Entretien avec le Père jésuite Jean-Yves Calvez, de passage à Fribourg

APIC – Interview

L’Eglise en manque d’analyse face à la « nouvelle économie »

Jacques Berset, APIC

Fribourg, 28 juin 2000 (APIC) L’Eglise n’a pas encore traité sérieusement de la « financiarisation » de l’économie, estime le Père jésuite Jean-Yves Calvez, de passage à l’Université de Fribourg à l’invitation du CIDRESOC (*). A l’heure de la mondialisation et de la « nouvelle économie », la doctrine sociale catholique semble bel et bien être en retard d’une guerre.

Dans son dernier ouvrage, « Les silences de la doctrine sociale catholique », le Père Calvez dresse en effet un bilan critique de l’apport de Jean Paul II dans ce domaine. Le pape venu de Pologne a pourtant eu le grand mérite de relancer la doctrine sociale de l’Eglise, éclipsée pendant des décennies par l’hégémonie de la pensée marxiste et désormais par la « pensée unique » néo-libérale. « Son encyclique sur le travail humain ’Laborem exercens’ a déjà 20 ans… Et 20 ans, c’est beaucoup dans le monde actuel: la réalité économique et financière a bien changé depuis, on a assisté à un certain divorce de la finance par rapport à l’économie! »

Le célèbre jésuite a eu quelque influence – en tant que membre du Conseil pontifical « Justice et Paix » – dans l’élaboration de certaines encycliques sociales. Aujourd’hui, il n’a cependant aucune indication sur la volonté éventuelle de Rome de publier un tel document sur l’exclusion sociale, la marginalisation et le chômage. La conjoncture socio-économique réclame en effet un tel document pontifical traitant des conséquences négatives de la « financiarisation » de l’économie. Il le souhaite ardemment et n’en fait pas mystère.

Pour le Père Calvez, un certain « capitalisme rhénan », productif et doté d’une certaine responsabilité sociale, a dû céder le pas devant les assauts d’un capitalisme anglo-saxon à la sauce reagano-thatchérienne. La « financiarisation » de l’économie, dépourvue d’une réflexion éthique, engendre spéculation et mise en péril des entreprises et des emplois. Le capital des entreprises ne doit pas être diabolisé, mais partagé, notamment par l’actionnariat des salariés; les droits de l’homme et la démocratie sont aussi des champs où l’Eglise doit davantage s’exprimer.

APIC: A l’heure de la mondialisation et de la globalisation des marchés – avec son cortège de déséquilibres sociaux et de croissance des inégalités – on a l’impression que la doctrine sociale catholique n’est pas pertinente, qu’elle est en retard d’une guerre ?

P. Calvez: On ne peut certainement pas reprocher à l’Eglise de ne pas avoir suffisamment parlé du libéralisme économique depuis plus d’un siècle déjà. Elle a pris position à de nombreuses reprises depuis la publication, en 1891, de l’encyclique « Rerum novarum » du pape Léon XIII, qui marque le début de la préoccupation moderne de l’Eglise universelle pour les problèmes sociaux de l’ère industrielle.

Si vous parlez de l’actuelle « financiarisation » de l’économie, je concède que l’on a très peu abordé la question de l’économie financière. Le Concile Vatican II n’y consacre que quelques lignes. On trouve des propos intéressants au début des années 80 sur la dette des pays en développement, mais pas grand-chose sur la bourse comme telle, les marchés financiers et leurs conséquences, la spéculation financière, etc.

Le monde a connu ces derniers temps tellement de krachs financiers – comme l’effondrement du système financier russe ou la crise asiatique, sans parler des soubresauts de Wall Street ou de l’impact quotidien des spéculations sur les entreprises – qu’une réflexion éthique fondée est plus nécessaire que jamais. J’estime qu’il est plus urgent que jamais d’analyser ces phénomènes et de prendre position à la fois sur des pratiques et sur des régulations possibles. Il y a des domaines dans lesquels l’Eglise n’a pas la capacité d’agir directement, mais elle doit encourager les gens à réfléchir et à chercher des solutions et des programmes, par exemple dans le domaine de la lutte contre le chômage de longue durée, le partage du travail et le développement du travail de proximité dans le domaine de la santé, de l’éducation, de la culture… L’Eglise peut attirer l’attention – sans toutefois les canoniser ! – sur un certain nombre de pistes.

