APIC- Interview
« La résistance du Hezbollah à l’occupation n’est pas du terrorisme »
Jacques Berset, agence APIC
Baalbek/Fribourg, 19 septembre 2002 (APIC) La lutte du Hezbollah pour libérer le territoire libanais est légitime et nationale. « Il ne s’agit pas de terrorisme, contrairement aux attentats du 11 septembre qui ont frappé sans discrimination des civils innocents et que nous condamnons avec la plus grande fermeté », affirme Mgr Cyrille Salim Bustros, archevêque grec- catholique de Baalbek.
« Le mouvement chiite, appuyé par toute la population libanaise, veut seulement chasser les troupes d’occupation israéliennes du secteur des Fermes de Chebaa, au Sud Liban. Tout comme la résistance palestinienne, il s’agit d’une résistance légitime », lance-t-il.
Mgr Salim Bustros, archevêque melkite de l’antique cité d’Héliopolis, dans la plaine de la Békaa Nord, vit au milieu d’une population en majorité musulmane. Il expérimente la convivialité islamo- chrétienne au quotidien. Dans sa ville de Baalbek, en effet, on compte 60% de chiites, 20% de sunnites et 20% de chrétiens, répartis pour moitié entre grecs-catholiques et maronites.
L’APIC a rencontré lors de son passage en Suisse ce prélat de 63 ans à la tête d’une chrétienté arabe de rite byzantin, qui se veut « Eglise- pont » tant à l’égard de l’Eglise grecque-orthodoxe qu’envers le monde musulman. Les melkites catholiques – aujourd’hui un peu plus d’un demi million dispersés au Moyen-Orient et un million et demi dans la diaspora aux quatre coins du monde – , sont des « uniates », qui se sont séparés du Patriarcat orthodoxe d’Antioche en 1724.
APIC: La minorité chrétienne de Baalbek ne subirait-elle pas la pression des fondamentalistes du Hezbollah, au départ alliés des pasdarans iraniens, les « Gardiens de la révolution » islamistes, envoyés au Liban par l’ayatollah Khomeini ?
Mgr Salim Bustros: Nous ne subissons aucune pression ni contrainte de la part du Hezbollah, le « Parti de Dieu ». A Baalbek, la convivialité islamo- chrétienne est une réalité quotidienne. Les chrétiens sont là depuis près de 2000 ans, les musulmans depuis le 7ème siècle. Depuis ce temps là, les chrétiens sont restés, malgré les vicissitudes. Tout comme les musulmans, ils ont subi les persécutions des Ottomans, qui opprimaient les populations arabes, quelles soient chrétiennes ou musulmanes.
Ensemble, nous avons lutté pour notre libération contre les Turcs lors de la 1ère Guerre Mondiale, puis pour l’indépendance du Liban, sous le Mandat français. Nous avons une histoire commune, et la dernière guerre de 1975 était plutôt une guerre d’étrangers sur la terre libanaise.
APIC: Comment se comporte le « Parti de Dieu » envers les chrétiens ?
Mgr Salim Bustros: Dans la ville, les militants du Hezbollah sont très présents: ils organisent des manifestations, couvrent les rues d’affiches et de drapeaux, mais ils n’ont pas la majorité de la population musulmane derrière eux: lors des dernières élections municipales, ils n’ont eu que 6 élus sur 21, les 15 autres sièges – dont 2 élus chrétiens – allant à des formations politiques qui ne partagent pas la ligne du Hezbollah.
Les membres du Hezbollah n’exercent aucune violence contre la population, ni contre les chrétiens ni contre les musulmans. Nous le considérons comme un mouvement de résistance contre l’occupation israélienne qui persiste dans le secteur des Fermes de Chebaa. A Baalbek, notre école épiscopale accueille 750 élèves, filles et garçons. 60% des professeurs sont de confession islamique, 90% des élèves sont musulmans. Parmi eux, bien évidemment, il y a des enfants de membres du Hezbollah. Dans notre école catholique, le port du foulard islamique est facultatif, et seules 15% des filles le portent. Elles viennent essentiellement des familles du Hezbollah, qui apprécient la qualité de notre enseignement, la discipline et la bonne tenue.
APIC: Après les attentats du 11 septembre, avez-vous ressenti des tensions intercommunautaires ?
Mgr Salim Bustros: Non, il n’y a eu aucun changement dans la vie quotidienne. Malgré ce qu’assènent les Etats-Unis dans leur nouvelle « guerre contre la terreur », le terrorisme ne concerne pas les Libanais, qu’ils soient chiites, sunnites ou chrétiens. Nous sommes tous contre le meurtre de civils et contre toute violence contre des innocents. On n’a pas idée chez nous d’aller faire sauter des tours en Amérique et de causer la mort de gens qui n’ont rien à voir avec ce qui se passe dans notre région.
