Suisse: Abusé sexuellement par un séminariste devenu prêtre, Gilles Küng témoigne

APIC Interview

Plus de 15 ans de silence: une enfance et une jeunesse détruites

Par Pierre Rottet

Fribourg, 1er décembre 2002 (APIC) Ancien enfant de choeur à Fribourg, Gilles Küng a été abusé sexuellement lorsqu’il avait entre 12 ans et 15 ans par un séminariste, alors responsable de la formation des enfants de choeur de la paroisse Saint-Pierre, à Fribourg, dans les années 85. Gilles à aujourd’hui 31 ans. Comme beaucoup d’autres gosses abusés, il a choisi de garder longtemps le silence. Il y a deux ans, une rencontre et un livre le convainquent de parler. Et même de porter plainte. Procédure pénale il y aura contre ce prêtre, aujourd’hui déplacé, et qui ne travaille plus en paroisse. La procédure se terminera sur un non-lieu prononcé en décembre 2001 par la juge d’instruction, en raison de la prescription.

L’interview ci-dessous est l’une de celle qu’on n’aimerait jamais avoir à faire, mais qu’il faut bien se résoudre à écrire, parce qu’un pédophile a pris ce qu’il y a de plus fragile et de beau chez un enfant: sa confiance. Une vie est aujourd’hui ruinée, brisée. La reconstruction de Gilles Küng passe en partie par son témoignage, par la reconnaissance de la part de la société et de l’Eglise qu’il est une victime, nullement responsable d’acte qui l’a fait se sentir sale et coupable pendant près de 20 ans. L’APIC a recueilli son récit, à l’heure où en Suisse aussi, la Conférence des évêques s’apprête à publier des directives aux diocèses sur les abus sexuels dans le cadre de la pastorale. Gilles évoque ce passé, et les mailles tendues par un adulte pour apprivoiser un enfant.

Gilles: Avec lui, j’avais une relation amicale, avec qui je pouvais extérioriser ce que je n’arrivais pas à dire à mes parents. On peut dire qu’il a préparé le terrain en me mettant en confiance par rapport à lui, l’autorité, allant même jusqu’à s’insinuer en confesseur, ou presque. Au point que les notions de culpabilité que je pouvais ressentir se confondaient à l’époque avec celles du pardon, qu’il m’octroyait en sa qualité de représentant de l’Eglise. En d’autres termes, il m’accordait ce qui pouvait alors passer pour une absolution. L’absolution d’un péché pour quelque chose de sale, qui n’enlevait en rien mon sentiment de culpabilité traîné pendant près de 20 ans. C’est un peu comme si j’avais été perverti deux fois.

APIC: Par un séminariste qui avait l’entière confiance de vos parents, notamment, et qui s’asseyait sans scrupule à la table familiale.

Gilles: Tout-à-fait. C’est moche de voler à la fois la confiance de l’enfant que j’étais, et celle de mes parents. C’est moche de détruire de la sorte ce que des parents ont construit avec amour, avec patience. Comment soupçonner d’actes abjects celui qui s’asseyait à la table familiale, qui passait pour être le regard de l’Eglise? Mon message est clair: les parents se doivent de parler à leurs enfants, pour leur dire que de tels personnages existent. Car à ceux-là, il ne faut pas leur laisser la moindre « chance » d’assouvir leur triste perversion.

APIC: Pas simple, sans doute, d’assumer les conséquences de tels actes, d’abord pour l’enfant et l’adolescent que vous étiez, pour l’adulte que vous êtes aujourd’hui?

