« Questions à propos des débats sur l’avenir du christianisme »
Louvain, 3 décembre 2001 (APIC)Le professeur Michel Molitor, sociologue et vice-recteur aux Affaires académiques de l’Université catholique de Louvain, s’interroge sur l’avenir du christianisme, du catholicisme, sur Rome. Le sociologue était l’invité de la Société théologique de Louvain le 28 novembre. Devant un auditoire important, il a proposé une synthèse personnelle des « questions à propos des débats sur l’avenir du christianisme ».
Michel Molitor, sociologue et vice-recteur aux Affaires académiques de l’Université catholique de Louvain part d’une « expérience commune, qui est le déclin visible du christianisme, en particulier du catholicisme, en Europe ». Expérience paradoxale dans la société belge: le catholicisme qui en fut un puissant « pilier » ne rassemble plus dans ses églises que 10% de citoyens.
La pratique religieuse n’est qu’un indice parmi d’autres du « décrochage » considérable des familles catholiques par rapport à leur Eglise. Pour un nombre croissant de personnes, le système de pensée de cette Eglise et sa « morale d’interdits » aux expressions désuètes ressemblent à une « boîte noire ». N’est-ce pas, pour beaucoup, tout ce qui reste d’une Eglise qu’ils ressentent comme « indifférente à leur vie concrète », voire même « non pertinente pour leur salut » s’interroge le sociologue ? Perte de mémoire, signe d’avenir?
En rassemblant les perceptions glanées dans divers débats, le vice-recteur de l’UCL n’entend pas avaliser un constat désabusé. Pour Michel Molitor, « la perte de contact avec la mémoire chrétienne par rupture de transmission » lui semble grave. Pour le sociologue, « s’il n’y a plus de relais, il n’y a plus d’approfondissement ». Est-ce compatible avec une recherche de sens? « Des évêques et des théologiens mettent parfois en cause l’indifférence religieuse, voire l’oubli de Dieu. Le sociologue propose une autre hypothèse de lecture, qu’il emprunte à une collègue parisienne, Danièle Hervieu-Léger:
C’est moins le fait de « croire » qui pose problème, que le fait de « croire ensemble », c’est-à-dire la manière d’être de l’Eglise estime Michel Molitor qui n’est pas très optimiste sur la manière dont les croyants recomposent leur système personnel depuis trente ans. Les résultats sont imprévisibles.
« Le christianisme subit une disqualification culturelle »
En attendant, Michel Molitor, note que « le christianisme subit une disqualification culturelle ». Il en relève quatre indices principaux: « Le discours du magistère sur la morale privée ne passe plus depuis l’encyclique « Humanae Vitae » (1968). Le conflit avec les vues du Vatican s’est transformé en crise fondamentale. L’institution ecclésiale se maintient dans une attitude difficilement compréhensible par rapport aux femmes qu’elle cantonne dans des formes auxiliaires du ministère. L’Eglise reste un état de fait majoritaire, dont l’influence est disproportionnée par rapport à la minorité réelle des chrétiens; ce qui suscite contre- dépendance et ressentiment. Enfin, la vie intellectuelle du christianisme est mal connue; sa vitalité est réelle, mais peu perçue dans un monde francophone fort replié sur lui-même ».
Une autre pertinence est-elle possible? Encore faudrait-il la traduire dans des institutions. Or, certains efforts se sont même heurtés à l’opposition frontale des autorités hiérarchiques. A les voir insister sur « les relations verticales et la doctrine immuable », le sociologue ne les croit pas prêtes à accepter « les procédures de négociation » propres à une société démocratique. Au contraire, dit-il, « le magistère romain s’est même installé dans l’absolu alors que les gens vivent dans le relatif ». Indice typique d’une « dissonance culturelle majeure entre le monde et l’Eglise ».
Quand Rome freine, qui va quitter la route?
A relire les commentaires de l’évolution ecclésiale depuis cinquante ans, le conférencier constate que « les moments de grand bonheur dans l’Eglise catholique ont été rares, sauf durant la première période du Concile Vatican II » (1962-1965). Le plus souvent, il y a eu « crise rampante ». Quantité d’interventions de Rome ont alimenté « réticences » et « résistances ». Le décalage qu’éprouvent nombre de catholiques, y compris des théologiens, par rapport au Vatican est tel que M. Molitor résume en ces termes le problème le plus constant: « L’appareil romain est devenu un système de freinage par rapport au christianisme ». Ici encore, le sociologue glane les indices chez de nombreux auteurs: « raidissement doctrinal toujours inspiré par l’antimodernisme »; « maintien d’une morale naturelle en contradiction avec les acquis de la science »; « méthodes imposées aux évêques »; « références répétées à l’infaillibilité jusqu’en matière morale »; « peur pathologique du monde »; « réflexes d’autorité: Rome préfère nommer des évêques très orthodoxes plutôt que des pasteurs »; « réactions collectives rares de la part des collèges d’évêques », ceux-ci apparaissant plus comme « des préfets de l’autorité romaine ».
