APIC Interview
Prêtres, religieux et missionnaires: des témoins gênants à éliminer
Jacques Berset, APIC
Fribourg/Bruxelles, 19 janvier 2001 (APIC) Dans le collimateur du régime du major-général Paul Kagame, l’Eglise catholique a déjà payé un lourd tribut au conflit interethnique qui déchire le Rwanda depuis des décennies. Paroxysme de la violence, le terrible génocide de 1994 l’a décimée: trois évêques (un quatrième « disparu » depuis novembre 1996), 123 prêtres (109 diocésains et 14 religieux), plus de 300 religieuses de différentes congrégations, ont été assassinés. Des témoins gênants à éliminer.
Accusée de porter une lourde part de responsabilité dans le génocide qui, d’avril à juillet 1994, a coûté la vie à quelque 800’000 personnes, Tutsis et « Hutus modérés » mélangés, l’Eglise catholique et les missionnaires étrangers en particulier, sont accusés de tous les maux par Kagame, président du Rwanda et « homme fort » du Front Patriotique Rwandais (FPR) qui a pris le pouvoir en juillet 1994. Des années après le génocide, l’Eglise catholique est toujours clouée au pilori dans les sphères du pouvoir à Kigali.
« L’affaire Misago » en est l’illustration parfaite: après une campagne de presse diffamatoire et les accusations publiques du président rwandais de l’époque, Pasteur Bizimungu, Mgr Augustin Misago, évêque de Gikongoro, était arrêté le 14 avril 1999. Il fut accusé sans preuves d’être un « génocidaire ». Après 428 jours de prison, l’évêque, contre lequel le procureur de Kigali avait requis la peine de mort pour génocide et crime contre l’humanité, devait être libéré de tous les chefs d’accusation le 15 juin dernier.
Mgr Misago s’était d’emblée déclaré innocent et victime d’un « complot politique » visant à affaiblir l’Eglise. L’agence vaticane FIDES rappelait que ce long procès « est le signe d’une campagne contre la présence de l’Eglise dans la région des Grands Lacs (…) parce qu’elle reste l’une des rares voix à affirmer que l’homme africain a plus de valeur que les matières premières et qu’il est plus important que le pouvoir et les diamants ».
Dans une interview à l’APIC, Faustin Twagiramungu, premier chef du gouvernement installé à Kigali après le génocide de 1994, affirme que le pouvoir en place à Kigali, dont il s’est distancié rapidement avant de démissionner en 1995, veut museler l’Eglise et les missionnaires, « témoins gênants » d’atrocités qui se poursuivent. Politicien hutu et opposant notoire au général-président Habyarimana, F. Twagiramungu a perdu trois de ses frères, massacrés avec toute leur famille par les extrémistes hutus des milices « Interahamwe ».
APIC: M. le Premier ministre, vous accusez le gouvernement de Kigali d’avoir fait disparaître l’évêque de Ruhengeri, Mgr Phocas Nikwigize…
F. T.: Mgr Phocas Nikwigize a été arrêté le 30 novembre 1996. Il s’était réfugié avec ses ouailles au camp de réfugiés de Mugunga, en RDC. Rentrant au Rwanda par la frontière de Goma-Gisenyi, Mgr Phocas été pris en charge par des militaires de l’Armée Patriotique Rwandaise (APR) qui ont dit vouloir le conduire à son évêché. On a alors perdu sa trace. FIDES pense qu’il a peut-être été tué et enterré dans une fosse commune. Pour moi, il ne fait aucun doute qu’il est mort, car les méthodes utilisées par le régime FPR sont connues.
Il n’est pas normal que l’Eglise, une institution si importante, ne fasse pas d’enquête, même privée, pour connaître le sort de l’évêque émérite de Ruhengeri, toujours mentionné dans l’Annuaire pontifical 2000 ! Le Vatican a-t-il interpellé le gouvernement rwandais ?
APIC: Pourquoi le régime de Kagame s’en est-il pris à Mgr Nikwigize, aux évêques et à l’Eglise catholique en général ?