Gilles: On vit en effet des échecs à répétitions dans pleins de domaines: scolaires, professionnel, sentimental. C’est un peu comme si une partie de nous était cassée, celle-là même qui aurait dû nous aider à grandir, à se forger, à l’image des autres enfants et adolescents. Ce ressort brisé, les chemins pris ensuite dans la vie se trouvent toujours forcément quelque part piégés, y compris au niveau des valeurs. Une personne abusée, c’est quelqu’un qui perd ses repères, qui n’a pas été au bout de ce qu’elle souhaitait construire. Par la faute d’un adulte qui l’a empêchée de se réaliser aussi bien moralement que spirituellement. Pas facile, dans ces conditions, avec en sus la lancinante question du « pourquoi » qui revient sans cesse, de donner une réelle intensité à son avenir, de donner un sens et un but à sa vie. Aujourd’hui, je n’arrive pas à m’épanouir dans mes relations affectives ou sexuellement. Sans parler de ma mère, qui ne doit pas se sentir bien non plus.

APIC: Près de 15 ans après, vous choisissez de parler, en dévoilant une enfance abusée, volée. Comment réagissent les gens, votre entourage.

Gilles: On lit comme une sorte d’effroi dans les yeux des gens. Imaginer dès lors aller dire cela à sa mère et à son entourage, qui commencent alors seulement à comprendre pourquoi on a fonctionné de la sorte pendant des années, pourquoi ces tendances à vouloir se détruire, à se foutre de sa vie. Parce que quelque part notre foi en la vie a volé en éclat. On n’arrête pas de cogiter sur tout ce qu’on loupe, en passant à côté des choses essentielles de l’existence. La plupart des enfants ou adolescents abusés ne vivent pas dans le réel, jusqu’au jour où ils se rendent compte de l’immense mal qui leur a été fait, et du droit qu’ils ont de crier leur douleur, leurs souffrances.

APIC: Vous tenez l’Eglise pour responsable des actes de ce séminariste?

Gilles: Non, sauf que personne, dans l’Eglise, ne s’est jamais approché de moi, la victime, c’est-à-dire celui par qui le scandale est arrivé, celui qui aurait dû continuer à se taire, tout en endurant seul les conséquences d’un acte pédophile.

APIC: Que peut faire aujourd’hui l’Institution Eglise pour venir en aide à la victime de l’un de ses serviteurs.

Gilles: Admettre qu’au sein de l’Eglise, il existe des employés qui sont de grands consommateurs d’enfants. Si l’on tient compte du fait que cette Eglise fonctionne quelque part comme n’importe quelle entreprise, puisqu’elle a « des employés », elle doit être dotée des moyens pour faire face et réparer d’éventuels dommages. Elle n’est certes pas responsable de ce que j’ai subi. En revanche, l’un de ses employés l’est. Dès lors où un de ses prêtres fait de la casse sur « un chantier », l’Institution se doit d’intervenir, comme le ferait normalement n’importe quel employeur dont l’ouvrier aurait commis une bévue. Une insanité, dans le cas présent.

APIC: En l’occurrence la pire qu’un enfant puisse subir d’un adulte.

Gilles: Par ces actes, il a pris quelque chose de beau et de fragile au nom de ses pulsions malsaines. Aujourd’hui, je veux retrouver le Gilles que j’aurais normalement dû être, avec pour ambition de vivre comme n’importe quel être normal. J’ai envie de fonder une famille, d’avoir du boulot, une situation. Comme lui. Mais pour l’instant, je veux que ce soit lui que la société regarde, et ainsi le crier à tous ces gens qui m’ont jugé, sanctionné mes échecs, mon comportement et traité d’irresponsable. Je ne suis ni irresponsable ni méchant, je porte juste en moi les traces indélébiles d’une saloperie qui a volé mon existence et qui m’a fait oublier de vivre. (PR)

Il n’y aura jamais de prescription pour ma mémoire

APIC: Une ordonnance de non-lieu a été prononcée contre votre abuseur, alors même qu’il a reconnu les faits. Vous souhaitez manifestement étendre la prescription à partir du moment où la victime consent à parler.

