Suisse. Le Père Boris Bobrinskoy, docteur Honoris causa de l’Université de Fribourg

APIC Interview

L’heure de vérité a sonné pour le dialogue œcuménique

Par Marie-José Portmann, de l’APIC

Fribourg, 15 novembre 2000 (APIC) Fait docteur honoris causa de la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg le 15 novembre, à l’occasion du «dies academicus», le Père Boris Bobrinskoy estime que l’heure de vérité a sonné pour le dialogue œcuménique. Il souligne que l’honnêteté dans les relations entre catholiques et orthodoxes a progressé et que les déclarations d’amitié de façade sont désormais dépassées.

Doyen de l’Institut de Théologie orthodoxe Saint-Serge à Paris et professeur de théologie dogmatique, le Père Boris Bobrinskoy a fait ses études à Paris, Athènes et Neuchâtel. Aujourd’hui, à 75 ans, il a gardé un accent «entre Sambre et Meuse», hérité à Namur, à Paris et à Meudon, de ses années d’internat chez les jésuites de la Province belge, en charge d’enfants russes orthodoxes. «J’ai une dette de reconnaissance envers ces Pères; j’ai gardé leur ouverture et leur ardent désir d’aider la Russie», explique-t-il à l’agence APIC, dans une interview où il revient sur la déclaration vaticane «Dominus Iesus», sur la notion d’»Eglises sœurs», sur la visite que Jean Paul II désire faire à Alexis II, patriarche de Moscou, ou encore sur le symbole de résurrection des canonisations du Jubilé de l’an 2000.

APIC: Après l’»échec» cet été de la rencontre entre catholiques et orthodoxes à Baltimore et les mises au point de la déclaration vaticane «Dominus Iesus», l’Eglise orthodoxe ressent-elle encore l’Eglise catholique comme une Eglise sœur?

P. Bobrinskoy: Il y a des défaites plus fructueuses que certaines victoires de façade. Nous avons eu trop de déclarations triomphalistes qui n’allaient pas au fond des choses. Je ne partage pas les vues totalement pessimistes de certains observateurs, liées à une certaine naïveté. Les divergences entre les deux Eglises sont en réalité très loin d’être surmontées. Une déception était inévitable: il fallait qu’arrive l’heure de vérité.

Dans cette perspective, «Dominus Iesus» n’est pas non plus une mauvaise chose. Cela peut vous étonner de la part d’un orthodoxe. Prenez l’expression «Eglises sœurs». Les Eglises orthodoxes comme l’Eglise catholique sont réticentes à appliquer la notion d’Eglise sœur à des Eglises qui sont seulement en situation de cousinage et ne communient pas au même calice. C’est peut-être un progrès dans l’honnêteté de nos relations que de ne pas jouer avec des termes qui cachent des situations douloureuses. Pourtant la notion d’Eglise sœur a de positif qu’elle exprime à qu’elle exprime à la fois nos origines communes et notre espérance de parvenir à l’unité totale.

APIC: Des théologiens orthodoxes comme Olivier Clément ont cependant exprimé leur vif dépit face à la déclaration de Mgr Ratzinger.

P. Bobrinskoy: S’il y a du dépit, c’est vis-à-vis d’une certaine politique de la curie romaine. Bien que je pense qu’il y ait des contradictions entre les dicastères du Vatican. Je suppose aussi qu’il y a des nuances entre le Secrétariat pour l’unité des chrétiens et d’autres instances qui dirigent la politique catholique-romaine face aux pays orientaux et à l’uniatisme, par exemple.

APIC: Jugez-vous souhaitable une rencontre prochaine entre Jean Paul II et Alexis II, patriarche de Moscou et de toute la Russie ?

P. Bobrinskoy: Les rencontres peuvent faire parfois plus de mal que de bien, de même que les conciles peuvent être des conciles de désunion. Certains voyages de Jean Paul II ont été des succès, comme celui effectué en Roumanie. D’autres, comme celui fait en Géorgie, ont été moins bien reçus dans la conscience orthodoxe et catholique. Nous respectons le désir de Jean Paul II d’embrasser le sol de la Russie, de rencontrer le patriarche Alexis II et de bénir les fidèles catholiques de rites latin ou uniate (ndr: fidèles gréco-catholiques de rite byzantin, persécutés sous Staline et contraints à la clandestinité durant la période communiste). La question est de savoir si ce voyage ne crispera pas davantage encore les consciences orthodoxes qui sont encore meurtries.

APIC: L’uniatisme n’est-il pas, plus que l’infaillibilité papale, le véritable obstacle à la réconciliation entre Eglises orthodoxe et catholique-romaine?

P. Bobrinskoy: L’attitude des orthodoxes envers l’uniatisme est aussi diverse et complexe que l’uniatisme lui-même. Les Eglises uniates sont écartelés entre l’allégeance à Rome et leurs racines orthodoxes. Deux grandes traditions se font face à travers elles. Peut-être qu’à travers les souffrances de nos frères uniates se manifestera peu à peu l’exigence d’un discernement et d’une charité de la part des latins et des byzantins. Il est impensable de réaliser une unité sur le corps de nos frères uniates et de leurs martyrs.

