Genève: Le CARE de Caritas fête son 25e anniversaire

APIC Reportage

Les dommages collatéraux d’une société à deux vitesses

Par Pierre Rottet, de l’APIC

Genève, 23 octobre 2002 (APIC) Depuis 25 ans, le CARE offre aux gens de la zone à Genève un accueil quotidien ou presque. Un lieu de rencontre pour gommer l’espace de quelques heures la solitude d’un bataillon de marginalisés, de laissés sur le trottoir par une société qui va trop vite, impitoyable avec les plus faibles. Créée en 1977 par Caritas Genève, l’institution dirigée par le Père Jean-Marie Viénat, Jurassien originaire de Porrentruy, se mettra en fête les 9 et 10 novembre prochains à Thônex, au cours d’une kermesse. Histoire aussi de rappeler son existence.

Dans la Genève opulente, elle aussi touchée par la suppression de près de 900 postes de travail décidée par la Poste d’ici 2009, en raison de la fermeture du tri postal de la ville, les dommages sociaux collatéraux sont bien visibles, en cet après-midi d’octobre, à la Rue du Grand Bureau, aux Acacias. Une centaine de personnes, dont une trentaine de femmes, s’activent dans des occupations les plus diverses. Elles sont pour la plupart relativement jeunes, de plus en plus vite larguées du monde du travail », lâche le religieux, prêtre éducateur de la Congrégation des Missionnaires du Sacré Coeur, aujourd’hui âgé de 60 ans.

Depuis 1977, chaque après-midi de la semaine que Dieu fait et les jours fériés dictés par les hommes, des repas sont servis ponctuellement à 16h15 à quiconque s’assoit à l’une ou l’autre des tables, à l’anonyme d’une journée, à l’habitué de quelques jours, voire de quelques mois. L’institution offre en outre à une foule de gens de se retrouver, de parler, d’être écoutés. De quitter un moment la zone, et de s’adonner entre 14 et 18 heures aux activités de leur choix: poterie, dessin, réparations mécaniques, menuiserie, couture, jardinage selon les périodes, ou encore sportives, piscine, foot et autres disciplines.

A la limite de la saturation

Le CARE n’a pas pour ambition de remettre tout ce monde sur les rails. Juste celle d’être un défi quotidien à la solitude, au désespoir, à la pauvreté matérielle et affective qui frappent les uns, au sentiment d’injustice qui assomme les autres. Des notions de tiers monde en plein coeur de la cité. En 1989, l’institution a offert quelque 19’000 repas. Ce chiffre a plus que doublé aujourd’hui, malgré l’ouverture, il y a quelques années, d’un centre analogue consenti par la ville sous la pression des milieux sociaux. « Il faudra que je reparte en guerre pour obtenir la création d’un nouveau lieu d’accueil. Ce qui existe actuellement n’est plus suffisant. Nous sommes à la limite de la saturation », s’inquiète le Père Viénat.

Au départ, les « pensionnaires » du lieu avaient entre 50 et 55 ans. Ils ont en majorité entre 25 et 30 ans en 2002. « Les difficultés sociales touchent de plus en plus les jeunes, très vite mis sur la touche, mais aussi l’ensemble des catégories sociales ». Comme pour ne pas démentir notre interlocuteur, une tête nouvelle a franchi la porte. L’homme, que rien ne distingue dans son allure de n’importe quel citoyen, rase pourtant les murs des locaux, avant de prendre son courage à deux mains et de demander un cornet rempli de victuailles. Au prix de combien d’hésitations? Au bout de quel terrible parcours?

