Deux Fribourgeois de coeur au service des victimes de la torture en Bolivie

APIC interview

L’ITEI a accompagné 215 victimes en deux ans

Bernard Bovigny, agence Apic

Fribourg, 11 juin 2003 (Apic) La torture? Cela n’existe plus en Bolivie. C’est du moins la position officielle du gouvernement de La Paz. Dans la réalité, les mauvais traitements infligés par la police ou des membres de l’armée sont monnaie courante. A témoin, les quelque 215 victimes qui ont fréquenté depuis deux ans l’Institut de thérapie et de recherche (ITEI), inauguré en août 2001 par deux Fribourgeois de coeur, Emma Bravo et André Gautier, de Villars-sur-Glâne.

De passage en Suisse, le couple fondateur de l’ITEI présentera la situation politique de la Bolivie et leur engagement au service des victimes de la torture et de la violence d’Etat à l’occasion d’une conférence donnée mardi 17 juin (*).

La Bolivienne Emma Bravo arrive en Suisse comme réfugiée politique, à Bâle, en 1974, après avoir fui tour à tour les dictatures qui se sont imposées dans son pays natal, puis au Chili. Elle débarque en 1975 à Fribourg, où elle entreprend des études universitaires de pédagogie curative clinique et de psychologie. L’itinéraire d’André Gautier débute également en Amérique latine, au milieu des années 40 au Pérou, où ses parents étaient partis à l’aventure. Il retourne en Suisse à l’âge de 9 ans en compagnie de sa mère. Après des études de théologie protestante à Lausanne et de psychologie à Zurich, il débarque à Fribourg après avoir fait la connaissance d’Emma.

L’année 2001 constitue un tournant dans la vie de ces deux « Fribourgeois de coeur », comme ils aiment à se définir. Ils se rendent en Bolivie, à La Paz, pour ouvrir l’ITEI, où travaillent actuellement une équipe de cinq collaborateurs.

Apic: De quel milieu proviennent ces victimes de la violence et de la torture pris en charge par l’ITEI?

Emma Bravo: Ils sont avant tout issus de milieux sociaux défavorisés: paysans, ex-ouvrier des mines, retraités, réfugiés politiques péruviens, colombiens et chiliens.

André Gautier: Selon nos estimations, sur les 215 victimes de violence que nous avons accueillis jusqu’à maintenant, 35% viennent nous demander une aide sociale, 35% une aide médicale, 30% un accompagnement psychologique et environ 25% une assistance juridique. Il y a donc parfois plusieurs formes d’aide pour une même personne ou pour sa famille.

Apic: Et de quelle violence sont-ils victimes?

AG: La Bolivie a signé la Convention internationale contre la torture. Donc officiellement les mauvais traitements infligés par des représentants de l’Etat n’existent pas. Mais dans la réalité, nous avons repéré plusieurs formes de torture. Les coups volent très fréquemment dans les commissariats. Parfois même, nous avons reçu des témoignages de victimes de torture à l’électricité, d’isolement total, de privation d’eau, de nourriture ou de sommeil, ainsi que de menaces sur d’autres membres de la famille.

Apic: Et pourtant le pays ne connaît plus de régime dictatorial depuis 1982 .

EB: La torture n’est pas seulement liée à la dictature. La Bolivie doit faire face à d’immenses problèmes économiques et sociaux qui engendrent de vastes mouvements de mécontentement. Depuis le 6 août 2002 – date de la mise en place du nouveau gouvernement – la presse a recensé 35 conflits sociaux importants. Et les Boliviens utilisent des moyens de pression extrêmes pour exprimer leurs revendications: marches de plusieurs jours vers la capitale, grèves de la faim, enfermements volontaires dans de minuscules cases, mouvements de protestation dans les rues, et même auto- crucifixions.

Comme le gouvernement n’a pas de solutions aux problèmes socio-politiques, la répression reste l’unique réponse. Nous assistons depuis quelques années à une multiplication des violences infligées par des militaires ou des policiers envers les manifestants et ceux qui revendiquent leurs droits.