APIC: Concrètement, pour tenir compte du saut qualitatif de ces dernières années dans le domaine économique et financier, vous plaidez pour une encyclique sociale sur la « nouvelle économie ».

P. Calvez: On l’a dit… On a même prétendu que j’en connaissais le canevas. Ce n’est bien sûr pas le cas! Je ne milite pas plus pour une nouvelle encyclique que pour un autre document, mais je plaide pour un engagement. Et comme les engagements passent toujours un petit peu par des documents, en ce sens-là, oui, je plaide pour une nouvelle encyclique! Car « Laborem exercens » date de 20 ans. Notons toutefois que Jean Paul II, réagissant à la chute du communisme, avait pris – en 1991 déjà ! – une position beaucoup plus réservée face à tous les enthousiastes de l’époque qui annonçaient le règne désormais incontesté de la seule économie libérale. Il avait mis des freins à cet enthousiasme et cela avait été noté.

Depuis ce temps-là, il s’est passé beaucoup de choses, en particulier dans le domaine de l’économie financière et je crois que l’analyse mériterait d’être reprise de manière nouvelle. Jusqu’à présent, l’Eglise ne l’a pas fait. Or il y a là une donne majeure qui appelle une réflexion et des prises de position courageuses, susceptibles d’encourager les décideurs à ne pas être seulement des défenseurs des positions acquises. Au positif, cette « financiarisation » irréversible est source d’une plus grande souplesse dans les échanges commerciaux. Ce qui n’est pas acceptable, c’est que quantité de gens spéculent sur les flux financiers sans aucun souci éthique et mettent en péril par la seule spéculation la vie des entreprises. C’est cela qu’il faut limiter.

Quelques uns de mes amis en France, dont des financiers, des inspecteurs des finances, des spécialistes, ont réfléchi à ces nouveaux défis et ont analysé de façon critique ces opérations financières. Ils ont rédigé il y a cinq ans déjà un petit livre sur « les opérations financières modernes au regard de la doctrine sociale catholique » que l’on a présenté au président du Conseil pontifical « Justice et Paix », à l’époque le cardinal Etchegaray. Ce document a reçu un accueil très favorable et l’ouvrage est paru sous le patronage de « Justice et Paix » à Rome. Il n’a aucun caractère officiel. Je regrette qu’il n’y a pas eu une reprise approfondie de cette thématique, avec d’autres contributions, et que le même Conseil « Justice et Paix », ou le pape lui-même, ne s’engagent pas de manière plus officielle.

APIC: Pensez-vous que le peuple, à la base, a les moyens de résister aux tendances actuelles de la mondialisation et d’imposer une véritable démocratie dans le domaine économique ?

P. Calvez: C’est une question d’avenir au centre de notre sujet. Si on veut véritablement un changement, il faut prendre en compte le fait qu’on assiste à une certaine généralisation de l’actionnariat. Donc si l’on veut une participation démocratique un tant soit peu réelle, il faut éduquer le maximum de gens, viser des « placements éthiques ». Des fonds de pension de travailleurs américains, par exemple, jouent un rôle négatif pour le maintien de places de travail dans d’autres pays, taux de rendement oblige! C’est certainement un piège, mais les gens se laissent piéger! Qu’en pratique des salariés exploitent des salariés, ce n’est pas très normal. Il faut tout de même faire prendre conscience aux gens des conséquences de leurs actes.

Si le salarié, pour gérer sa caisse de pension, dépose sa confiance entre les mains de techniciens de la finance, il doit commencer à mettre ses conditions. Le monde financier n’est pas si mystérieux que les gens à la base ne peuvent pas être associés à la gestion. Je plaide pour une éducation à la connaissance des mécanismes, pour l’incitation à l’association, par exemple syndicale, afin de pouvoir exercer une influence. Les « placements éthiques » font sourire certains, qui arguent que ce n’est qu’une goutte d’eau dans la mer. Mais ce sont ces gouttes d’eau qui font finalement changer peu à peu les mentalités.

APIC: Vous voyez donc favorablement le développement de mouvements comme ATTAC, l’Association pour une taxation des transactions financières pour l’aide au citoyen, qui veulent taxer les opérations financières pour venir en aide aux pays pauvres?