F. T.: Dans les camps au Zaïre, l’évêque de Ruhengeri, lui-même hutu, aurait parlé en faveur des réfugiés. Des déclarations considérées comme « extrémistes » par le FPR, il devait donc disparaître. Un mois plus tôt, le 30 octobre, les mêmes hauts responsables FPR avaient donné l’ordre d’assassiner l’archevêque de Bukavu, Mgr Christophe Munzihirwa.
La fameuse communauté internationale et le Tribunal Pénal International pour le Rwanda à Arusha ne devraient pas ignorer que les soldats du FPR (commandés selon certaines sources par le Major Jackson Nziza) avaient déjà, le 5 juin 1994 à Gakurazo, dans le diocèse Kabgayi-Gitarama, assassiné les trois évêques et la dizaine de prêtres qu’ils détenaient. Il s’agit de l’archevêque de Kigali Vincent Nsengiyumva, de l’évêque de Byumba, Mgr Joseph Ruzindana, de l’évêque de Kabgayi, Mgr Thaddée Nsengiyumva, ainsi que Mgr Innocent Gasabwoya, ancien vicaire général de Kabgayi, et d’autre prêtres.
Dès le 1er octobre 1990, date des premières attaques menées contre le Rwanda depuis l’Ouganda, le FPR s’est livré à des assassinats de religieux catholiques, en particulier dans le diocèse de Byumba, dans la région frontalière avec l’Ouganda.
APIC: Pourquoi continue-t-on à viser des hauts responsables de l’Eglise catholique rwandaise, comme ce fut le cas avec Mgr Misago?
eF. T.: Au-delà du slogan familier de « génocidaire », utilisé lors de l’arrestation de Mgr Misago, il faut voir dans l’arrestation de ce prélat l’exécution d’une stratégie planifiée de longue date destinée à discréditer I’Eglise catholique, particulièrement sa hiérarchie d’ethnie hutue. Les raisons historiques sont connues et n’ont pratiquement rien à voir avec le génocide de 1994. Dès avril de cette année-là, des dizaines de prêtres hutus ont été tués par le FPR, tandis que de nombreux prêtres tutsis étaient assassinés par les extrémistes hutus.
Mgr Misago avait des idées tout à fait démocratiques et empreintes de tolérance. Dire qu’il a été impliqué dans le génocide, c’est franchement un mensonge. Homme indépendant, il n’a jamais supporté les exactions commises par le FPR à Byumba, dont il est originaire. Le FPR l’a pris dans son collimateur par vengeance.
APIC: On a visé l’Eglise sous prétexte qu’elle avait été associée au pouvoir en place…
F. T.: Des erreurs ont effectivement été commises par des responsables de l’Eglise. Ainsi l’appartenance de l’archevêque de Kigali, Mgr Vincent Nsengiyumva, au Comité central du MRND, le parti unique du président Juvénal Habyarimana. Cela a causé un tort considérable à l’Eglise. Ceci ne permet pour autant au FPR d’accuser l’ensemble de l’Eglise, et ne justifie en aucun cas l’assassinat planifié des évêques en juin 1994.
Le FPR a décimé l’Eglise parce qu’elle a les moyens de communiquer avec le peuple et dispose de relations internationales. C’est en raison de son importance sociale extraordinaire qu’elle est dans le collimateur. Nombre de missionnaires étrangers ont trouvé la mort ces dernières années, comme le Père espagnol Vallmajo, les Pères canadiens Simard, Duchamp et Pinard, le Père croate Curic. Comme Occidentaux s’exprimant en kinyarwanda et pouvant faire des rapports à l’étranger, c’étaient des témoins dangereux.
Après avoir pris l’habitude d’intimider les organisations internationales de défense de droits de l’homme ainsi que des représentants importants des Nations Unies, le FPR s’en prend aussi à l’Eglise catholique du Rwanda. L’institution dérange considérablement le régime parce qu’elle reste souvent la seule à dénoncer l’arbitraire dont elle est quotidiennement témoin (emprisonnements sans motifs et exécutions sommaires à travers le pays). Elle a exigé, dans différents mémorandums adressés au gouvernement, que les droits de l’homme soient respectés et qu’un processus véritablement démocratique soit mis en place au Rwanda, conformément aux principes régissant un Etat de droit.
APIC: Selon vous, plus personne n’ose parler au Rwanda ?
