APIC-Dossier
Le point de vue du Père Jean-Marie Gaudeul, p.b.
(Pour la première partie, consulter notre édition du 20 mars)
La foi qui aveugle
Un des derniers épisodes du livre – rêve ou souvenir ? – nous montre la
communauté musulmane à l’heure actuelle en Inde : une visionnaire entraîne
tout un village dans un pèlerinage dément – à pied sec – de l’Inde à la
Mecque. Elle aussi dit avoir reçu une révélation d’un ange! Malgré tous les
efforts des quelques libres penseurs de la communauté qui se font traiter
d’infidèles et d’impies, tout le village se jette à la mer et y meurt. Loin
d’être ébranlée dans sa foi, la foule des badauds, impressionnée par ce
geste, murmure que Dieu les a tout simplement transportés miraculeusement à
la Mecque.
La foi s’enferme ainsi dans l’irrationnel et se sert même de ses échecs
pour se confirmer dans ses dogmes. Les croyants s’enferment dans leur propre aveuglement.
Quelques réflexions
On l’aura compris, les lecteurs musulmans du livre ont immédiatement
saisi que le livre s’attaquait à ce qui fait le fondement même de l’Islam :
la certitude que Dieu a parlé à Mohammed et que le Coran est la transcription de ces révélations.
Traditionellement, l’Islam s’est plu à décrire le phénomène de la
révélation en termes de Dictée céleste transmise par l’intermédiaire de
l’ange Gabriel (Gibril). Le seul être capable de distinguer ce qui venait
de Dieu et ce qui n’était que pensée humaine est Mohammed lui-même. L’Islam
rejette en effet tout discernement autre que celui du Prophète en personne.
La théologie classique a donc dû postuler que Mohammed était infaillible,
et même impeccable pour pouvoir ne commettre aucune erreur dans ce discernement et la transmission des révélations.
Le comment de ce phénomène n’est jamais décrit : la forme que prend la
consience prophétique dans son activité d’accueil de la révélation reste
largement mystérieuse. On se plait à croire que cette Dictée devait être
totalement indépendante des états d’âme du Prophète. Et pourtant, la tradition musulmane a gardé la trace d’un processus plus hésitant et plus
semblable à celui que l’on connaît dans la vie des prophètes bibliques.
En prenant l’épisode des Versets Sataniques pour titre de son roman,
Salman Rushdie met le doigt sur le nerf le plus sensible du dogme islamique. Comment une Parole divine peut-elle devenir Livre humain sans être
conditionnée par les limites du langage humain, les particularités du milieu et les pensées du prophète qui la transmet ?
Pour mieux affirmer que le Coran est Parole de Dieu, les théologiens de
l’Islam classique ont cru devoir nier ce conditionnement. Tout, dans le Coran, venait de Dieu et de Lui seul: message et forme du message, contenu et
style, lettre et esprit. Salman Rushdie, au contraire, trouve le Livre trop
humain, trop imbriqué dans les circonstances de la vie du Prophète pour que
tout y soit divin. Comment un message peut-il prendre une forme aussi humaine ? Il préfére alors n’y rien voir que de l’humain.
L’Islam, semble-t-il dire, ne peut plus se contenter de parler d’un
Livre venant du ciel sans élaborer une explication cohérente et critique de
la façon dont un coeur d’homme peut percevoir la Révélation divine.
Récemment, certains penseurs musulmans ont essayé de le faire : les uns
comme Mohammed Khalafallah ont évoqué la présence de genres littéraires
dans le Coran : leur pensée a été condamnée. (cf. J. Jomier, « Quelques positions actuelles de l’exégèse coranique en Egypte – Révélées par une polémique récente (1947-1951) » in MIDEO (Mélanges de l’Institut Dominicain des
Etudes Orientales) I (1954) pp.39-72).
Fazlur Rahman, un professeur pakistanais, a tenté de montrer que le Coran pouvait être entièrement Parole de Dieu et entièrement parole de Mohammed, un peu à la façon des livres de la Bible. Il a dû s’exiler devant le
scandale provoqué par cette thèse novatrice. (cf. F. Rahman, Islam (Doubleday Anchor Book, New York, 1966, 331 p.), en particulier les pp.26-29)
Plus près de nous, on trouve un essai plus discret de réflexion sur ce
thème dans un livre récent : Ces Ecritures qui nous interrogent (Centurion,
Paris, 1987, 159p.), fruit d’une collaboration entre intellectuels
chrétiens et musulmans. Mais l’Islam attend encore une théologie de la
révélation qui prennne en compte toutes les données de la foi et celles des
sciences humaines pour en faire la synthèse.
Un cri de désespoir
Il ne faut pas se le cacher, le livre de Rushdie n’est pas une
contribution sérieuse au débat. Il est délibérément provoquant, et, sous le
rire, on voit pointer une hargne féroce contre la religion de son enfance
et contre toute religion.
Mais la réaction qu’il suscite nous livre aussi une partie de la clé de
son livre. Il traite du phénomène historique qui est à la base de la foi
musulmane. Il ricane, il crache dessus, il le piétine. La foule hurle et
veut le punir, l’éliminer; et pourtant sur le fond du problème, personne ne
dit mot.
Mais ou pourrait-on parler librement, posément, d’un tel problème ? Le
livre de Rushdie n’est-il pas le signe que l’auteur a perdu l’espoir de
pouvoir en discuter clamement et de trouver une réponse cohérente aux
questions que se pose un homme de notre temps devant le fait de la révélation ? Aurait-il écrit ce livre, et de cette façon, si les centres de la
pensée islamique à travers le monde avaient pris en compte ces nouveaux
questionnements de croyants musulmans, et s’ils avaient permis qu’on
discute à la lumière de la foi ?
Les chrétiens ont connu, il y a plus d’un siècle, la même crise que
l’Islam actuel. A une interprétation trop figée et trop statique de la
Bible s’est soudain opposé un courant qui redécouvrait le milieu historique
dans lequel s’était faite la Révélation. Dans un premier temps, ce courant
aussi se plaisait à la provocation, et des voix s’élevaient pour ne voir
dans la Bible qu’un livre purement humain. Il a fallu bien des années pour
que l’on dépasse le niveau du choc stérile de la provocation et de l’indignation qu’elle suscite. Petit-à-petit une nouvelle approche s’est
trouvée, permettant d’accueillir la Parole de Dieu à travers le langage humain qui l’avait transmise.
L’Islam, à son tour, entre dans cette crise. Non, ce livre ne résoudra
rien : ce n’est sans doute même pas un grand roman, ni une oeuvre
exceptionnelle. Non, ce n’est pas le ton adopté par Rushdie qui facilitera
la discussion sur l’essentiel. Ce n’est pas non plus le ton mérprisant
adopté par l’ensemble des médias occidentaux à l’égard des croyants
musulmans qui fera progresser la réflexion. Les musulmans sont indignés, et
ils ont raison . Le livre de Rushdie visait sans doute justement ce but.
Mais, disons-le tout net, l’appel au meurtre ne résoudra rien non plus.
Bien au contraire, il ne fera que susciter d’autres livres ou d’autres
articles écrits dans la même veine.
Nous n’en sommes encore qu’au prologue d’une confrontation d’idées qui
prendra beaucoup de temps et de patience, mais qui devra se faire tôt ou
tard. Une nouvelle théologie de la révélation naîtra de ce travail. L’Islam
n’y perdra rien de sa foi dans le Livre et dans le Prophète qui l’a
transmis. par contre, il y gagnera propablement une nouvelle compréhension,
un sens plus affiné du message coranique. (apic/snop/bd)
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