Apic: Comment se manifeste cette répression, concrètement?

AG: Un exemple parmi d’autres. En janvier dernier, des retraités avaient accomplis trois jours de marche de protestation, sur près de 100 kilomètres, et approchaient de La Paz. La police a repéré le groupe, l’a intercepté à trois heures du matin et a forcé tout le monde à entrer dans des bus. Plusieurs personnes âgées résistent, reçoivent des coups de pieds et de poing dans l’estomac, des coups avec la crosse du fusil, sont traînées par terre. Les vielles femmes sont tirées par les cheveux et emmenées sans ménagement. Puis, le drame. Un accident de la circulation provoque 11 morts.

Les personnes âgées, au nombre de plus de 10’000, reprennent la marche, puis arrivent enfin à La Paz où elles sont accueillies en héros par une foule indignée du traitement infligé par les forces de l’ordre.

Apic: Le mois de février 2003 a été également été le théâtre d’affrontements peu communs. Entre l’armée et la police cette fois .

AG: Les 11 et 12 février ont effectivement marqué les esprits dans le pays. Le gouvernement, sur pression du FMI, projetait d’augmenter indirectement les impôts en excluant certaines déductions de factures. Cela aurait provoqué chez certains contribuables une augmentation effective de plus de 10% de leurs impôts.

Les syndicats avaient convenu avec le patronat de manifester le 12 février dans les rues de La Paz. La veille, une mutinerie éclate dans les rangs de la police. Elle s’étend rapidement à tout le pays. Il faut préciser que la police fait partie des secteurs mal payés. Il s’ensuit, le 12 février, un affrontement avec l’armée sur la Plaza Murillo où se trouve le siège du gouvernement.

EB: Ces deux jours ont été marqués par des scènes de vandalisme incroyables. Des groupes formés en majorité de jeunes se sont mis à saccager des bâtiments de l’Etat, des entreprises privées, comme les restaurants Burger King, et aussi des commerces appartenant à des dirigeants politiques. Il est à noter que ni la police, ni l’armée ne sont intervenus pour stopper ces scènes de vandalisme. Devant cette situation catastrophique, le président a annoncé l’après-midi à la TV qu’il retirait complètement son projet lié aux impôts.

Mais le mal était fait et s’amplifiera. Durant la manifestation du 13 février, des francs-tireurs s’étaient installés sur des toits. Ils tuent et blessent des civils qui ne faisaient même pas partie des manifestants. Au terme des deux jours, 30 morts et plus des 200 blessés sont recensés. Le gouvernent le nie, mais nous sommes persuadés que les francs tireurs étaient des militaires, agissant sur ordre de leurs supérieurs. Des vidéos en possession des organes de presse et des organismes de droits humains permettent de les identifier, et ils ont tiré avec des balles dum-dum, que l’on n’utilise que dans l’armée.

Ces francs-tireurs ont visé intentionnellement des personnes non impliquées dans la manifestation. Ils ont par exemple tué une infirmière qui portait secours, et blessé grièvement une doctoresse, des gens qui étaient en train d’accomplir leur travail, des badauds, des journalistes, . On les a même vu tirer sur une ambulance.

Apic: Quels sentiments animent la population après ces événements?

AG: L’Etat a perdu beaucoup de son prestige. La population n’attend plus rien du gouvernement. Plusieurs organisations accusent l’armée d’avoir installé des francs-tireurs pour intimider la population. Le gouvernement, qui appuie systématiquement l’armée, persiste à le nier, alors que des vidéos démontrent clairement qu’ils ont été installés sur les toits par des hélicoptères militaires.

Apic: Vous n’avez donc pas manqué de travail ces derniers mois .

EB: L’ITEI s’est effectivement occupé des retraités qui ont manifesté en janvier et des victimes civiles des 11 et 12 février. Ceux-ci ont été abandonnés à leur sort alors que les militaires et policiers blessés ont été pris en charge par le gouvernement. Nous sommes intervenus dans quatre domaines: assistance médicale aux blessés, aide psycho-thérapeutique, conseil juridique et assistance sociale.