Il ne s’agit pas de critiques émanant d’individus marginaux, poursuit M. Molitor. Le vice-recteur en a lu de semblables sous la plume d’un archevêque américain, Mgr John R. Quinn, qui fut président de la Conférence épiscopale américaine de 1977 à 1980 et archevêque de San Francisco jusqu’en 1995. Il est vrai que les propos critiques de Mgr Quinn, aujourd’hui âgé de 72 ans, furent publiés en 1996, quelques mois après son admission anticipée à l’éméritat. Il venait de plaider pour une réforme radicale de la Curie romaine, la comparant à une « tierce partie » entre le pape et les évêques, au point de court-circuiter « l’exercice de la collégialité et de favoriser « le blocage sur des questions graves ». Un exemple typique est resté dans la gorge de Mgr Quinn. La première version anglaise du « Catéchisme de l’Eglise catholique » a été récusée par Rome et les cardinaux et évêques anglophones n’ont pas été jugés compétents par le préfet allemand de la Congrégation du Vatican pour la doctrine de la foi.
Raidissement
Pour Michel Molitor, « le raidissement de l’Eglise catholique sous Jean Paul II est évident. Des portes que le Concile Vatican II avait ouvertes ont été refermées. Ce Concile aurait-il trop déstabilisé? » Le « raidissement » est particulièrement âpre par rapport à la modernité et il suscite une polarisation tout aussi vive sur l’enjeu du conflit des interprétations. Ou bien on fait droit aux exigences inédites d’une « mémoire efficace de l’évangile dans le monde contemporain », ou bien « on risque de voir beaucoup de croyants chercher en dehors de l’Eglise ce qu’ils attendaient du christianisme ».
Rencontrer la modernité ou quitter l’Eglise ?
L’alternative évoque le modèle explicatif que le sociologue américain Alfred O. Hirschmann a proposé pour comprendre les comportements économiques autant que les comportements électoraux. Dans son livre « Exit, Voice and Loyalty » (Harvard, 1970), il montre que ces comportements se ramènent fondamentalement à trois types. La situation rêvée pour le porteur d’un projet (entreprise, institution politique), c’est toujours l’adhésion, l’assentiment des autres (« loyalty »).
Le problème apparaît dès que le client ou l’électeur entend émettre son opinion, voire donner de la voix pour protester (« voice »). Si cette « voice » est bienvenue, il n’y a pas de problème. Si la critique et la protestation ne sont pas possibles, il ne reste qu’une solution: s’en aller (« exit »). Or, selon Hirschmann, la « voice » est d’autant plus probable que l’autorité est inefficace pour contraindre à une « loyalty » et que la concurrence attire l’ »exit »! En d’autres termes, traduit M.Molitor, « comment former une communauté s’il n’y a pas de communication véritable? »
« Quatrième hypothèse »
Quitter la route parce que Rome freine jusqu’au blocage des roues? Le vice- recteur de l’UCL n’y pense pas, ni pour lui-même, ni pour l’UCL. Même si « la perte des évidences d’un monde chrétien a rendu le christianisme culturellement évitable et contournable », M. Molitor hésiterait à deux fois avant de croire que le christianisme a fait son temps, voire qu’il n’aurait plus qu’à se retirer après avoir accompli l’essentiel de sa mission. Est-ce si vrai que les « valeurs » dont il a été porteur lui survivront sous forme sécularisée? Auront-elles finalement rendu la société plus humaine, plus éthique? Le sociologue n’est pas près de répondre oui. Et surtout, dit-il, « le christianisme, c’est plus que de la morale, c’est une voie qui a du sens et qui le porte; c’est une pédagogie de la transcendance et de l’incarnation, comme dit René Rémond. Le christianisme, c’est plus qu’une sagesse. Son propos est, comme Jésus, celui du Royaume de Dieu. » Comme l’avenir du christianisme requiert une réflexion neuve, M. Molitor souhaite qu’elle soit creusée au maximum. Aussi reprend-il à son compte « la quatrième hypothèse » de Maurice Bellet, selon le titre de son dernier opuscule.
