France: Danseur à l’Opéra de Dusseldorf à 20 ans, et prêtre à 28 ans
Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC
Vernon, 6 novembre 2000 (APIC) Danseur à l’Opéra de Dusseldorf, en Allemagne, il y a 8 ans à peine, Franck Legros, 28 ans, est aujourd’hui prêtre dans la paroisse de Vernon, près d’Evreux. Enfant, la messe le fascinait. Mais la musique classique et la danse aussi. C’est cette dernière qu’il choisira, dans un premier temps, pour suivre une trajectoire peu banale: le Conservatoire, le Jeune Ballet de France, les tournées, d’opéra en opéra, de Cannes à Paris, de l’Afrique à l’Orient, puis l’Opéra de Dusseldorf. Cela jusqu’au jour où il décide de passer de la scène à la cène. Pour être ordonné prêtre le 25 juin 2000. Interview.
Natif de Normandie, dans le diocèse d’Evreux, Franck Legros – cela ne s’invente pas pour un danseur! – est issu d’une famille sociologiquement chrétienne, sans plus. Très tôt, la danse l’attire, malgré les réticences de sa mère. Fière ensuite de son rejeton, vu l’allure que prenait sa carrière, elle est un peu désabusée en apprenant son choix de laisser la danse pour devenir prêtre. « A tout prendre, elle préférait me voir sur les planches plutôt que dans les ordres ».
Rien ne vous prédisposait à devenir prêtre?
Franck Legros: Rien, en effet. D’autant que très jeune, j’ai eu une attirance musicale, bien avant de l’avoir pour la danse. Ma famille n’était pas ce qu’on appelle pratiquante. Nous n’allions jamais à la messe ensemble, lorsqu’on y allait.
Vous avez intégré très tôt le Jeune Ballet de France. Quelle a été votre trajectoire?
J’ai commencé la danse dès l’âge de 9 ans dans une école privée que j’ai fréquentée durant 4 ans, avant de passer avec succès un examen au Conservatoire régional de Rouen. Il m’a alors fallu quitter le collège de ma ville pour me rendre en internat à Rouen, y parcourir pendant 4 ans le cursus, et obtenir en fin de compte une médaille d’or. Parallèlement, chaque mercredi, je prenais des cours avec un professeur de l’Opéra de Paris. A 17 ans, j’ai eu la chance de rejoindre le Jeune Ballet de France à Paris, après une audition, et j’ai quitté le lycée sans avoir mon bac. Ce fut mon premier engagement professionnel.
N’entre pas qui veut dans cette institution artistique?
Non. C’est un privilège que d’y entrer, en raison du prestige qui l’entoure. Il a pour vocation de prendre les danseurs et danseuses à la sortie des écoles ou des conservatoires pour ensuite les faire entrer dans des compagnies professionnelles.
L’adolescent que vous êtes, les rencontres et la vie nouvelles vous font quelque peu claquer la porte au religieux, à la religion… à ce qui vous attirait pourtant dans votre enfance?
Mon adolescence précoce peut l’expliquer. J’étais de plus en plus accaparé par l’esprit de la danse et le spectacle. Il y avait là quelque chose de grisant et de génial pour l’adolescent de 17 ans que j’étais: les projecteurs, les applaudissements, le public, la scène. En même temps, je vivais à l’heure de mes revendications, y compris à l’égard du pape, de l’Eglise. Sans doute les questions que les jeunes se posent à un moment de leur vie. Cette remise en cause a permis une certaine distance par rapport à l’Eglise. Il n’en demeure pas moins que lorsque je partais en tournée, j’avais toujours la Bible avec moi. Je tenais à la prière, alors que, c’est vrai, je n’avais plus de lien institutionnel avec l’Eglise.
Cette distance, à ce moment là, et les questions qui sont les vôtres, aujourd’hui, vous servent-elles pour le prêtre que vous êtes désormais?