F. T.: Aujourd’hui, au Rwanda, vous n’osez plus ouvrir la bouche. Des journalistes tutsis ont fui. Des représentants du FPR se sont réfugiés à Bruxelles après avoir osé émettre des critiques; ils ne faisaient pas partie du clan Kagame. Les gens mis en place par Kagame ne représentent quasiment personne au sein de la population, en tout cas pas les rescapés tutsis du génocide. La base de départ du régime de Kagame, c’étaient en général les rescapés tutsis. Ils l’ont maintenant rejeté. Des déçus du régime veulent même faire revenir le roi, parce qu’ils ne savent où se tourner. Ceux qui le soutiennent encore le font par peur.
La corruption règne à Kigali: des villas luxueuses poussent comme des champignons, la rue les appelle « villas vive le génocide ! « . Les gens ne sont pas naïfs: ils savent que le pouvoir a exploité sans vergogne le génocide pour s’enrichir, alors que ceux qui ont payé le prix exorbitant de cette tragédie sont traités comme des laissés-pour-compte. Nombre de rescapés tutsis meurent de faim. Ceux qui sont venus de l’Ouganda avec Kagame sont favorisés; ils parlent d’abord anglais.
APIC: L’utilisation de l’anglais reflète pour vous le nouvel ordre régional ?
F. T.: Désormais, dans les réunions officielles, les affidés s’efforcent de mettre de plus en plus de mots anglais dans leurs discours en kinyarwanda, pour montrer qu’ils sont soumis. L’anglais prédomine désormais dans l’administration, ce qui reflète les nouveaux rapports de force dans la région et désigne les nouveaux « parrains ». Quand le Rwanda a accédé à l’indépendance, la Grande-Bretagne n’a pas voulu d’ambassade à Kigali, jusqu’en 1996. Aujourd’hui, les Britanniques ont la plus grande ambassade… On sait que les Etats-Unis aussi soutiennent le régime de Museveni en Ouganda et celui de Kagame à Kigali.
APIC: On parle d’intérêts miniers en République démocratique du Congo…
F. T.: Il y a des comptoirs de diamants et d’or à Kigali, même si nous n’en produisons pas dans le pays. Mais Kagame contrôle une grande partie du Kivu, en RDC, où se trouvent les mines. Un exemple pour illustrer cette mainmise: si vous voulez appeler Uvira ou Bukavu, en RDC, vous devez faire le 00250, comme pour Kigali. Le préfixe de téléphone dans le Kivu est désormais le même que celui du Rwanda. C’est une annexion pure et simple…
Face à de telles violations du droit international, la communauté internationale existe-t-elle réellement ? Pour les Occidentaux peut-être, en tout cas pour les Africains aujourd’hui ! Comment se fait-il qu’un petit pays comme le Rwanda, vu sa situation de misère après le génocide et les massacres, peut-il se sentir autorisé à s’en prendre au Congo. Et oser l’attaquer depuis Kitona, dans le Bas-Zaïre, sur la façade Atlantique, à plus de 2’000 kilomètres de Kigali ? Derrière Kagame, il y a le parrain américain.
En 1996, les hommes de l’APR massacraient les réfugiés rwandais dans la forêt équatoriale, à l’est du Congo. Qu’a fait la communauté internationale ? Les enfants mouraient dans la forêt congolaise, sous les balles ou décimés par la malaria ou d’autres maladies. Il fallait éliminer les « Interahamwe » et dégommer Mobutu, alors on a sacrifié plus de 200’000 personnes, cibles de l’APR… Ont-ils péri en raison de leur opinion ou parce qu’ils appartenaient à l’ethnie hutue ? Ne doit-on pas parler, là aussi, de « génocide »? Le régime et ses thuriféraires rejettent cette accusation, nous accusant de « négationnisme ».
La communauté internationale, qui a envoyé plus de 100’000 personnes au Kosovo, sait pertinemment qu’au Congo les gens meurent en masse, mais elle reste inactive. Selon un récent rapport, 1,7 million de personnes ont été décimées à cause de la guerre et les maladies. N’est-ce pas du racisme ? Nos populations sont-elles intégrées dans ce « nouvel ordre mondial » et cette globalisation de la solidarité dont on se gargarise abondamment ? Pour moi, l’Afrique est un continent paria. Si l’on veut seulement nos minéraux et notre pétrole, mais pas nos gens, qu’on nous le dise ! Qu’on arrête de nous mentir !