Les attaques du Hezbollah contre les militaires israéliens présents sur le territoire libanais ne relèvent pas du terrorisme, mais de la résistance. Il est fondamental de bien faire la distinction. Nous appuyons également la résistance palestinienne contre l’occupation illégitime et illégale du point de vue du droit international de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza. En réalité, ce sont les Palestiniens qui subissent un terrorisme d’Etat de la part d’Israël, qui occupe leurs terres et ne veut pas leur permettre d’avoir enfin leur propre patrie.
Pour nous, qui sommes chrétiens libanais et arabes, il est inconcevable que 4 à 5 millions de juifs, venus en bonne partie d’Occident, aient pu créer leur Etat en Palestine, alors que les Palestiniens, qui sont là depuis deux millénaires – en tout cas depuis l’occupation arabe du 7ème siècle, sont empêchés d’avoir le leur. Nous estimons que résoudre cette situation d’injustice est le seul moyen de rétablir la paix, car il n’y aura jamais de paix sans justice, c’est-à-dire un Etat palestinien à côté d’Israël.
APIC: Malgré cette solidarité avec la résistance palestinienne, vous êtes opposé à l’implantation des 400’000 réfugiés palestiniens au Liban.
Mgr Salim Bustros: Nous refusons l’installation définitive des réfugiés palestiniens sur notre sol d’abord pour des raisons démographiques, car il s’agit essentiellement de musulmans, et c’est pour nous très important de maintenir l’équilibre confessionnel dans notre pays. Mais c’est aussi et surtout une question de principe: les Palestiniens chassés de leur pays ont le droit de rentrer chez eux, sur leurs terres. Si ce n’est pas à Haïfa, qui est désormais en Israël, que ce soit au moins en Cisjordanie et à Gaza, dans le futur Etat palestinien.
APIC: Vous êtes pessimiste sur l’avenir de la région.
Mgr Salim Bustros: Les perspectives de paix dans la région ont effectivement reculé ces deux dernières années, car nous constatons que ce sont des extrémistes comme Ariel Sharon qui donnent le ton. Les juifs sont devenus de plus en plus intransigeants, car ils se sentent soutenus sans réserve par les Etats-Unis. L’agression contre les Palestiniens se fait désormais sous le prétexte de la nouvelle « guerre contre le terrorisme ». Mais l’avenir n’est pas aux Israéliens, du point de vue démographique, mais aux Arabes. Même s’il y aura beaucoup de victimes, les Palestiniens préféreront mourir sur place, en martyrs, plutôt que de se laisser évincer de leurs terres, comme en 1948.
APIC: Vous semblez très critique à l’égard de la politique américaine dans la région.
Mgr Salim Bustros: L’hostilité à l’égard de l’Amérique grandit chez nous et dans les populations arabes, car nous voyons bien que les Etats-Unis ne sont pas un médiateur honnête dans le conflit israélo-palestinien, car ils adoptent systématiquement des positions unilatérales. Tout le problème de la région tourne autour d’Israël, qui bafoue en toute impunité les résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale de l’ONU.
Le droit international n’est pas appliqué, mais l’Amérique fait une immense propagande contre l’Irak, précisément pour soutenir Israël. Comme Arabes, on ressent les menaces contre l’Irak comme profondément injustes et partiales, et l’on n’est pas dupes: les Américains n’ont aucun scrupule à faire la politique des deux poids et deux mesures au détriment des Arabes, ce qui alimente un fort sentiment antiaméricain.
APIC: Dans ce contexte, quel est l’avenir de votre communauté en Terre Sainte ? Sur les quelque 2 millions de melkites dans le monde, seulement un quart sont restés au Moyen-Orient.
Mgr Salim Bustros: Malheureusement, l’exode des chrétiens du Moyen-Orient est inexorable, essentiellement pour des raisons économiques et de sécurité. Tant qu’il n’y aura pas de perspectives de paix et d’avenir économique, les familles chrétiennes émigreront. Il n’y a pas de persécution proprement dite, mais les jeunes n’ont pas de travail, ils ne trouvent pas de logement pour abriter une famille. Quand il y a la paix et la sécurité, les gens restent.
Au Liban, les musulmans veulent notre présence, ils veulent vivre avec nous, car ils nous considèrent comme un facteur de culture. Les leaders religieux musulmans entretiennent de bonnes relations avec nous. Ils nous invitent lors des événements religieux, politiques et sociaux. Du point de vue chrétien, nous considérons que le Liban est plus qu’un pays, « c’est un message pour l’Orient et l’Occident », pour reprendre les mots de Jean Paul II lors de sa visite au Liban en 1997. C’est pour nous un message de convivialité islamo-chrétienne, de tolérance et de coexistence.
APIC: En tant que grecs-catholiques melkites, c’est-à-dire catholiques de rite byzantin unis à Rome, vous vous considérez comme une « Eglise-pont ». Que signifie cette expression et qu’est-ce qui vous distingue des maronites ?
Mgr Salim Bustros: En tant qu’Eglise essentiellement arabe, nous cherchons depuis toujours à jeter des ponts avec le monde orthodoxe et le monde arabo- musulman, au milieu duquel nous vivons. Les maronites sont moins enclins à cette ouverture, car ils sont davantage isolés et confinés au Liban. Ils sont toujours très encadrés par la classe politique maronite.
