes. Ce ne sont pas les Rwandais ni les Ougandais… mais d’autres.

Sans pression extérieure, il y a peu d’espoir de voir des négociations sérieuses aboutir. Une force d’interposition indépendante serait nécessaire simplement déjà pour permettre à la population de survivre. (apic/mp)

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