Uruguay: Sara Mendez cherche toujours son fils Simon, enlevé en 1976 par la junte
Pierre Rottet, de l’agence APIC
Genève, 12 juin 2001 (APIC) Simon Riquelo aura 25 ans le 22 juin prochain. Sur le site web qui lui est consacré, l’image de Simon, bébé de 20 jours, apparaît. Il tend les bras, confiant en la vie. C’était compter sans la junte uruguayenne qui a sévi dans les années 70 en Argentine, à l’époque des dictatures militaires. Le 23 juillet 1976, Simon était arraché à sa maman, lorsque Sara Mendez a été transférée dans un camp d’internement pour y être torturée. D’où par miracle elle ressortira vivante. Elle n’a plus jamais revu son fils.
Contraste entre un destin terrifiant et la douceur de la voix de cette femme de 56 ans, Sara raconte à l’APIC le combat sans répit qu’elle mène désormais, contre l’impunité de ses bourreaux. Pour son fils, et les milliers « de disparus » en Uruguay et ailleurs, en Amérique latine. Aujourd’hui, elle recherche Simon, et s’apprête une nouvelle fois à saisir la justice de son pays. En 1976, 13 enfants uruguayens « disparaissaient » en Argentine. Seuls neuf d’entre eux furent retrouvés.
Sara Mendez est la seule mère uruguayenne qui a survécu à sa détention et à l’enlèvement de son fils Simon, lors d’une opération coordonnée dans le cadre de la sinistre « Opération Condor » menée par les dictatures militaires du Cône Sud dans les années 70. Sara Mendez personnifie la mémoire collective des années noires instaurées par les militaires. Des militaires formés à l’ »école des assassins » du Pentagone, appelée « Ecole des Amériques ».
S’il est en vie, Simon peut aujourd’hui surfer sur le web. Et y découvrir sans le savoir son propre visage 20 jours après sa naissance et celui de sa mère. Une simple phrase accompagne les deux photos: « Tout enfant a droit à son identité ». Suivent ensuite plusieurs textes, dont le terrible récit de Sara: « J’ai été enlevée à mon domicile de Buenos Aires le 13 juillet 1976 par une douzaine d’hommes armés de pistolets et de mitraillettes, commandés par le major uruguayen José Gavazzo. J’avais alors 32 ans et un nourrisson de trois semaines. Je ne l’ai jamais revu ».
Pendant 15 ans, les militaires la laisseront délibérément suivre une fausse piste. Cyniquement. Aujourd’hui, ceux que Sara accusent nommément d’avoir kidnappé son enfant vivent en toute impunité près de Montevideo, où ils coulent des jours paisibles grâce à la loi d’amnistie promulguée en 1986 en Uruguay, qui protège les militaires coupables des violations des droits de l’homme commises sous la dictature. Personne, ni la justice ni les politiques ne les ont obligés à révéler ce qui s’est passé ce jour-là, ni la destination de son fils, « ramassé comme un vulgaire butin de guerre », pour reprendre le langage des militaires.
Longtemps, les familles des 176 « disparus » uruguayens ont été ignorées par les gouvernements civils qui suivirent la dictature. Dans une lettre adressée récemment au président actuel Jorge Batlle, Sara écrit: « La solution est entre vos mains, car en tant que chef des forces armées, vous pouvez, Monsieur le Président, faire le nécessaire pour que les officiers Gavazzo et Buratti révèlent ce qu’ils ont fait à Simon, arraché à mes bras ». Sara se souvient des paroles de Gavazzo, qui résonnent encore dans sa tête.
Sara Mendez: « Les enfants ne participent pas à la guerre ». Le temps se chargera de démontrer la fausseté de cette affirmation, puisque les enfants deviendront une sorte de butin de guerre. On sait aujourd’hui que des militaires argentins avaient dressé une liste d’attente pour recevoir les bébés séparés de leur famille. Les militaires emmenaient même les femmes enceintes. Leur état n’empêchait nullement de les torturer. Simplement attendait-on qu’elles accouchent pour les éliminer physiquement.
APIC: Combien d’enfants ont subi le sort de Simon?
Sara Mendez: On parle de 300 enfants. Mais il s’agit là de chiffres connus. En réalité, on estime qu’ils sont bien plus nombreux. A ce jour, seuls une septantaine ont été identifiés et ont pu rejoindre leur véritable famille. A qui étaient destinés ces gosses? A des militaires de haut rang. Mais aussi et des personnages civils suffisamment forts dans le régime d’alors. Et qui occupent sans doute de hautes fonctions aujourd’hui. Il faut dire que les dictatures militaires ont été appuyées par de larges secteurs civils. Ce qui peut aujourd’hui expliquer l’impunité relative aux actes des actes commis pendant ces années noires. Pour ces civils, maintenir cette impunité, revient à travailler pour leur propre tranquillité.
APIC: Votre arrestation signifiait pratiquement votre arrêt de mort…
Sara Mendez: Gavazzo m’avait en effet clairement laissé entendre qu’on ne ressortirait pas vivant de là. Conformément aux directives du plan « Condor », les militaires étrangers qui opéraient en Argentine avaient le droit de commettre toutes les exactions à la condition de ne laisser aucun survivant.
