Rives du Rhône: vingt ans de réhabilitation des toxicomanes en Valais

APIC Reportage

« On nous prend pour des oiseaux exotiques »

Josef Bossart , APIC

Sion/Salvan VS (APIC) D’anciens drogués ont décidé de vaincre trois sommets alpins par jour cet été: vingt « 4’000 » en une semaine, pour le vingtième anniversaire du Foyer des Rives du Rhône. En deux décennies, la ligne de l’institution n’a pas bougé d’un pouce: l’abstinence est toujours la seule voie pour sortir de la drogue.

« C’est un miracle que les gens souffrant de dépendances continuent de venir à nous. Et surtout qu’ils restent avec nous! » Assis à la longue table de bois du Foyer François-Xavier Bagnoud, dans le village valaisan de Salvan, à 925 mètres d’altitude, Pierre-Antoine Hofmann s’enflamme lorsqu’il évoque la trajectoire de l’unité de réhabilitation des Rives du Rhône.

La quarantaine bien entamée, entreprenant, l’éducateur travaille depuis 1982 aux Rives du Rhône, une communauté qui dispose, dans chacun de ses foyers à Sion et à Salvan, en Valais, de 15 places d’accueil. P.-A. Hofmann dirige le foyer de Salvan.

A contre-courant

Le vrai miracle, c’est que l’institution continue de fonctionner selon le principe que seule une complète abstinence de drogue aide les personnes dépendantes à s’en sortir. Le succès des Rives du Rhône ne se dément pas, même si de nombreuses unités thérapeutiques ont vu le jour ces dernières années en Suisse. Elles mettent la barre beaucoup moins haut, certaines allant même jusqu’à la prescription médicale d’héroïne. Les toxicomanes font ainsi du tourisme social, d’un organisme à l’autre, sans se remettre en question ni changer en profondeur, constate le directeur du foyer de Salvan.

Version moderne de l’âme en peine

« En fait, le drogué est l’incarnation moderne de l’âme en peine », relève Pierre-Yves Albrecht, philosophe âgé de 55 ans, qui a fondé Les Rives du Rhône il y a 20 ans. Avec l’essor de l’institution, il est apparu de plus en plus clairement qu’une libération durable de la drogue ou de l’alcool n’allait pas sans un processus ardu de prise de conscience, un long chemin vers soi-même.

« Certains nous trouvent exotiques », ironise P.-Y. Albrecht. Il n’hésite pas à affirmer que la Confédération fait complètement fausse route dans sa politique face à la drogue. A son avis, l’attitude des autorités reflète la banalisation de la drogue au sein de la société. « Pour l’inconscient collectif, la drogue n’est plus un problème de fond, face auquel il faut se situer. Elle est ravalée au rang d’une maladie comme une autre », poursuit le philosophe. Les centres où la thérapie est fondée sur l’abstinence, comme Les Rives du Rhône, n’ont pas la tâche facile dans ce contexte, surtout lorsqu’il s’agit d’obtenir un subventionnement de la part des pouvoirs publics.

La thérapie prônée par P.-Y. Albrecht s’appuie sur le « Connais-toi toi-même » des anciens. Les textes philosophiques de Socrate et de Platon et les récits antiques comme celui d’Hercule ont leur place dans le quotidien des communautés, entre le travail des champs, l’atelier ou la cuisine.

Le testament culturel et surtout spirituel de la civilisation occidentale, ses mythes, ses rites jouent un rôle clef aux Rives du Rhône. Car la personne dépendante, « cette âme perdue des temps modernes », a besoin de racines, de traditions, de références et de valeurs qui constituent notre héritage culturel, même si elles cadrent mal avec notre époque.

Rites d’initiation pour refaire le développement personnel

L’école de vie des Rives du Rhône dure deux à trois ans, et se dééroule dans la plus totale abstinence, une fois que la personne a réussi à se sevrer de la drogue. Pour rattraper les étapes du développement de leur personnalité, les ex-toxicomanes doivent passer des épreuves, des rites initiatiques connus au sein des peuples proches de la nature. Physiquement exigeantes, ces épreuves remplacent « l’ivresse négative de la drogue par celle, positive, de l’aventure », selon P.-Y. Albrecht.

Première et deuxième initiation: les apprentis de la vie passent successivement trois jours puis deux semaines seuls dans la montagne. Pour mettre de l’ordre leur chaos intérieur et dresser un inventaire écrit de leur vie. Ces bilans mettent souvent à jour des événements bouleversants: un ancien toxicomane sur trois raconte avoir été victime d’abus sexuels.

La troisième initiation a lieu au plus tôt après deux ans de thérapie. Pendant six à sept jours d’isolement extrême au cœur de la beauté sauvage du désert du Hoggar, l’ancien toxicomane retrouve un nouveau courage et apprend à voir le mone avec d’autres yeux.