« Ceux qui viennent au CARE, n’ont bien entendu pas d’emploi, confie le religieux. Certains viennent chaque jour, d’autres une fois ou l’autre. On ne leur demande ni ce qu’ils font ni pourquoi ils nous arrivent. Libre à eux de se confier. D’autres encore disparaissent 2 ou 6 mois, avant de revenir. Il en est enfin qui choisissent de faire le grand saut vers un monde meilleur. En 25 ans, j’ai vu des gens s’en sortir. Plus que je ne le pensais d’ailleurs. Maintenant, c’est plus dur! Et je ne parle pas de la misère morale. Et des dépressions. »

Les risques du métier

Le constat est abrupt. La nouvelle pauvreté fauche et n’épargne personne ou presque. Tout le monde ne se fait pas mettre à la porte avec les indemnités de certains « grands patrons », fabriquants de détresse et de chômage, comme ce fut le cas par exemple pour les anciens dirigeants d’ABB, Percy Barnevik et Göran Lindahl, avec un pactole de 58 millions de francs pour le premier, et 38 millions « seulement » pour le second. De quoi voir venir. Sauf peut- être pour les ouvriers de la firme, qui risquent bien de se retrouver dans la charrette des licenciements après la débâche d’ABB annoncée à la suite de son plongeon en bourse.

« Ceux qui sont accueillis ici sont vraiment au bas de l’échelle, à tous points de vue. Nombre d’entre eux doivent tout réapprendre, y compris les gestes simples et dérisoires de tous les jours, comme se laver, s’habiller proprement. Quand vous avez tout perdu, de l’emploi à la famille et jusqu’à votre toit, au point de cumuler tous les em. du monde ou presque. On peut mettre 2, 3 ou 5 ans pour tomber. Vous en mettrez autant pour vous redresser, si vous en avez la force ».

La face cachée de la misère

Et dire que le CARE ne représente que la pointe de l’iceberg. Selon des études que cite le Père Viénat, la nouvelle pauvreté touche entre 15 et 20% de la population dans les grandes villes de Suisse. A Genève et Lausanne, on estime que 20% des gens vivent en dessous du seuil de pauvreté. « Je pense que dans la seule ville de Genève, des centaines, probablement des milliers de gens vivent sans un chez soi. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas où reposer leur tête. Encore faut-il savoir chez qui ils la reposent. Chez des amis? Dans des squatts? Bricolant ici ou là? Et combien s’entassent dans des appartements exigus, à dormir à 6 ou 8 dans des chambres? »

L’Etat? Il constate. Trop heureux que des institutions comme le CARE prennent en main cette face cachée de la misère. Certes, le CARE bénéficie de la manne cantonale, avec une subvention annuelle de 140’000 francs, à quoi s’ajoute le « pécule » octroyé chaque année par la ville, de l’ordre de 80’000 francs. Le tout sur un budget de fonctionnement de plus d’un million de francs, que gère l’institution caritative, avec l’aide de 8 employés à mi-temps. Et plus de 60 bénévoles. Et l’abbé Viénat d’avertir: « Les subventions du canton et de la ville n’ont pas augmenté d’un franc ces quinze dernières années, alors que les pensionnaires du CARE ont plus que doublé. L’un et l’autre doivent maintenant se mobiliser pour faire plus. On ne peut pas porter davantage ».

Des histoires qui n’ont rien d’un conte

La vie de chacun des pensionnaires du CARE n’a rien du conte qu’on narrerait aux enfants pour les endormir. Ni de l’histoire pour adultes qu’on écouterait distraitement entre deux pubs à la TV, et qui permet de lorgner de loin la misère. « La misère dérange, c’est certain, y compris du côté des Acacias, constate Jean-Marie Viénat. Le voisinage a un regard de peur. Là où il y a implantation de personnes en difficultés, les regards se font sévères, du moins dans un premier temps. On se méfie de la différence. On aime le moule, ce qu’il y a dedans ».

Indécent

Comment peut-on en effet pardonner à un pauvre d’être pauvre, lorsqu’il tire sur le pis de la finance publique, pour manger une fois par jour, si tout va bien, « renouveler » sa « garde robe tous les 3 ans à Emmaüs, et tenter de mourir le moins vite possible et, pire, de vivre « aux crochets » de l’Assurance invalidité (AI), de la société, même avec trois fois rien? Comment pardonner à un pauvre d’être pauvre, et peut-être même étranger, dans ce monde de la démesure et de l’indécence? Il ne faudra pas moins de 2375 ans à une vendeuse de Genève, par exemple, pour égaler le salaire annuel d’un Michael Schumacher, pilote de Formule 1, avec quelque 95 millions de francs. Mais près de 6330 ans ou 78’900 mois seront nécessaires à un smicard du CARE au bénéfice de l’AI pour accumuler le salaire annuel du coureur automobile. A côté, les PDG des firmes SGS, Novartis, Nestlé, Zurich Financial, UBS et CS Groupe font figurent de érémistes, avec des salaires annuels de 2, 075 millions de francs, 3,48 millions, 1,777 million, 2,5 millions, 4,9 millions et 4,8 millions.

