APIC Témoignage
La cécité: encore une maladie de pauvres
Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC
Nairobi, 21 janvier 2003 (APIC) Toutes les 6 secondes, une personne adulte devient aveugle dans le monde. Dans le tiers monde plutôt. Chaque minute, un enfant le devient à son tour. La faute à la pauvreté, dans le 90% des cas, véritable terreau de la cécité. Témoignage d’une jeune Bernoise en poste au Kenya pour le compte d’une ONG neuchâteloise, la Mission chrétienne pour les aveugles (CBM).
Deux chiffres suffisent à démontrer l’ampleur de ce fléau, pourtant relégué aux oubliettes: on estime aujourd’hui à 50 millions le nombre d’aveugles dans le monde, soit à huit millions près la population de la France; 150 autres millions souffrent de handicaps visuels, dont nombre de cas pourraient entraîner la cécité en l’absence de soins.
Les pays du Sud payent une fois de plus la facture. Et l’Afrique un lourd tribut. Ce qui a un jour décidé Suzanne Buergi, une Bernoise de 28 ans, à s’engager au Kenya. Pays où elle travaille aujourd’hui dans le cadre du programme « Low vision », pour le compte de la CBM, la Mission chrétienne pour les aveugles, à Neuchâtel, une des plus importantes au monde à se pencher sur le grave problème de la cécité et de la malvoyance. L’APIC l’a rencontrée, lors d’un bref passage en Suisse.
Dans l’hôpital de Kikuyu, une ville de quelque 5’000 habitants à près de 25 km de la capitale, Nairobi, Suzanne exerce sa profession d’orthoptique, en compagnie d’une dizaine de collègues. Un métier appris et peaufiné en traînant sa blouse blanche dans plusieurs pays et établissements, après avoir délaissé le diplôme supérieur commercial passé avec succès. Avec l’aide de la CBM, qui la rétribue à 100%, la jeune fille s’implique depuis un an maintenant au Kenya, dans l’un des quelque 1’032 projets soutenus l’an dernier dans 110 pays du tiers monde par l’ONG basée à Neuchâtel.
Une maladie de pauvres en plus
Avec ses collègues, Suzanne travaille en amont, avec des enfants qui souffrent de troubles de la vue, de basse vision pour reprendre le jargon professionnel. Du bébé au gosse de 10 ans ou à l’adolescent, elle a vu défiler près de 3’000 d’entre eux l’an dernier. 3’000 aveugles potentiels s’ils n’avaient pas bénéficié des soins adéquats, des conseils et des informations nécessaires. Et dire qu’en « Suisse ou dans les pays riches, avec une conjonctivite, une consultation et quelques gouttes plus tard, on est guéri ». Rien de tel en Afrique. Et les conséquences peuvent effectivement aller jusqu’à la cécité, déplore Suzanne.
En d’autres termes, 10 personnes perdent la vue dans le monde à chaque nouvelle minute qui s’égraine. Pourtant, 8 d’entre elles pourraient être épargnées, puisque leur cécité est guérissable ou aurait pu être évitée. La faute à pas de moyens. Une maladie de pauvres en plus, convient Suzanne. La malnutrition, l’hygiène insuffisante et le manque d’eau potable sont à l’origine de nombre d’affections dans les pays du Sud. Additionnées, elles deviennent le véritable terreau pour les maladies liées aux yeux qui touchent en premier lieu les enfants, commente-t-elle. L’absence de médicaments, le manque de médecins et l’ignorance font le reste.
« Un enfant mal nourri, privé des vitamines A nécessaires et vivant dans des conditions de vie précaires, comme c’est le cas en Afrique, est bien entendu terriblement vulnérable. Une infection à un oeil, laissée sans soin, finira par altérer la vue, avant de rendre aveugle ». L’absence d’information, l’ignorance et le fatalisme des populations expliquent souvent cette situation.
Encore de beaux jours devant
D’autant qu’au Kenya, comme ailleurs en Afrique, avec 43% des enfants mal nourris, les maladies liées à la vue ont de beaux jours devant elles. C’est là un terrible problème, enchaîne notre interlocutrice, sachant que la vue se développe jusqu’à l’âge de 7 ans. Sans intervention en cas de problème, l’oeil non traité ne parviendra plus à la qualité de vision qui devrait être la sienne.
« Les gens ne savent pas qu’il existe des moyens pour guérir d’une basse vision ou d’une cécité. Si un enfant ne distingue pas ou difficilement dans les premiers mois de son existence, et que ses parents ne se rendent pas chez le médecin, il y a plusieurs raisons possibles: l’ignorance, le fatalisme ou le manque de moyens ». Sans parler d’une autre démesure: en Afrique, on compte un ophtalmologue pour un million de patients, alors qu’on en recense un pour 14’000 en Suisse.
D’où l’importance de l’action de Suzanne, pour dépister, expliquer, informer, en se déplaçant un peu partout au Kenya, et jusqu’en Tanzanie ou en Ouganda. C’est là le second volet de son boulot: le dépistage, et l’information auprès des populations. Avant que n’intervienne la troisième phase de son travail d’équipe: coordonner avec les différents mouvements, avec les organismes gouvernementaux chargés de la santé, apprendre aux gens à déceler ce qui pourrait à l’avenir poser problème, comment soigner. En d’autres termes, éduquer et sensibiliser, afin de faire admettre que certaines basses visions et cécités ne sont pas des fatalités.