P. Calvez: Je suis intéressé par les discussions sur la « Taxe Tobin » (du nom de l’économiste américain James Tobin, Prix Nobel d’Economie 1982), ce sont des pistes pour l’action. Je pense que l’on doit progresser dans cette direction, mais ce n’est pas simple à mettre en œuvre. Cela ne peut se concevoir qu’au niveau mondial, sinon les places boursières des pays qui adopteraient ces taxes seraient affaiblies.

Reste à savoir quel usage on fait du produit de cette taxation. Je verrais bien parallèlement l’instauration de garanties établies par des instances régulatrices internationales, via des codes informatiques alloués aux spéculateurs, afin qu’ils ne puissent pas prendre indûment des risques; qu’on s’assure qu’ils ne se livrent pas aux opérations financières sans un sou vaillant en poche et que, le cas échéant, ils paient les pots cassés. Je crois à la moralisation de la finance. Il y a bien en France la Commission des opérations en bourse (COB). Il faudrait aussi restreindre les paradis fiscaux.

APIC: Pour en revenir à la doctrine sociale de l’Eglise, j’ai l’impression qu’elle est largement ignorée de la base, même dans les milieux politiques qui se réclament de la tendance démocrate-chrétienne… Elle n’apparaît pas, du moins chez nous, comme une référence fondamentale pour les programmes de ces formations politiques.

P. Calvez: Quand vous dites que la doctrine sociale de l’Eglise est inexistante dans le public, à la base, vous avez peut-être raison. Mais il y a davantage de hauts responsables, dans les organisations internationales, qui en sont conscients, par exemple un Michel Camdessus, qui vient de quitter la tête du Fonds Monétaire International, d’autres responsables aussi, à la Banque Mondiale, à l’UNESCO, à l’OCDE, etc. Si ces personnes en savent peut-être plus à ce propos, c’est parce que l’Eglise a fait attention à eux: ils reçoivent systématiquement les documents romains, on organise des colloques auxquels ils sont invités, à Paris, New York ou Washington.

Si à ce niveau-là, la doctrine sociale chrétienne n’est pas pertinente, c’est de leur faute, car il leur appartient de la traduire dans la réalité. Certes, le pape attire l’attention sur des problèmes, mais ce n’est pas lui qui va dire ce qu’il faut faire dans les réglementations du Fonds Monétaire International.

Pour en revenir à la base, au niveau du grand public ou des cadres intermédiaires, on doit déplorer l’ignorance généralisée de la doctrine sociale catholique. Cela vient du fait que si le pape consacre 10% de son temps à cette problématique, le curé du coin n’y consacre pas 1%! On constate un manque trèès fort de relais au niveau de l’Eglise de ce point de vue. On ne peut plus compter comme par le passé, pour diffuser cette pensée, sur des mouvements d’action catholique comme la JOC, l’ACO, les syndicats chrétiens. J’ai encore connu dans ces mouvements des gens qui savaient par cœur les encycliques.

APIC: Dans le milieu catholique de base, on a l’impression d’aller depuis quelques années davantage en direction d’une certaine tendance charismatique ou piétiste plutôt que vers un engagement de type « Action catholique » ? Vous souhaitez donner des impulsions pour un renouvellement de la doctrine sociale catholique.

P. Calvez: C’est très juste, je le constate aussi. Et même quelquefois, chez ceux qui dépassent ces sensibilités, il y a tout de même une certaine tendance à se replier sur l’éthique personnelle et à ne pas trop s’aventurer sur le terrain des problèmes structurels. On a trop souvent négligé et privatisé les exigences éthiques dans le domaine économique.

On se trouve actuellement en fin de ontificat, c’est un fait, et même si on sent que le pape est préoccupé lui-même des conséquences des développements économiques actuels, je sens que c’est tout de même un homme fatigué. En conséquence, l’on assiste à un certain attentisme dans son entourage, à une certaine frilosité. Ainsi, le Conseil pontifical « Justice et Paix », actuellement, ne fait pas tout ce qu’il pourrait faire. Il en fait certainement moins qu’il y a encore dix ou quinze ans. De nouvelles impulsions sont nécessaires, car il y a des enjeux importants dans lesquels on devrait se risquer le plus vite possible. Je pense qu’il faut redonner du souffle à la doctrine sociale, qu’il y a du neuf à faire. (apic/be)

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