APIC – Interview
Croatie/Bosnie: d’abord réconcilier les victimes avec elles-mêmes
Jacques Berset, APIC
Split, 5 décembre 2000 (APIC) Cinq ans après la fin des hostilités en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, les victimes du conflit sanglant qui a déchiré les Balkans doivent d’abord se réconcilier avec elles-mêmes. Impossible sinon de pardonner à ceux qui les ont martyrisées tant au plan physique que psychique, explique s’adresse un jeune religieux croate de 45 ans, le Père Boze Vuleta, directeur de l’Institut franciscain pour la culture de la paix, à Split.
Pas facile de prôner le pardon et la réconciliation à des personnes encore traumatisées par les atrocités dont elles ont été les témoins ou les victimes. Elles ont parfois perdu tous les membres de leur famille et leurs biens dans les combats et les bombardements qui ont fait des centaines de milliers de morts, de disparus, de mutilés à vie; elles ont assisté à des viols et à des massacres; la haine est toujours présente chez nombre de victimes, ainsi que le désir de vengeance.
« Je comprends cette situation et je respecte les sentiments des gens. Vous ne pouvez pas les forcer », lâche le Père croate Boze Vuleta, rencontré au couvent franciscain de Split, en Dalmatie.
Fidèles à l’esprit de saint François d’Assise et de ses disciples, beaucoup parmi les quelque 2’500 religieuses et religieux franciscains présents en Croatie et en Bosnie-Herzégovine sont engagés depuis des années dans une mission de pacification des cœurs. Ils cherchent à bâtir une véritable « culture de la paix », une œuvre de longue haleine, seule garante d’une coexistence pacifique à long terme dans les Balkans. Fondé en 1995 vers la fin de la guerre dans la région, l’Institut dirigé par le religieux croate emploie quatre personnes à plein temps: un prêtre franciscain, une sœur franciscaine et deux laïcs, secondés par une quinzaine de religieux et religieuses disciples de saint François d’Assise.
APIC: Vous considère-t-on parfois comme un traître quand vous priez pour la paix et prônez la réconciliation, entre ennemis dont la haine est encore très tenace, dans une atmosphère empoisonnée par le nationalisme ?
Père Vuleta: Parfois oui, mais on ne nous a jamais vraiment menacés. On nous dit de faire bien attention, car on va s’adresser à des gens qui ont parfois perdu tous les membres de leur famille dans la guerre, à des familles qui n’ont pas de lieu où s’installer, à des personnes déplacées ou réfugiées qui ont perdu tous leurs biens. Les questions fusent rapidement: « A qui allons-nous pardonner ? Aux agresseurs, à ceux qui ont tué nos voisins ou nos frères, à ceux qui nous ont chassés de chez nous, qui ont brûlé nos maisons ? »
De bonnes intentions peuvent être mal interprétées. Vous ne pouvez de toute façon pas parler de réconciliation tant que la violence se poursuit. Trop souvent, dans la mentalité chrétienne, on se méprend sur le sens de la réconciliation.
Au commencement de notre action, à la fin des hostilités, les gens étaient très méfiants. A la seule mention des mots « pardon » ou « réconciliation », on devenait vite suspects, les gens ne savaient que penser. Mais ils sont restés et nous ont respectés, parce que nous sommes prêtres et franciscains. D’autres que nous auraient été chassés. Nous tentons de présenter le pardon comme une offre dont ils peuvent eux-mêmes bénéficier. Ce n’est pas une charge supplémentaire, mais une libération. Nous essayons de leur montrer combien nous comprenons leurs souffrances. Il arrive qu’ils souffrent parce qu’ils sont brûlés par la haine, ils ne parviennent pas à se libérer du mal dont ils ont fait l’expérience dans le passé. Les victimes elles-mêmes se sentent coupables.