Je le pense. Mais je crois aussi que mes revendications étaient à l’époque davantage à mettre sur le compte d’un manque de connaissance de l’Eglise. Des gens qui m’ont côtoyé avant disent ne pas me comprendre. Personnellement, je considère cela comme une conversion. D’autres parlent de « trahison », même si le terme est fort, d’autres encore pensent que je me suis « laissé avoir » par l’appareil, l’institution.
Revenons à la danse, à votre année passée au Jeune Ballet de France…
Les trois premiers mois ont été marqués par des répétitions quotidiennes intenses, à Paris. Puis est venue l’époque des tournées, d’abord en France, puis à l’étranger. Une vie dense, forte, avec des spectacles un peu partout, parfois deux, voire trois représentations par jour. Ma première tournée m’a amené en Afrique de l’Est, la seconde au Moyen Orient.
La grande vie, en quelque sorte…, mais avec la discipline supposée pour un danseur…
Oui. De l’Opéra Comique à l’Opéra de Cannes, en France, en passant par des tournées à l’étranger, en dansant sur des musiques de Casse Noisettes et de l’inévitable Lac des cygnes, pour ne citer que quelques airs parmi les plus connus. Reste que le train de vie que nous menions m’a interpellé, et aidé à me poser la question de ma vocation. En Afrique ou ailleurs, d’autres réalités s’offraient à moi, comme la pauvreté et les injustices sociales, alors que notre troupe, bien souvent, dansait devant les gouvernements. Nous vivions dans les grands hôtels, étions reçus dans les ambassades. Le contraste entre notre vie de luxe et ce que vivait la population était terriblement saisissant, insupportable.
Vient ensuite le tournant de votre carrière, avec votre passage à l’Opéra de Dusseldorf. L’escalade vers le haut de l’affiche, puisque vous remportez le concours de cette prestigieuse institution culturelle…
J’avais 18 ans en effet lorsque j’y ai été admis, après avoir passé l’audition. Cette vie ne m’offrait en réalité que peu de loisirs. Il est vrai que le métier de danseur prend beaucoup. Et qu’on se donne l’impression que notre vie entière est un loisir. Les journées commençaient invariablement par les cours du matin, l’entraînement avec la barre, puis venaient les répétitions, suivies d’autres répétitions l’après-midi, et les spectacles le soir. En moyenne, nous nous produisions trois à quatre fois par semaine, selon les saisons. Et plus encore à l’approche de Noël. Cette époque a également été pour moi un temps de stabilité géographique, avec moins de tournées, et donc un temps propice à la réflexion.
Une réflexion qui a fini par déboucher sur une totale remise en question. A quel moment?
Au début de ma seconde année à Dusseldorf. Au sortir d’une répétition qui ne s’était pas très bien passée, j’ai éprouvé le besoin de faire le point, de mener une réflexion sur ma vie. Je me souviens avoir marché longtemps, cet jour là. Plus tard dans la soirée, autour de ma table cette fois, j’avais cerné trois questions, essentielles à mes yeux: le bonheur, c’est quoi?; qu’est-ce que réussir sa vie?; c’est en ayant fait quoi que je pourrai dire à la fin de ma existence que j’ai réussi ma vie? S’ajoutent alors les évidences qui vous assaillent forcément dans ces moments de doute: la danse s’arrêtera un jour, les projecteurs s’éteindront et les applaudissements ne seront plus qu’un souvenir.
L’éphémère, en quelque sorte?
Ce que je vivais ne pouvait pas être le bonheur. Ma conviction était que cette notion devait être quelque chose de stable, de durable. D’où ma conviction que le seul bonheur solide et immuable ne pouvait être que Dieu. Et qu’il fallait que je m’y consacre. Rien à voir avec une déprime passagère. Depuis ce jour, la prière a pris de plus en plus d’importance.