APIC: Dans le contexte de tensions entre les tenants fondamentalistes et modernistes de l’Eglise orthodoxe russe, comment faut-il interpréter le signe de la canonisation de plus d’un millier de croyants orthodoxes, clercs et laïcs, dont une majorité ayant vécu durant ce siècle.

P. Bobrinskoy: C’est un très grand événement, pour nous, orthodoxes, quelles que soient nos origines ethniques. L’Eglise russe dans cette fin de millénaire reconnaît la confession de foi allant jusqu’au martyre non seulement des 1154 canonisés, mais de centaines voire de milliers de fidèles, de tout ordre ecclésiastique ou social, qui ont péri au nom du Christ. Le symbole de résurrection de l’Eglise russe est d’autant plus fort que les canonisations ont coïncidé avec la consécration de la cathédrale du Christ-Sauveur, construite en trois ans. C’est une sorte de manifeste de reconnaissance et de triomphe de la foi, de l’Esprit Saint dans lequel l’Eglise s’est reconnue. Cela implique une prise de position par rapport aux gouvernements passés et à ceux qui furent les instruments de ce martyre.

APIC: Quel a été le retentissement de la canonisation du tsar Nicolas II chez les orthodoxes de France et à l’étranger?

P. Bobrinskoy: Multiple: en France, nous faisions des offices funèbres en mémoire du tsar et de sa famille tous les ans. Après la canonisation, notre archevêque nous a dit. «Vous ne pouvez plus prier pour la famille impériale, parce qu’on ne prie pas pour les saints, on les invoque. Cela montre le lien spirituel et d’affection avec la famille impériale. Sur le plan politique, le règne de Nicolas II a été plus que discutable et cela explique un certain désarroi au sein de l’épiscopat. Par ce que j’appelle un miracle, il s’est dégagé au moment du vote du concile des évêques, en août dernier, un mouvement d’unanimité croissante pour dire que c’est au terme de la vie que l’on juge de la sainteté de l’homme chrétien.

APIC: Comment les Eglises occidentales aident-elles les Eglises de l’Est, de Russie en particulier, à se relever de 70 ans d’athéisation forcée?

P. Bobrinskoy:: L’élan théologique a été brisé dès le début de la révolution. Les écoles religieuses ont été fermées. Les groupes qui cherchaient à faire survivre la pensée orthodoxe ont été liquidés. A la fin de la perestroïka, tout semblait à refaire. Les bibliothèques étaient vides, les manuels dataient d’avant 1917. Les cadres manquaient cruellement.

Face à l’étonnante vitalité de l’Eglise russe, du monachisme et du renouveau auquel on assiste aujourd’hui, c’est l’image du phœnix renaissant de ses cendres qui me vient à l’esprit. Le feu couvait: par la prière, l’esprit religieux, l’art iconographique, des courants ont traversé les décennies de communisme. Il n’y a pas eu de coupure complète. L’émigration russe, à l’instar de l’Institut Saint-Serge à Paris, a cherché à maintenir la tradition et à la développer. Des centaines d’ouvrages, des milliers d’articles dans les domaines de la pensée, de la philosophie religieuse, de la théologie, de la patristique, de la liturgie, de la pastorale ou de la catéchèse ont été publiés et sont aujourd’hui rendus à la Russie.

APIC: En contact direct avec les confessions chrétiennes majoritaires en Occident, la diaspora orthodoxe a développé le dialogue œcuménique et une pensée théologique libre alors que l’on estime cette ouverture dangereuse en Russie.

P. Bobrinskoy: L’Eglise russe en Occident a tout d’abord essayé de survivre, sans aucun projet de prosélytisme ou de mission. Les Eglises russes de la diaspora ont collaboré avec tout ce qu’il y a de vivant et de fort dans les Eglises catholique et réformées, par le truchement du Conseil œcuménique des Eglises et du mouvement œcuménique. Le dialogue théologique s’est établi avec l’Eglise russe et les Eglises orthodoxes en général, dans un aller-retour serein. L’Eglise russe, quant à elle, perçoit dans certaines actions des Eglises évangéliques ou catholique une volonté de mission, et même de prosélytisme.

APIC: On se souvient de la destruction publique, en 1998 à Ekaterinbourg, d’ouvrages qualifiés d’»hérétiques» des Pères Alexandre Men, Alexandre Schmemann ou encore Jean Meyendorff et de la mise à l’écart de prêtres engagés pour l’œcuménisme.

P. Bobrinskoy: Ces autodafés ont mis en évidence certains traits caricaturaux de milieux orthodoxes peu cultivés et peu formés. Il n’est pas du tout dit que cela ne continue pas ici ou là. Cela montre qu’il y a encore beaucoup à faire. Cette méfiance est inhérente à la pensée et à la tradition russes. Prenez par exemple la réaction de rejet des vieux croyants face à la rénovation des livres liturgiques, l’opposition de l’»Eglise russe hors frontières» par rapport à l’Institut Saint-Serge et au courant de recherche théologique libre: la Russie est déchirée entre le désir d’une pensée religieuse approfondie, fidèle à la tradition et libre, et d’une volonté de fidélité absolue à une tradition, fidélité vécue parfois d’une manière quelque peu livresque. (apic/mjp)

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