Le Cambodge avec les yeux de Mgr Destombes, vicaire apostolique de Phnom Penh

APIC Interview

Une Eglise catholique à visage cambodgien

Propos recueillis par Jean-Claude Noyé

Phnom Penj, 25 juillet 2002 (APIC) C’est au 787 boulevard Monivong, artère principale de Phnom Penh, que réside l’évêque français Emile Destombes. Prêtre de la société des Missions Etrangères de Paris (MEP). Vicaire apostolique de Phnom Penhen, en remplacement de Mgr Ramousse, il est également vice-président de la Conférence épiscopale Cambodge-Laos. Arrivé au Cambodge fin 1964, il avait été chassé avec les autres missionnaires étrangers en avril 1975 par les Khmers rouges, avec les autres missionnaires étrangers. Dans quel état d’esprit ? Interview.

Mgr Destombes: Nous étions comme le chêne coupé de ses racines et ce fut dur de quitter ce peuple car nous avions de vives inquiétudes pour lui. Les événements nous ont hélas donné raison. Je n’oublierai jamais le spectacle poignant de la déportation de la population de Phnom Penh vers les campagnes: la foule silencieuse et résignée en colonne interminable encadrée par ces jeunes guerriers au maoïsme radical, prompts à tuer les rares récalcitrants.

APIC: De retour à Phnom Penh en 1990, comment avez-vous retrouvé l’Eglise catholique ?

Mgr Destombes: En ruine. Seules deux églises et quelques chapelles avaient échappé à la destruction. Toutes les autres, dont la cathédrale de Phnom Penh, ont été rasées. Les communautés catholiques, alors regroupées autour de villages, ont payé un large tribut à la guerre. Il y avait deux évêques et 3 prêtres cambodgiens (l’évêque et les cinq prêtres autochtones). Ils ont disparus. Les survivants étaient dispersés, les écoles et institutions catholiques confisquées. Quant au traumatisme subi par la population, il est tel que l’on peut dire que le Cambodge est un pays qui a gardé son âme mais dont le ressort a été cassé.

APIC: Quel visage avait l’Eglise avant la grande destruction?

Mgr Destombes: Le nombre des églises et cathédrales construites pendant l’époque coloniale étaient disproportionné par rapport au nombre réel des fidèles. Cela donnait à l’Eglise une image de puissance qui nuisait à son rayonnement évangélique et contribuait à la faire percevoir comme une Eglise étrangère: l’Eglise des Européens mais aussi des Vietnamiens catholiques, au nombre de 60’000 avant les événements. La liturgie se faisait en khmer ou en vietnamien.

APIC: Comment s’est-elle reconstruite?

Mgr Destombes: La guerre et son interdiction pendant 15 ans lui ont paradoxalement permis de repartir sur des bases plus saines. Démunis, plus dispersés, les catholiques sont aujourd’hui davantage réinsérés dans la population et plus à même d’être le sel de la terre. Ils sont au même niveau que les autres Cambodgiens et l’Eglise, plus pauvre, est plus évangélique. Nous avons résisté à la tentation de reconstruire rapidement une Eglise « clefs en mains », donc étrangère. Les responsables pastoraux ont plutôt choisi, face à l’absence de prêtres hommes-orchestres, de construire avec les communautés une Eglise à visage cambodgien. Les fidèles, après 15 ans de « dressage » communiste, ont réappris à prier ensemble et à s’exprimer. Ces communautés, souvent très petites, se prennent en charge via des comités qui assument les trois missions de l’Eglise: célébrer, transmettre la foi et manifester l’amour du Christ pour les plus pauvres. De fait, la plupart des nouveaux fidèles se sont convertis suite à l’aide désintéressée que les chrétiens leur ont apportée dans des situations de détresse. Chaque année, un synode réunit pendant une semaine des représentants de toutes les communautés. Cette démarche a permis de mettre en route un processus d’inculturation, afin que les catholiques ne soient plus accusés de pratiquer une religion étrangère. Les fidèles ont adopté la position assise à même le sol, comme à la pagode. Les gestes religieux sont limités au salut bouddhique, mains jointes devant la poitrine, et au signe de croix et on utilise des bâtonnets d’encens pendant le rituel. Par ailleurs, les fidèles chrétiens fêtent les grandes fêtes nationales comme le Nouvel An ou la Fête des morts (Pchum Ben), sur laquelle nous avons calé la fête de la Toussaint. Toute la liturgie est en langue khmère et un important travail de traduction de la Bible, des lectionnaires, missels et rituels a été conduit à bien. Enfin, l’ordination sacerdotale de quatre prêtes khmers le 9 décembre 2001 – les premières depuis près de trente ans – a été pour nous un signe très encourageant.