Gilles: J’ai ressenti cette prescription comme une agression supplémentaire, faite à ma mémoire, celle-ci. Il n’est ni moral ni admissible qu’un pédophile puisse jouir de la barrière nommée prescription posée par la société, par le législateur, et que la justice applique dans le cas présent. Parce que le pédophile a bénéficié du silence et du tourment de sa victime pendant les années requises par la loi. Le jour où j’ai pu parler à une amie de ce que j’avais subi, je me suis rendu dans une librairie pour acheter un livre. Il s’agissait d’un témoignage fort, qui était en réalité le miroir de mon vécu. J’ai alors su que j’allais me battre, témoigner, porter plainte, même si j’étais conscient qu’à cette plainte, on opposerait la prescription. Quelle notion juridique dérisoire! Il est triste de penser que ma galère a profité à cet homme. Et que lui a pu vivre normalement. Comment accepter l’impunité de cet homme, alors que pendant si longtemps, mes échecs et mon mal-vivre, je les prenais sur moi comme des fautes pour lesquelles je me sentais responsable, coupable aussi de ce qui m’était arrivé, coupable de m’être fait abuser. Un jour j’ai dit « non », « basta », c’est de sa faute. Mais il y avait prescription.

APIC: Donc rien à faire contre votre « bourreau »?

Gilles: Pour la justice, il y a certes prescription. Pas pour ma mémoire. Sous prétexte que j’ai parlé trop tard, cela voudrait-il dire que je n’ai pas le droit de me défendre aujourd’hui, et qu’il me reste juste celui de taire mes souffrances, le déchirement de ma vie? La société, l’Eglise, peuvent bien se draper derrière le temps qui s’écoule pour prétendre effacer ce qui s’est passé. Comment pourrais-je un jour effacer de ma mémoire ces moments vécus dans mon enfance, imprescriptibles, ceux-là. Comment effacer les traces d’un acte que la justice connaît, sans pourtant l’avoir sanctionné et reconnu par un jugement? Sans réparation, sans justice, quel choix me reste-t-il? La boucler? Renoncer à exister à mes yeux?

APIC: Vous attachez beaucoup d’importance au témoignage de votre vécu. Une condition sine qua non pour poser les bases de votre avenir?

Gilles: Retrouver ma dignité d’homme passe par mon témoignage, et par une reconnaissance publique de l’Eglise et de la société. Mon agresseur a certes droit à une chance, mais je constate, en ce moment, qu’on est en train de la lui donner, au détriment de la mienne. Lui vit aujourd’hui sa vie, avec son boulot et dans son appartement obtenus après son déplacement. Lui a une vie sociale. après ce qu’il a fait, soit tout ce que je ne possède pas, tout ce que je n’ai jamais eu, à cause de ce personnage. J’en ai marre. Marre d’être ainsi confronté à la vie de tous les jours, sans rien dans les mains, ni apprentissage, ni perspectives d’avenir. Marre, que moi, la victime, je me sente encore et toujours sali, humilié, broyé. (PR)

Encadré

Un espoir: se doter d’une formation

Gilles Küng travaillait il y a peu de temps à 50%, se sentant incapable d’en faire plus. Depuis un peu plus d’un mois, il a demandé à son employeur un congé de quelques mois afin de faire le point sur sa vie, d’extérioriser son vécu et tenter de tourner une page. De sortir de ce cauchemar. Un cauchemar qu’il ne souhaite même pas à l’homme responsable de sa vie désarticulée, auquel « les pédophiles doivent sans doute échapper à force d’édulcorer leur mauvaise conscience ». Gilles attends de l’Eglise qu’elle l’aide à se doter d’une formation, à faire l’apprentissage qu’il a interrompu. « Il faut qu’elle m’en donne les moyens. A 31 ans, je n’y parviendrai pas seul. J’ai vécu jusqu’à présent dans le flou et avec le couteau entre les dents ». Le travail manuel et l’artisanat séduisent Gilles, comme la menuiserie, par exemple ou le contact avec les animaux, en alpage, par exemple, qu’il avait déjà tâté il y a quelques années. (apic/pr)

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