APIC Interview
« Laissez aux jeunes le temps de grandir »
Véronique Benz, APIC
Fribourg, 11 février (APIC) Sœur Danièle Perrier a réapparu à la gare de Fribourg il y a quelques jours, après plusieurs mois d’absence pour cause de santé. Elle a repris les rendez-vous improvisés avec les jeunes qu’elle avait inaugurés en août 1994. Son apostolat de sept années lui a fait découvrir les bleus au cœur d’une jeunesse à qui on ne laisse plus le temps de grandir. La religieuse de la Sainte-Croix d’Ingenbohl bat en brèche les préjugés et les idées reçues sur la jeune génération. Elle plaide pour que les parents et la société reconnaissent les difficultés des jeunes et leur donne les moyens de guérir les blessures subies dans l’enfance.
Membre de la Congrégation des Sœurs de la Sainte Croix d’Ingenbohl, Sœur Danièle Perrier est une pétillante femme de 53 ans. Née dans une famille portée vers l’Action Catholique, Danièle choisit le méétier d’aide familiale. Elle entre au couvent à 21 ans. Elle travaille dans le Mouvement d’Apostolat Des Enfants et Préadolescents (MADEP) au niveau du canton de Fribourg puis de la Suisse Romande. « Je trouvais que les écoliers qui venaient dans les groupes étaient des privilégiés. J’ai toujours été convaincue qu’il fallait rejoindre les jeunes là où ils vivaient, hors d’un cadre organisé ».
Tout a débuté grâce à Sonia. « Je circulais en voiture en ville de Fribourg, j’ai dû m’arrêter à un passage pour piéton près de la gare pour laisser passer les flots de jeunes qui sortaient de l’école, quand soudain une jeune fille s’est arrêtée devant ma voiture, les bras ouverts. Je l’ai reconnue immédiatement: j’avais fait sa connaissance dans un groupe du MADEP. Elle souhaitait me parler. J’ai parqué la voiture et nous sommes allées boire un verre. Comme Sonia trouvait d’autres jeunes devraient avoir la possibilité de me parler, j’ai entendu l’invitation.
Après discussion avec sa provinciale, Sœur Danièle s’est jetéeà l’eau, le 29 août 1994. Dès les premiers jours, les rencontres furent nombreuses. Les jeunes lui ont fait connaître d’autres jeunes. Sa vie s’est remplie de visages et de prénoms…
APIC: Sœur Danièle, la pastorale de rue auprès des jeunes, vu de l’extérieur, cela ressemble à une aventure…
Sœur Danièle: C’est chaque jour une aventure de descendre à la gare, entre 15h00 et 18h00, pour rencontrer des filles et des gars, au hasard, les écouter, me laisser toucher. Je ne rate ce rendez-vous que lorsque je suis malade ou que j’ai trop de travail au sein de ma communauté. Je vois également les jeunes sur rendez-vous, en dehors de mes heures de présence à la gare.
APIC: Le fait que vous soyez religieuse est-il un obstacle pour aller au devant des petits et grands adolescents?
Sœur Danièle : Pour certains jeunes, qui ont des préjugés, peut-être. En tous les cas, mon habit de religieuse ne les laisse pas indifférents. Mais une fois le contact établi, ils oublient vite le costume. D’autres sont rassurés: ils savent que je ne fais pas partie d’une secte. L’important, vis-à-vis des jeunes, c’est de faire le premier pas. Car eux ne le font pas.
APIC: Comment entrez-vous en contact?
Sœur Danièle: Les jeunes me saluent et je leur demande comment ils s’appellent. On échange quelques mots, des banalités. D’abord, apprendre les prénoms, mettre des noms sur des visages. Je n’invite jamais un jeune à venir boire un verre dès notre première rencontre, à moins que je ne le connaisse déjà. Je me fie beaucoup à mon « feeling », à mon expérience. Les jeunes m’amènent leurs copains ou leurs copines. « Il a eu une tuile, alors je l’ai pris avec moi pour qu’il puisse vous parler ». Lorsque je rentre dans ma communauté, nous avons une prière commune. Là je dépose tout ce que j’ai entendu, je redis les noms des jeunes, je revois leurs visages. Ils nourrissent ma prière.
APIC: Quel genre de jeunes rencontrez-vous?
Sœur Danièle: Des jeunes « tout à fait normaux », qui ont entre 13 et 20 ans. Avec les plus jeunes (entre 13 et 15 ans), j’ai davantage des relations de connivence, le petit bonjour de tous les jours. Parfois je réponds à quelques questions. Les jeunes entre 16 et 20 ans me parlent plus souvent et plus longtemps de leur vécu, de leurs joies, de leurs peines. Avec eux, je fais un bout de chemin.
APIC: On prétend que les jeunes sont impatients, qu’ils veulent tout, tout de suite…
Sœur Danièle: Ce n’est pas du tout ça. Les jeunes ont la tâche difficile. Ils doivent construire leur vie, tout en guérissant leurs plaies. Ils doivent consolider leurs racines. Les adultes ne reconnaissent pas leurs difficultés. Je ne crois pas que les jeunes veulent tout, tout de suite. Je pense qu’ils ont tout en même temps et ne peuvent pas tout assumer. Les études, la coupure d’avec les parents, la vie à deux, cela fait beaucoup Pour devenir adulte, on doit passer par des étapes. Or, aujourd’hui, les jeunes n’ont plus la chance de les franchir une à une.