APIC: Comment caractériser cette Eglise?

Mgr Destombes: Ultraminoritaire, – les 26’000 fidèles représentent 0,05% de la population – elle est plutôt catéchuménale: la moitié des 300 personnes qui demandent chaque année le baptême sont des adultes. Les communautés sont dynamiques et les jeunes présents à part égale avec les moins jeunes. L’Eglise catholique accomplit un vrai travail social de proximité, que ce soit auprès des malades, en matière de scolarisation, d’alphabétisation ou de formation technique. N’oublions pas que le Cambodge est l’un des pays les plus pauvres de la planète et que son développement est miné par une corruption quasi généralisée. La prostitution et la délinquance sont en hausse dans les villes, l’analphabétisme dans les campagnes est considérable, la malnutrition est cause d’une mortalité importante et on dénombre 36’000 personnes victimes des mines antipersonnels. Les problèmes ne manquent pas et la vie quotidienne de la plupart des Cambodgiens ressemblent à une course permanente pour la survie. En réponse, nous cherchons à promouvoir des projets de développement que les communautés peuvent prendre en charge elles-mêmes. Reste une difficulté de taille pour l’Eglise.

APIC: Laquelle?

Mgr Destombes: Les immigrés vietnamiens représentent les deux tiers des catholiques de ce pays. C’est un obstacle de taille à notre effort pour enraciner l’Eglise dans les réalités cambodgiennes. Pourquoi? Parce que ce grand nombre contribue à ce que les Khmers perçoivent l’Eglise comme étrangère. Il faut comprendre que Vietnamiens et Cambodgiens sont très différents par la culture, la langue et la religion. Les Cambodgiens pratiquent le bouddhisme dit du Petit Véhicule, ou bouddhisme Theravada, les Vietnamiens le bouddhisme dit du Grand véhicule ou Mahayana. Les Khmers appartiennent à l’Asie brune ou Asie de la main, sous influence indienne, les Vietnamiens à la sphère de l’Asie blanche ou Asie des baguettes, sous influence chinoise. En outre, les Khmers ont souvent subi le joug domination vietnamien. Ils ont vécu l’occupation vietnamienne de 1979 à 1989 comme une grande humiliation. En d’autres termes, les Vietnamiens sont aux yeux des Khmers des ennemis potentiels et qu’ils soient catholiques ou non n’y change rien. Concrètement, lorsque des Vietnamiens viennent nombreux dans une paroisse, les Khmers tendent à la déserter.

APIC: Quelle réponse apportez-vous?

Mgr Destombes: La mission de l’Eglise est de travailler à la réconciliation entre cambodgiens des différentes factions qui ont mené une guerre fratricide pendant vingt cinq ans. Et dans l’Eglise plus particulièrement, la réconciliation entre les catholiques cambodgiens minoritaires et les catholiques vietnamiens majoritaires. C’est ce que nous essayons de faire en demandant aux vietnamiens de s’insérer dans le pays, d’utiliser la langue du pays et de se conformer aux coutumes du pays: en un mot d’être des missionnaires.