La politique internationale cherche trop souvent l’équilibre entre agresseurs et agressés et dénie à ces derniers le statut de victimes. Tant que celui qui a subi l’agression n’est pas reconnu comme victime, il vit une situation extrêmement destructrice.
APIC: Vous leur offrez ainsi une sorte de « catharsis »…
Père Vuleta: C’est certain, c’est la première chose qui doit être faite. Le travail de pardon et de réconciliation n’a de sens que s’il est avant tout au service des victimes. Nous les aidons à soigner leurs souffrance. S’il ne sert pas à cela, il est inutile. Le pardon est une offre, un cadeau de Dieu.
J’ai participé à de nombreux séminaires ou des conférences, où l’on met ensemble des Serbes, des Croates, des Bosniaques pour les faire parler et tenter de les réconcilier. On a ainsi pu réunir une centaine de personnes. Dans 95% des cas vous rencontrez les mêmes gens, très souvent des intellectuels… des gens qui n’ont pas besoin d’être convaincus de la nécessité d’établir des relations pacifiques entre les communautés ou de la réconciliation entre les hommes. L’attitude habituelle est de faire comme s’il n’y avait aucun travail à effectuer à l’intérieur des communautés elles-mêmes.
APIC: Quel genre de gens rencontrez-vous dans votre travail de réconciliation?
Père Vuleta: Notre travail s’adresse en premier lieu aux Croates parce que les Croates sont catholiques. Nous nous adressons aux gens qui ont souffert durant la guerre, qui ont perdu des êtres chers, leurs biens: des réfugiés, des personnes déplacées, la jeunesse. Nous essayons de les toucher avant tout à travers les structures existantes, à l’église, lors de retraites spirituelles, de célébrations chrétiennes.
Ces expériences existentielles apportent quelque chose de beaucoup plus fort que n’importe quelle parole. Les funérailles de quelqu’un tué durant la guerre font beaucoup plus en faveur de la réconciliation que nombre de séminaires. Le sacrement de la réconciliation agit de même, la messe, l’eucharistie. Si nous réussissons à convaincre les membres de notre communauté catholique des valeurs du pardon, de la réconciliation et de la paix, nous aurons fait notre travail. Ces gens n’auront ensuite aucun problème à bâtir des relations pacifiques avec les autres communautés.
APIC: Cela signifie que vous ne travaillez pas avec les autres communautés, que vous ne mettez pas ensemble Croates, Serbes et Musulmans ?
Père Vuleta: La plupart du temps nous nous adressons aux Croates. Mais nous organisons aussi des rencontres de prières interreligieuses chaque année à Split, Zagreb, Sarajevo ou Mostar, qui rassemblent catholiques, orthodoxes, juifs, protestants et musulmans. Nous en avons mises sur pied à Vukovar ou Ilok, en Slavonie orientale, où presque tous les Croates avaient été chassés pendant l’occupation serbe.
L’an dernier, nous avons passé deux semaines à Knin, l’ancienne capitale de la « République serbe de Krajina ». (Ses habitants, des Serbes de Croatie, ont quitté de gré ou de force la région en août 1995 durant l’opération « Tempête », la guerre éclair menée par l’armée croate qui a mis un terme à la présence armée serbe en Croatie). Notre premier but n’était pas de rassembler les gens des diverses communautés dans un séminaire ou un colloque. La philosophie de base de notre approche est différente.
Nous nous sommes adressés aux seuls Croates. Il était impossible que des Serbes vinssent à nos séminaires, car la situation était alors très tendue: la guerre est encore si proche! Les gens doivent d’abord lutter pour trouver des solutions aux nécessités de base, pour survivre. Si dans ce cas vous mettez les gens des deux communautés ensemble, cela finirait certainement par des bagarres. Je comprends cette situation et je respecte les sentiments des gens. Vous ne pouvez pas les forcer. Quand vous travaillez pour la paix, vous devez être prêts à ne jamais voir un jour les fruits de votre action! (apic/be)
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