APIC: Après avoir subi les pires tortures…
Sara Mendez: Tous les moyens étaient bons pour nous arracher des renseignements pendant les nombreux interrogatoires: charges électriques, coups de bâton, corps suspendu au moyen d’une corde attachée aux poignets, longue immersion dans l’eau. Les méthodes des militaires apprises à l’école des assassins (Ecole des Amériques) étaient appliquées froidement.
APIC: Vous aviez alors 32 ans, quels sentiments peut animer un détenu proche de la mort, à qui, de plus, on a enlevé son enfant?
Sara Mendez: On passe par différents stades. J’ai conscience d’avoir fait une sorte de blocage, pour « oublier » Simon. Où tout au moins ne jamais faire allusion à lui devant mes tortionnaires. Car ma peur, et celle d’autres mères, était qu’ils utilisent les enfants dans les interrogatoires. Ce qui fut fait. Des enfants ont été atrocement torturés devant leurs parents. (Note de la rédaction: selon des témoignages précis, recueillis récemment encore, des enfants ont eu les ongles et les yeux arrachés). Consciemment ou non, j’ai eu une sorte de réflexe de protection pour Simon. On en vient sous l’effet de la torture à souhaiter la mort. Rien de pire pour le bureau, dès lors qu’il constate que le prisonnier perd son instinct de survie.
APIC: Les responsables de l’enlèvement de votre fils vivent. Vous êtes vous approchée de l’un ou l’autre pour demander où se trouve Simon?
Sara Mendez: Non. Je n’ai jamais voulu le faire. La victime d’un tortionnaire ne peut pas aller frapper à la porte de son bourreau.
APIC: Peut-on vivre ce que vous avez vécu sans aujourd’hui être animé d’un sentiment de vengeance?
Sara Mendez: Tellement d’années ont passé. Ma vision est aujourd’hui différente. Des choses sont irrémédiablement perdues. Et notamment les années que je n’ai pas pu vivre avec mon fils, ou lui avec moi. Ma lutte, qui n’a plus rien d’individuelle, mais bien collective, est au service d’une cause bien plus vaste: contre l’impunité, et pour connaître la vérité, et notamment ce que sont devenus nos « disparus ». C’est dire que ma vie, à partir de mon expérience de survie, n’est pas uniquement centrée sur la recherche de mon fils.
Cela dit, un sentiment de colère et d’indignation m’anime parfois. Reste qu’il appartient à la société et à ses institutions de demander aux responsables de rendre des comptes. Pour l’instant, elle ne le fait pas. J’ai engagé des procédures, pour obliger Gavazzo et Buratti, notamment, à passer devant une Cour. Ce qui semblait acquis. Mais la loi d’amnistie du 22 décembre 1986, qui protège les militaires, à coupé court à la poursuite de toute action. Une nouvelle procédure est actuellement en cours pour briser la volonté politique de faire l’impasse sur l’époque de la dictature. D’où aussi ma tournée européenne, afin de sensibiliser l’opinion et de faire pression sur le président de l’Uruguay.
APIC: Retrouver Simon ne sera pas chose facile. N’avez-vous jamais baissé les bras?
Sara Mendez: Non. D’autant moins que je ne suis pas seule dans ma lutte. Pour le reste, je sais que si la recherche est difficile, plus difficile encore sera la retrouvaille. Les enfants que nous recherchons sont maintenant adultes. Ce sont des femmes, des hommes, mariés et avec des enfants si cela se trouve, donc dotés d’une certaine maturité. Par opposition à des adolescents, ou des enfants en bas âge, qui ont parfois vécu très mal les retrouvailles à cause de l’affection portée à la famille « d’adoption ».
APIC: Quelle image avez-vous de l’adulte qu’il est maintenant?
Sara Mendez: Je fais très attention de ne pas laisser travailler mon imagination. Simon avait les cheveux un peu blonds, je peux en déduire qu’il a la peau plutôt claire. Cela, oui, je peux me l’imaginer, comme j’imagine qu’il ressemble à son père, aujourd’hui décédé. Mais cela s’arrête là. Pour le reste, je préfère ne pas y penser. Il est préférable de ne pas avoir l’esprit obnubilé par une vision qui pourrait ne pas correspondre à la réalité.
APIC: Du Chili en Argentine, de l’Uruguay à l’Amérique du sud et centrale, l’Eglise exhorte à la réconciliation. Est-elle seulement possible, dans le contexte actuel?
Sara Mendez: Ce sont des mots absurdes. Parler de réconciliation alors qu’il n’y a ni remords ni repentance de la part des auteurs des crimes. Sans repentir, la réconciliation est impossible. D’autant moins que les forces armées continuent à revendiquer avec fierté ce passé. Lorsque l’Eglise en particulier et les gens en général parlent de réconciliation, il semblerait que les mots nous sont en premier destinés. Et que l’effort à faire doit venir des victimes, qu’elles doivent accepter les faits au nom d’un pseudo intérêt national, alors qu’on ne s’est jamais adressé aux bourreaux, aux tortionnaires.
APIC: Avez-vous une piste. Quelles sont les démarches à venir…
Sara Mendez: Aucune piste. Pourtant, il suffirait que l’un ou l’autre des militaires impliqués parle. Quant à l’avenir… Les familles des « disparus » présentent ces jours une nouvelle série de démarches judiciaires. Pour détourner la loi d’amnistie, nous nous appuierons sur le fait que les disparitions forcées représentent un délit à caractère permanent. Un crime de lèse humanité. (apic/pr)
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