APIC: Avec les Cambodgiens profondément attachés au bouddhisme, l’Eglise ne peut faire l’économie du dialogue interreligieux.

Mgr Destombes: Bien évidemment. Mais ce dialogue est surtout un dialogue de vie, au jour le jour. Le bouddhisme a été mis à terre par vingt ans de conflits et il a du mal à se relever. On ne compte guère aujourd’hui que deux ou trois bonzes à la figure marquante, désireux de moderniser une tradition largement sclérosée en pratiques populaires superstitieuses visant à acquérir des mérites pour obtenir une meilleure réincarnation. Ici, la tradition veut que les hommes séjournent à la pagode comme bonze avant de se marier. Mais ils accomplissent cette démarche moins à des fins spirituels que pour remercier leurs parents et acquérir des mérites. Autrefois la pagode servait d’école (pour les garçons uniquement). Aujourd’hui ce sont surtout les familles pauvres, incapables de scolariser leurs enfants, qui les envoient s’y former.

La croyance au karma, selon laquelle ce que l’on vit aujourd’hui est le fruit de nos actions passées est très prégnante chez les Khmers, de même que la peur des mauvais esprits (ndlr: le bouddhisme khmer est largement mâtiné d’animisme). Le christianisme les en libère. Quand ils peuvent entendre son langage, éloigné de leur univers mental, ils comprennent que Jésus a apporté un message d’amour du prochain comme visage de Dieu et qu’Il nous invite à lutter contre l’injustice comme Lui-même l’a fait. Ils perçoivent qu’il faut avant tout se laisser aimer par le Père et découvrent dès lors que leur vie a de la valeur, à rebours de l’enseignement bouddhiste selon lequel la vie n’est qu’une période de purification, le but ultime étant de se libérer du cycle des réincarnations successives. Plus difficile à faire comprendre est la notion de pardon car selon la perspective traditionnelle, liée à la croyance au karma, on ne reçoit que ce qu’on mérite: l’épisode des khmers rouges lui-même a été perçu par la population comme le fruit d’un mauvais karma collectif. De même, la notion de personne n’existe pas à proprement parler. Il n’y a que des actes, mais pas de sujet. Le christianisme renverse cette perspective et conduit les individus à lutter pour leur dignité.

APIC: A l’inverse, qu’est-ce que le contact avec les bouddhistes vous a apporté?

Mgr Destombes: Vivre ici me conduit à questionner ma foi pour mieux la transmettre. Au fil des décennies, je me sens de plus en plus en communion avec l’âme khmère et en même temps, comme Européen, irréductiblement étranger. Au fond, nous avons tout à apprendre, nous sommes ici pour être d’humbles témoins, appelés à discerner comment le Christ se révèle à Lui- même dans le peuple khmer. On tend vers une purification du regard, une dépossession et une acception profonde de la réalité. Attitude non pas servile mais de détachement, à l’exemple de certains bouddhistes. (jcn/pr)

Encadré.

42 prêtres pour 26’000 catholiques

Le Cambodge compte 26’000 catholiques (0,05% de la population), dont 17’000 Vietnamiens. La pastorale est notamment assurée par 42 prêtres de 18 nationalités dont 5 cambodgiens. Les missionnaires de la Société des Missions étrangères (de Paris, du Québec, de Yarumal, de Thaïlande, et de Corée) sont les plus nombreux, suivis des jésuites et des salésiens. On compte également 65 religieuses de 11 congrégations différentes. Aucune communauté contemplative catholique ne s’est à ce jour réinstallée au Cambodge, au grand regret des responsables de l’Eglise locale. Trois diocèses: Phnom Penh, Battambang et Kompong Cham, sont dirigés par un vicaire et deux préfets apostoliques. Le pays compte une douzaine de paroisses avec prêtres résidants et quatre fois plus de petites communautés desservies à partir des paroisses. (apic/jcn/pr)

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