Un exemple pour démontrer comment le gouvernement manque à son devoir d’assistance. Nous avons réuni les victimes des événements de février afin de défendre leurs droits. Un représentant du ministère de la santé nous reproche de leur avoir prodigué une aide médicale. Il estimait que cela était de leur ressort et affirme qu’ils disposent d’une réserve de médicaments pour ça. Nous entendons le message et lui faisons parvenir les ordonnances médicales. Il nous dit ensuite qu’il n’a rien de tout ce qui est prescrit. Et devant notre réaction interloquée, il menace de traîner l’ITEI devant les tribunaux.

Résultat: nous travaillons sans l’aide de l’Etat. Quant aux familles victimes des blessés, elles ont mené une grève de la faim de deux semaines pour obtenir une aide du gouvernement. Au bout du compte, seuls 15 des 204 blessés ont obtenu une indemnisation. Il faut préciser que plusieurs avaient renoncé à revendiquer par peur de représailles.

AG: Devant la presse, le gouvernement parle sans cesse de dialogue. Mais lorsqu’il s’agit de l’entamer concrètement, c’est une autre paire de manches. Les représentants du gouvernement font parfois preuve d’une incroyable agressivité face aux personnes qui revendiquent leurs droits.

Apic: Mais si le gouvernement nie l’utilisation volontaire de la violence, j’imagine que votre activité est plutôt mal perçue .

EB: Il est encore difficile de dire jusqu’à quel point notre activité dérange le gouvernement. Nous n’existons que depuis deux ans.

Il est clair que nous sommes étroitement surveillés. Notre avocat, le Dr. Gonzalo Trigoso, a reçu à plusieurs reprises des menaces et son bureau d’avocat a été fouillé, il en est de même de la maison de notre physiothérapeute Carlos Nuñez del Prado.

AG: Dans le cadre de nos activités, nous veillons à garder un maximum de discrétion face aux personnes qui se présentent à nous, et également entre collaborateurs, pour des motifs de sécurité.

Encadré:

Un nouveau bureau à Cochabamba

Les services de l’ITEI sont destinés avant tout aux victimes de la répression politique en Bolivie, ainsi qu’à leur famille, mais également aux familles de disparus, de morts ou de détenus, aux actuels et ex- prisonniers politiques, aux réfugiés politiques et aux exilés de retour au pays, ainsi qu’à l’entourage familial de toutes ces personnes. Le centre offre une assistance médicale, psycho-thérapeutique, sociale et juridique. Le centre de La Paz occupe actuellement deux collaborateurs à plein-temps et trois à mi-temps. Un bureau s’est ouvert le 8 mai dans la ville de Cochabamba, à environ 200 km au sud-est de la capitale, grâce au mouvement suisse du 26 juin (jour destiné à la lutte contre la torture), et soutenu par de nombreuses organisations humanitaires. BB

Encadré:

(*) Conférence et assemblée générale

Le centre ITEI fondé par Emma Bravo et André Gautier sera présenté mardi 17 juin à 20h30 à La Grange, Chemin de la Fontaine 1 à Villars-sur-Glâne. La soirée intitulée « Bolivie 2003: L’impunité pour crime de lèse humanité continue! Ses conséquences psychosociales » sera consacrée à des visionnements vidéo et photos, et à une conférence.

Celles et ceux qui veulent s’engager en faveur de l’ITEI peuvent participer à l’assemblée générale de l’association de soutien, qui se tiendra le même soir au même endroit, à 19h30. L’AESITEI (association européenne de soutien à l’ITEI) est présidée par Nicolas Favre, psychologue et vice-président à la Fondation « Le Tremplin » – centre pour toxicomanes à Fribourg. BB

Des photos sur la Bolivie et sur l’ITEI peuvent être commandées chez le photographe Jean-Philippe Daulte tel 021 / 648 64 01 / e-mail: j

Le sigle de l’ITEI est disponible à l’agence Apic.

(apic/bb)

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