Selon la CBM, un aveugle sur deux est en effet curable. A titre d’exemple, on compte plus de 20 millions d’aveugles atteints par une infection de la cataracte, la cause la plus fréquente de cécité. Or une simple opération permet de recouvrer la vue. A condition de ne pas être citoyens du Sud. Et démunis de surcroît.
Aveugle et au ban de la société
L’un des objectifs de Suzanne et de son équipe est d’amener les enfants handicapés de la vue à lire pour leur permettre de suivre une formation. Et d’aller à l’école. L’important, relève la jeune Bernoise, est d’associer la mère à ce processus. « Une robe rouge que porte la maman permettra par exemple à l’enfant de mieux la distinguer avec le petit 20 à 30% de vision qui lui reste. » En d’autres termes, d’associer la couleur à la maman.
Au Kenya également, relève Suzanne, les gosses qui souffrent d’une très basse vision, au même titre que les adultes, sont la plupart du temps traités comme des aveugles. S’ils sont considérés comme tels, ils seront relégués, mis au ban de la société. « Dans le meilleur des cas, on va leur apprendre le braille, mais en même temps, on laissera mourir l’oeil et le peu de vision qu’ils possèdent ». Jusqu’à la cécité.
Un handicap. Et plus. « Au Kenya, comme dans certaines régions d’Afrique, les aveugles sont mis au rancard. Dans certains endroits, la famille leur apporte la gamelle le matin, sans plus s’en préoccuper le reste de la journée. Avec certaines croyances tenaces, une famille dont l’un de ses membres est aveugle pense que le mauvais sort s’est acharné sur elle, qu’elle a subi la punition de Dieu, qu’elle est frappée de malédiction ». Reléguer complètement l’aveugle revient à cacher sa honte. Une sorte de mort avant l’heure, pour la personne handicapée.
De quoi s’indigner, et encore plus si l’on sait qu’avec des moyens adéquats, 80% des cas de cécité sont évitables. Une question de quelques dizaines de francs: « Avec 110 francs, on opère sans problème de la cataracte », alors que, indique la CBM, les coûts sociaux de la cécité dans le monde s’élèvent chaque année à environ 25 milliards d’euros. Or dans moins de 20 ans, assure à Neuchâtel Jacques Renk, de la direction régionale Suisse romande, si rien de plus n’est entrepris, le nombre d’aveugles dans le monde, dans le Sud plutôt, aura doublé, pour passer de 50 à 100 millions. Une réalité d’autant plus triste qu’avec relativement peu de moyens, soit un million de francs sur cinq ans pour 1 million de malades, l’objectif de la cécité évitable pourrait être atteint d’ici 2020. PR
Encadré
La cécité des rivières
Parmi les cinq maladies oculaires les plus fréquentes, on note l’affection de la cataracte (plus de 20 millions de personnes touchées, principalement en Afrique et en Asie), la conjonctivite aiguë (150 millions de personnes atteintes en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est et en Australie centrale) le Glaucome (6 à 7 millions de personnes), et la cécité infantile, qui affecte chaque année 500’000 enfants, mais aussi la cécité des rivières. Celle-ci touche plus de 17 millions de citoyens, en Afrique et en Amérique du Sud principalement. La faute à la piqûre de la mouche noire, qui cause de graves dommages, en particulier au niveau du nerf optique. Là encore l’argent fait défaut. Pourtant un médicament dont le coût n’excède pas un franc peut venir à bout de la maladie. Faute de traitement, l’onchocercose mène dans la plupart des cas à une cécité incurable. L’an dernier 2,6 millions de personnes atteintes de cécité des rivières ont ainsi pu être traitées, grâce au programme de la CBM, en collaboration avec l’OMS. PR
Encadré
La formation
Créée en 1908 déjà, la CBM rend aujourd’hui possibles chaque année 380’000 opérations de la cataracte et aide quelque 10 millions de personnes à se protéger de la cécité grâce à des médicaments. L’organisation travaille aujourd’hui avec 709 organisations partenaires, dont 236 Eglises locales. CBM Suisse dispose d’un budget annuel de l’ordre de 8 millions de francs, dont 6 sont destinés à la lutte contre la cécité. Avec ses neuf organisations soeurs, CBM International – dont le siège est à Neuchâtel – dispose de quelque 60 millions d’euros. L’ONG alimente ses caisses grâce aux contributions de donateurs. Ils sont plus de 100’000 en Suisse.
Pour les 116 ophtalmologues, et l’ensemble des spécialistes en rééducation et responsables de projet envoyés sur le terrain, l’une des tâches primordiales est la formation de leurs collaborateurs autochtones. Dans le cadre des organisation partenaires, la CBM a ainsi financé les postes de travail de près de 10’000 collaborateurs sur place, dont quelque 8’500 qualifiés.
L’an dernier, les organisations suisses actives dans la lutte contre la cécité se sont engagées dans une campagne à l’échelle mondiale, dont l’objectif est de venir à bout de la cécité guérissable et évitable d’ici l’an 2020. Cette campagne est placée sous le patronage du conseiller fédéral Joseph Deiss. (apic/pr)
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