APIC: Impossible donc de tout assumer: les débâcles doivent être parfois redoutables?
Sœur Danièle: Absolument. Les jeunes ont de nombreuses blessures qui remontent à leur petite enfance. Il faut d’abord guérir de ses traumatismes, avant d’espérer devenir mature. Sinon le jeune se casse la figure. Par le passé, je pense qu’il y avait moins d’inhibitions et de fragilités ou que les jeunes en étaient moins perturbés.
Question : Constatez-vous un manque d’engagement chez les jeunes?
Sœur Danièle: Effectivement, les jeunes ont de la peine à prendre des responsabilités. Mais comment pourraient-ils s’engager alors qu’ils ont tant de fêlures à colmater? Ils manquent de confiance en eux-mêmes pour se confronter au monde autour d’eux. Les jeunes ont d’abord besoin d’être reconnus pour eux-mêmes. Ils ont besoin d’amis et d’adultes bien dans leur peau pour les valoriser.
APIC: Quelles sont les étapes à franchir pour arriver à l’âge adulte?
Sœur Danièle: J’en vois au moins trois. Tout d’abord réussir à soigner les meurtrissures de l’enfance et de l’adolescence. Pour essayer de savoir qui l’on est vraiment. Or on ne peut trouver son identité, et se forger ses propres convictions, si les traumatismes de l’enfance ne sont pas dépassés. La question de l’identité implique celle du choix. Savoir dire oui et savoir dire non. Les jeunes ont tendance à prendre et à subir tout ce qui s’offre à eux. Face à la vie de couple, ils n’osent ni dire ni oui, ni non.
Un autre problème est la majorité à 18 ans. J’y étais favorable lors de la votation. J’ai changé d’avis. Je me rends compte qu’à bien des égards, les jeunes ne peuvent pas s’assumer à 18 ans. La plupart d’entre eux sont aux études, en apprentissage, dépendants de leurs parents du point de vue financier. Alors, dès qu’il y a un conflit, les leur proposent de prendre un appartement et de vivre leur vie, puisqu’ils sont majeurs. Dans le meilleur des cas, les parents payent l’appartement. Le jeune se retrouve tout de même seul face à ses problèmes. Dans certains cas, il doit travailler pour subvenir à ses besoins. Il n’est pas aisé de mener de front études et travail. De là naît la précarité et toutes les difficultés qui en découlent!
APIC: Vous dites que les jeunes ont beaucoup de plaies non cicatrisées. Quelles sont-elles?
Sœur Danièle: La liste est longue et va des mauvais traitements aux abus, en passant par les difficultés relationnelles, le divorce des parents, le suicide de proches, la maladie. Les événements de la vie imposent parfois aux jeunes des deuils difficiles dès leurs plus jeunes années.
APIC: Qui sont les responsables, les parents, la société?
Sœur Danièle: Je ne juge pas les parents et je ne leur jette pas la pierre. Il n’est pas facile d’être parents. Je constate simplement que la confiance ne fonde pas assez les rapports entre parents et enfants: les parents cachent à leurs enfants trop de choses, « des secrets de famille », parce qu’ils ont peur de la vérité. Cette attitude est destructrice et les dégâts se transmettent de génération en génération, c’est un cercle vicieux. L’influence des copains et le regard des autres peuvent faire également beaucoup de mal. Je trouve que les jeunes sont moqueurs et peu tolérants: ils excluent sans état d’âmes ceux qui sont différents d’eux, hors normes. La société a aussi sa part de responsabilité car elle ne prend pas en considération les tourments des jeunes.
APIC : Est-il possible de sortir du tunnel pour les jeunes qui sont mal dans leur peau?
Sœur Danièle: Oui et le premier pas est de pouvoir prendre la parole. Si on leur laisse mettre des mots sur leurs souffrances, on leur permet de reconnaître leurs blessures. C’est difficile, puisqu’ils ont l’habitude de vivre avec elles. Quelqu’un en face d’eux doit leur ouvrir les yeux, comprendre ce qu’ils ont vécu, leur montrer ce qui les empêche d’avancer. Souvent, je dis aux jeunes: oui, cet événement a laissé une cassure en toi. Oui, tu es blessé. Lorsque le jeune identifie ce qui le bloque, d’où lui viennent ses peurs, il est plus facile d’y remédier.
APIC: Tous les jeunes sont-ils des blessés de la vie?
Sœur Danièle: Non, de nombreux jeunes se portent bien. Qu’ils se sentent bien ou mal dans leurs baskets, je suis toujours très heureuse de les rencontrer. Je veux simplement être présente, sans programme, sans chapelle ni catéchèse.
APIC: Lorsqu’un jeune va mieux, est-ce qu’il vous tient au courant?
Sœur Danièle: Naturellement. Je reçois énormément de témoignages et cela a donné un livre (1). J’ai également enregistré une cassette qui recueille toutes ces paroles de jeunes. (apic/vb/mjp)
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