APIC : Quelle est la responsabilité des Africains eux-mêmes dans les drames qui ensanglantent le continent ?
F. T.: Elle est engagée, c’est sûr. On trouve par ex. des Congolais, ceux du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD) à Goma, qui travaillent pour l’occupant rwandais, et une autre branche du RCD qui roule pour les Ougandais… Le RCD est utilisé pour montrer à la communauté internationale qu’il y a des Congolais qui se battent pour libérer le pays de la férule de Kabila. C’est cela la thèse, mais de mon point de vue, il n’y a que des bandits qui se sont organisés pour être sous la coupe de Kagame, par qu’ils savent que ce dernier, quand il prend les armes, est même capable de chasser Mobutu. Quand vous voyez à la tête du RCD à Bunia ce vieux professeur, Ernest Wamba dia Wamba, cela ne vous inspire-t-il pas la pitié ? Kagame vient de nommer un jeune homme de 36 ans, qui a suivi un entraînement militaire au Rwanda, à la tête du RCD Goma. On met des marionnettes sur le devant de la scène pour piller les richesses et les métaux précieux de la région au détriment des populations, c’est une nouvelle forme d’esclavage.
APIC: Les médias sont, à votre avis, mal renseignés sur ce qui se trame réellement dans la région des Grands Lacs ; vous parlez même de manipulation…
F. T.: En effet, d’importants médias sont influencés par un lobby bien implanté au niveau international qui sert les intérêts du régime en place à Kigali. Ces médias reprennent souvent sans esprit critique tout ce qu’écrit Rakiya Omaar, responsable d’Africa Rights à Londres. Cette Somalienne est très hostile à l’Eglise et aux Pères blancs en particulier. Elle les accuse d’être à l’origine de l’idéologie qui a permis le génocide. Elle s’en est même pris durement aux rapports d’Amnesty International.
Rakiya Omaar a ses entrées au sommet du FPR. J’ai pu le vérifier moi-même: alors que j’étais Premier ministre, je l’ai rencontrée à l’aéroport dans le salon présidentiel en compagnie du secrétaire général du FPR. Après, toutes les publications et les dénonciations qu’elle a faites sont devenues de véritables « paroles d’Evangile ». Nombre de mes connaissances ont dû quitter le Rwanda après avoir été dénoncés de cette manière. Des défenseurs des droits de l’homme ont été pris pour cible. En Belgique, par exemple, son bouquin se trouve sur chaque bureau au Commissariat général pour les réfugiés et les apatrides. C’est dans ces listes que l’’on va chercher les noms de candidats à l’asile. On consulte aussi cette « bible » à la Chambre permanente de recours… Ces listes de « génocidaires » sont évidemment fournies par le FPR. Comment voulez-vous que Rakiya Omaar, qui se trouve ordinairement en Angleterre, puisse en savoir autant.
Le FPR est passé maître dans la façon de créer une opinion contre quelqu’un. Il dispose de véritables « syndicats de dénonciateurs » sur place relayés par des agents qui répercutent ces dénonciations à Paris, Genève, Bruxelles, Londres ou Washington et dans des médias d’audience internationale. Le FPR disposait d’ailleurs d’un réseau et d’un lobby bien avant de prendre le pouvoir. Avant de vaincre avec les armes, il a gagné la bataille de l’information. Avec des conseillers occultes, les parrains américain et britannique – qui ont des intérêts dans la région – le soutiennent par le biais du président ougandais Yoweri Museveni. Ce dernier paye sa dette au FPR, puisque les gens de Kagame l’ont mis au pouvoir à Kampala Pour s’en prendre à la RDC, un pays 80 plus grand, il faut des appuis puissants et de la logistique. Et pour violer les frontières de son voisin et piller ses richesses en toute impunité aussi ! Pour la communauté internationale, Kagame est devenu une star militaire, une sorte de « marine américain » qui a le sentiment de pouvoir tout se permettre. (apic/be)
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