Comme melkites, nous avons l’avantage de ne pas être une Eglise nationale, nous sommes plus libres: il y a 60’000 melkites en Terre Sainte, 300’000 en Syrie, etc. Cette présence dans tout le Moyen-Orient est synonyme d’ouverture.
Contrairement à certains milieux maronites, nous n’avons jamais songé à créer une « cantonalisation confessionnelle », un Etat chrétien dans la région – sur le modèle de l’Etat hébreu – qui serait isolé du contexte régional arabe et musulman. Nous nous sentons plus proches des musulmans que ne le sont les maronites.
APIC: Vous avez aussi tenté de réunir les deux Eglises d’Antioche.
Mgr Salim Bustros: Il y a quelques années, avec mon prédécesseur sur le siège de Baalbek, Mgr Elias Zoghbi, nous avons lancé une initiative de réunification avec orthodoxes du Patriarcat d’Antioche, sans rompre notre communion avec Rome. A cette occasion, Mgr Zoghbi avait formulé cette profession de foi: « Je crois tout ce qu’enseigne l’orthodoxie orientale; je suis en communion avec l’évêque de Rome, dans les limites reconnues par les saints Pères d’Orient au premier millénaire ». Cette « profession de foi » fut approuvée par 25 des 27 évêques du Synode melkite. Parmi ceux qui ne l’avaient pas signée figurait le patriarche d’Antioche des grecs-melkites catholiques d’alors, sa Béatitude Maximos V Hakim, résidant à Damas.
Les orthodoxes ont été eux aussi hésitants, car ils ne peuvent courir le risque de se séparer du reste de l’orthodoxie, qui compte 15 Eglises autocéphales nationales. Ils ont préféré développer l’oecuménisme au niveau mondial, plutôt que de faire une union locale. Au début, le patriarche orthodoxe d’Antioche Hazim avait bien accueilli notre initiative, mais il s’est heurté à l’opposition de son propre Synode. Le Vatican avait lui aussi appelé à la patience et à la prudence, préférant lui aussi travailler avec les orthodoxes au sommet, pour ne pas couper les orthodoxes d’Antioche des autres Eglises. Rome ne nous a pas encouragés dans cette voie.
APIC: Les tensions avec les orthodoxes sont de plus en plus vives.
Mgr Salim Bustros: Avec les récents développements en Russie, notamment l’expulsion de plusieurs prêtres, nous voyons que les orthodoxes ont du mal à accepter les catholiques. Mais les orthodoxes ont aussi de graves tensions entre eux, comme entre le Patriarcat de Moscou et celui de Constantinople. Depuis des décennies, on attend un Concile panorthodoxe qui ne vient pas. Le problème est que les Eglises orthodoxes sont des Eglises nationales qui n’arrivent pas à se séparer du sentiment ethnique.
On voit les difficultés actuelles du Patriarcat grec-orthodoxe de Jérusalem, où les Grecs ne veulent pas d’évêques arabes. C’est un réflexe purement ethnique, l’élément grec voulant défendre ses positions. C’est l’un des raisons qui ont provoqué dans le passé la séparation du Patriarcat d’Antioche, les catholiques étant partisans de l’élément arabophone. D’emblée les catholiques ont élu un patriarche arabe en 1724, alors que les orthodoxes ont encore attendu 150 ans pour se libérer de la tutelle de l’Eglise grecque.
Mais au niveau local, l’entente est très cordiale et l’oecuménisme est très développé: dans notre Institut de théologie pour laïcs, à Zahlé, l’évêque orthodoxe donne des cours de Bible. Les 3 évêques de la région – l’évêque maronite de Deir El-Ahmar, Mgr Mounged El-Hachem, le métropolite orthodoxe Spyridon de Zahlé, et moi-même – nous nous retrouvons pour les funérailles, les mariages, les baptêmes.
Comme à Baalbek les familles orthodoxes sont peu nombreuses, leur église est petite. Quand il y a des mariages, pour des raisons de place, le métropolite de Zahlé vient chez nous. Les orthodoxes suivent aussi fréquemment la messe dans notre église.
Cela ne pose aucun problème. Nous utilisons la même liturgie, celle de saint Jean Chrysostome en arabe. Ce sont les mêmes chants, les mêmes prières, c’est le même Christ. Nous récitons le même credo. On peut donc communier ensemble, le reste relevant du détail pour les simples laïcs.
Le peuple orthodoxe le ressent de cette façon, car il ne comprend rien à la primauté du pape, aux Conciles oecuméniques. Ce sont les clercs qui voient les différences théologiques entre les traditions, les dogmes. L’oecuménisme est déjà vécu à la base, il ne faut pas attendre que tout vienne de Rome. JB
Les illustrations de cet article sont à commander à l’agence CIRIC, Chemin des Mouettes 4, CP 405, CH-1001 Lausanne. Tél. ++41 21 613 23 83 Fax. ++41 21 613 23 84 E-Mail: ciric@cath.ch
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