La troisième hypothèse est « la plus probable et la plus visible ». C’est la restauration: « Il suffit de lire le plaidoyer pour une nouvelle évangélisation depuis Jean Paul II », commente M. Molitor. Une quatrième hypothèse est possible: « prendre acte de ce qui meurt, la chrétienté d’Occident, pour mieux percevoir l’inédit qui s’annonce, la possibilité d’une Parole inaugurale ». La mort d’un certain christianisme ne serait pas l’extinction de l’évangile si ceux qui y croient désirent faire advenir du neuf, d’abord et fondamentalement un engagement pour l’homme, pour une « naissance d’humanité ». Il se pourrait que, sans être prêché comme un produit de chapelle, le Christ vienne visiter ceux qui ne l’attendent même pas, annonce Maurice Bellet.
Mais la « quatrième hypothèse », avertit M. Molitor à la suite du philosophe et psychanalyste français, implique un « retour aux sources ». Le vice- recteur risque même le mot de « refondation »: « il s’agit moins de conforter l’Eglise que de rendre à l’évangile sa puissance vive, sa nouveauté créatrice ». Pour le sociologue, pareil effort de création et d’approfondissement n’a pas d’avenir dans une société s’il ne se donne pas d’ancrage institutionnel. Les conditions ecclésiales seront donc économiques, politiques, juridiques, culturelles… Elles ne peuvent encore s’énoncer qu’en questions. Par exemple: « comment sortir l’Eglise et donner corps à la collégialité hors de l’encadrement romain? Comment rendre à la figure du « fidèle » un statut autre que marginal? Comment faire pour honorer l’aspiration de chaque croyant à entrer dans un rôle social comme acteur de sa propre vie?. »
M. Molitor admet que dans cette « quatrième hypothèse », la grande place accordée à la liberté inventive comporte un risque de syncrétisme. « Mais ce risque est incontournable si le croyant doit avoir son mot à dire dans ce qui touche à sa vie et si le peuple de Dieu est vraiment un sujet collectif. Trop souvent, les droits des croyants ont été confisqués. » Place à la liberté, mais non prime à l’individualisme: « Le noeud de la question, c’est le « croire ensemble » pour l’histoire efficace de l’évangile. » Le christianisme a besoin de prendre corps dans des institutions comme toutes les sociétés ont besoin de régulation. Le sociologue voit les institutions comme « des lieux d’inflexion de l’inévitable ». C’est pourquoi il souhaite qu’elles soient d’autant plus « contrôlées » contre le danger de la « technocratie » et « soumises à la radicalité spirituelle » contre le risque des « réductions de la rationalité ».
L’Eglise: défi d’un monde pluriel?
Est-il raisonnable d’envisager un avenir au christianisme là où tout l’assigne à devenir davantage de ce qu’il est déjà: une minorité? « Les chrétiens n’ont pas pour vocation d’être minoritaires. Mais le fait est là », répond M. Molitor. Il ajoute aussitôt: « On peut se reconnaître comme minorité sans réduire pour autant le programme. Mais il faut alors prendre conscience d’un monde pluriel. Le temps où l’Eglise prétendait contrôler l’ordre social est révolu. Il faut énoncer la raison unique, aborder l’univers comme si le christianisme en était l’unique expression de sens. » L’Eglise peut-elle accepter le défi d’un monde pluriel, en assumer la limite et encore accueillir l’idée qu’elle puisse être transcendée? « Le christianisme est refoulé vers sa condition native: l’itinérance, la faiblesse, la pauvreté », disait déjà Emmanuel Mounier en 1950 dans son livre : »Feu la chrétienté ».
Difficultés de transmission de la mémoire chrétienne
Au terme de sa conférence, Michel Molitor s’est prêté à un débat avec les auditeurs. Ceux-ci se sont notamment interrogés sur les effets trompeurs de bien des débats publics sur des questions fondamentales. Les participants se sont penchés sur les difficultés de la transmission de la mémoire chrétienne et du malentendu persistant que la présence du mal renvoie au Dieu « tout puissant » enseignée avec arrogance par l’Eglise….
Le sociologue avait annoncé une conférence mêlant « convictions et questions ». Ses auditeurs lui ont manifestement emboîté le pas, non sans exprimer leur satisfaction de voir que les questions majeures touchant à l’avenir du christianisme soient aussi creusées au coeur de l’UCL. (apic/cip/at/pr)
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