On est loin des réalités du monde des sans « l’sou » des pensionnaires du CARE. Ce qui n’empêche nullement ces derniers de faire preuve de solidarité et de partage à l’égard de plus démunis qu’eux. Un geste, des riens qui se partagent, du squat à la paire de bottes d’hiver, de deux francs tendus à une cigarette donnée. Pas grand-chose, mais lorsqu’on vit parfois avec 20 francs par semaine.

Ces « luxes » impossibles

Le Père Viénat balaie d’un tour de bras la salle bondée dans laquelle les convives ont maintenant pris place, devant leur assiette. « Beaucoup ont passé de l’école en institution, de l’institution à la prison. De la prison à la prison, puis à la zone. De la zone aux services sociaux. D’autres ont davantage le souvenir des coups reçus par un père ou une mère, victimes eux aussi de parents ayant confondu coups de coeur avec coups de poings. Certains encore ont « tâté » de la drogue comme d’autres ont « goûté » au travail, à une famille et à un salaire perdus. Quelques-uns vivent grâce à une modeste rente de l’AI, certains d’expédients ou de petits boulots par ci par là. Ils vivent avec 20, 50 ou 100 balles par semaine, parfois plus pour les ’chanceux’ ». Tellement moins que leurs dettes qui s’accumulent. Mais de cela ils n’en ont cure. Et si un problème de santé surgit, ils rendent visite à l’unité médicale mobile, mise en place par la ville de Genève. Quant aux restaurants, à part les odeurs qui s’en dégagent, mieux vaut ne pas y penser. Il y a comme ça des « luxes » impossibles. (pr)

Encadré

Le menu d’une vie

Nathalie, Nicolas, Daniel, Marina et Bernard, tous plus ou moins habitués des lieux en attendant des jours meilleurs, ont ceci de commun qu’ils ont tourné et retourné en rond devant la porte du CARE avant d’y entrer.

On a beau être jeune, ou un peu moins, on n’en garde pas moins sa dignité. Les loisirs, hormis ceux vécus dans le cadre de l’institution caritative, se comptent pour eux sur les doigts de la main.

A 28 ans, 24, 48, 54 et 40 ans respectivement, ils caressent sinon des rêves pour les plus jeunes, du moins des espoirs, à défaut de quelques ultimes illusions. Etudes interrompues, familles disloquées, carrière et vie brisées composent pour l’essentiel le menu de leur vie.

Pour cette ex-étudiante à la jeunesse marquée par les coups, cet ancien apprenti devenu toxico, cet archéologue mis prématurément sur la touche, pour la courtisane sur le retour en quête de repos, et l’ancien pensionnaire des maisons de redressement, il n’y a pas de place ou si peu pour la révolte.

Battue dans son enfance, Nathalie caresse l’espoir d’un chez-soi et d’une reprise des études, lorsque la dépression ne sera plus qu’un mauvais souvenir. Nicolas: celui de ne plus penser à la démence de sa mère. Daniel: celui de retrouver l’autonomie qui était la sienne lorsqu’il sondait le sol égyptien à la recherche de vestiges des pharaons. Marina, elle, a trop de colère contre un Etat qu’elle qualifie de « proxénète », et qui l’oblige encore et toujours à tapiner dans Genève pour payer les arriérés d’impôts. Quant à Bernard, qui ressasse les injustices dont il estime avoir été victime tout au long de son existence « qu’il pourrait quitter demain sans problème », il n’a qu’un regret: celui d’être passé à côté de sa « chienne de vie ». (pr)

Les illustrations de ce reportage sont disponibles à l’agence CIRIC, Chemin des Mouettes 4, CP 405, CH-1001 Lausanne. Tél. ++41 21 613 23 83 Fax. ++41 21 613 23 84 E-Mail: ciric@cath.ch

(apic/pr)

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