Au départ de votre carrière de danseur, des questions existentielles vous ont lié davantage à l’art qu’au spirituel, ces mêmes questions existentielles vous ramènent au spirituel…
En entrant dans le monde de la danse, je ne me posais pas la question en ces termes. Le plaisir de danser, d’être sur scène et de faire des spectacles prévalait. Or la notion de bonheur, beaucoup plus profonde et englobant d’ailleurs le plaisir, est bien plus large. Un jour est venu le moment où j’ai été appelé à autre chose, à trouver plus de plaisirs et de joie en consacrant ma vie à Dieu. J’ai alors laissé de côté l’esprit de la danse. Et la danse.
La rupture
Pas tout à fait. J’avais un contrat à respecter: terminer la saison. Près de 9 mois se sont encore écoulés, même si je me détachais de plus en plus de mon métier, au point que durant les pauses, je lisais des bouquins de « philo » ou de spiritualité, par exemple. J’avoue que ma mère n’était pas très contente, même si elle ne l’a jamais exprimé. Si ce n’est la fois où je lui ai annoncé par téléphone de Dusseldorf mon choix d’entrer au séminaire. « Tu es fou, tu vas rater ta vie », m’avait-elle rétorqué. Visiblement, nous n’étions pas sur le même registre. Je suis entré au séminaire de Issy-les-Moulineaux, près de Paris, en 1992.
Vous n’avez pas craint de vous sentir à l’étroit dans vos nouveaux murs?
Ce fut en effet ma peur, alimentée par une question: comment cela se passera-t-il, pour moi qui dansais toute la journée, plongé dans un monde de musique, pour ensuite subitement me retrouver dans des salles de cours. En fait de transition, je ne me suis aperçu de rien, enthousiasmé par le chemin spirituel qui était désormais le mien, par la découverte théologique, des amis nouveaux, de la pastorale passionnante.
Le célibat, la chasteté… or, dans la danse, il y a toute une sensualité qui s’exprime. La danse, par le geste notamment, sublime le corps. Chasteté et sensualité ne font pas bon ménage?
Ces deux notions vont difficilement de pair. Il y a là deux manières d’habiter le corps. En liturgie, je trouve important de bien se tenir, d’être agréable à voir. La chasteté ne fait pas fi du corps, elle le guide, avec ce que la notion d’ascèse implique. Quant à la sensualité… encore faut-il voir ce qu’elle englobe. Dans la danse, la sensualité demeure très égocentrique.
L’idée de faire marche arrière ne vous a pas effleuré?
A aucun moment. Et cela fait maintenant 8 ans. Jamais je ne me suis dit: « maintenant j’arrête, je retourne à la danse ». Je n’ai plus jamais dansé, sinon en montant des spectacles avec des jeunes, en dansant occasionnellement, avant mon ordination, et notamment pour les JMJ en 1997, à Paris, dans le cadre d’une veillée de jeunes.
En juin 2000, vous passez définitivement de la scène à la cène…
…Le jour de mon ordination, une grande surprise m’attendait, ma professeure de danse du conservatoire était présente, ainsi qu’un danseur que je n’avais pas vu depuis des années. Ils m’ont accueilli à l’entrée de la cathédrale. J’ai ressenti cela comme une grâce. Les paroissiens? Ils m’ont reçu avec une curiosité qui a su rester discrète. Je crois même que certains sont fiers. Mon expérience les interpelle.
Les feux de la rampe se sont éteints. Vous semblez avoir définitivement tourné la page… mais pourquoi n’avoir pas été à la fois prêtre et danseur…
Dans l’absolu, je pense qu’il aurait été possible de le faire. Moins dans la pratique, parce que trop difficile à réaliser spirituellement. On peut toujours se dire qu’on va danser pour Dieu, et que tout ce qu’on fait, c’est pour Lui, alors qu’en réalité, on ne ferait que rattraper ce qu’on a déjà donné.
En d’autres termes
Qu’il est loisible de se dire qu’on le fait pour Dieu. Quand en réalité c’est pour sa propre gloire. (apic/pr)
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