Une ultime initiation vient couronner toute la démarche. Elle est facultative et se déroule une fois le traitement terminé. L’ancien toxicomane prend la route pour un pèlerinage de trois mois vers Saint-Jacques de Compostelle, en Espagne. Ou bien il séjourne un trimestre dans un cloître roumain pour y apprendre l’art des icônes.

A 19 ans déjà

Stéphane suit une thérapie depuis deux ans. Il nous montre l’étable, sa douzaine de chèvres, et les cultures de légumes et de fruits environnantes: la communauté est autosuffisante à 80%. Elle est bien acceptée par la population du village de Salvan, explique tranquillement le jeune homme de 33 ans, au regard brillant. Il raconte qu’ »accro » de l’héroïne, il a commencé un cure aux Rives du Rhône à l’âge de19 ans mais a rapidement abandonné: « Je n’étais pas prêt à renoncer aux quelques avantages de ma dépendance. »

Lui qui n’a jamais rien mené à terme au cours de sa vie désire rester une troisième année au sein du foyer de Salvan, pour terminer par un diplôme un apprentissage de maçon, abandonné autrefois. Après? Il n’exclut pas de transmettre à d’autres l’expérience vécue ici en devenant lui-même éducateur. Il veut avoir plus de cartes en main pour la suite de sa vie.

La drogue à portée de main

Stéphane est parmi les plus anciens du foyer. Selon lui, le marché de la drogue a beaucoup changé ces dernièères années. « Les jeunes peuvent se procurer très facilement et à très bon marché des drogues de toute sorte. Ils n’ont pas besoin de connaître le milieu de la drogue pour avoir accès aux substances interdites, comme c’était le cas à mon époque. »

Jouer avec le feu entraîne parfois de graves conséquences. Arrivé à Salvan il y a quelques semaines, un jeune de tout juste vingt ans lâche, durant le repas, que cinq de ses copains sont ressortis de leurs « trips » avec des séquelles irréversibles et sont actuellement en clinique psychiatrique. Stéphane explique que de nouvelles pilules provenant d’Asie envahissent le marché avec des dosages de plus en plus forts. « Des jeunes qui débarquent ici ont pris des produits de synthèse dont je n’avais encore jamais entendu parler. »

Le deuxième itinéraire de Saint-Jacques de Compostelle

Nous rencontrons ensuite Emmanuelle au foyer de Sion. Elle a 35 ans, le visage étroit et les yeux clairs. Elle voulait être institutrice mais est devenue secrétaire. Elle aussi a un passé detoxicomane. Elle dirige la communauté « Aurore », regroupant d’anciens drogués dans le village valaisan de Saxon, à quelque 15 kilomètres de Sion. Entourée d’abricotiers, leur maison est propriété de la société des amis des Rives du Rhône.

Saxon est le premier maillon d’une longue chaîne lancée vers Saint-Jacques de Compostelle. En parallèle aux chemins de Saint-Jacques, la communauté « Aurore » compte ouvrir des maisons pour accueillir ceux qui cheminent vers eux-mêmes. Il y existe déjà une à Crecey-sur-Tille, en Bourgogne: Quelques membres d’ »Aurore » s’y sont installés il y a trois ans, dans un château presqu’en ruines, qui leur a été cédé. Ils essaient de subvenir à leurs besoins – plutôt difficilement pour le moment – par l’agriculture et s’adonnent au chant grégorien.

Emmanuelle peint des icônes. Elle a acquis les rudiments de cet art sacramentel dans un cloître roumain. Elle part pour quelques semaines à Crecey, afin de mettre la dernière main à une fresque monumentale de la Sainte-Cène de plus de six mètres de haut.

La beauté qui soigne

Poterie, sculpture sur bois, peinture, peinture sur verre, chant: les activités créatrices manuelles jouent un rôle thérapeutique important aux Rives du Rhône. « Si Dieu existe, il a créé la beauté et l’amour », déclare sobrement Pierre-Yves Albrecht.

« Ascende huc » (La montée intérieure): sous ce titre, Les Rives du Rhône ont édité en 1995 leur premier CD: un énorme succès. Il chante la découverte des Rives du Rhône: quiconque a côtoyé les profonds abîmes de l’existence humaine ne retrouvera la lumière de l’autonomie et de l’indépendance qu’au terme d’une longue ascension, pleine de privations.

Le rayonnement intense de l’ensemble qui interprète a capella des hymnes grégoriens ou des polyphonies de la liturgie orthodoxe a conquis jusqu’aux spécialistes. D’autres enregistrements ont été mis sur le marché depuis et le chœur a donné d’innombrables concerts. Les Rives du Rhône prennent aussi le terme d’ascension au pied de la lettre: vaincre des sommets alpins fait partie du programme. En 1995, deux ex-drogués sont partis à l’assaut de la paroi nord de l’Eiger, en compagnie de deux guides. Ils sont venus à bout d’une escalade réputée comme l’une des plus difficiles d’Europe. (apic/job/traduction Marie-José Portmann)

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