Apic – Histoire
Un évêché qui ne serait pas tout-à-fait le même sans le Jura
Par Pierre Rottet, de l’Apic
Delémont, 20 août 2003 (Apic) Le diocèse de Bâle, le plus grand de Suisse avec ses dix régions diocésaines et son million de catholiques, souffle ces jours sa 175e bougie. Il fête ni plus ni moins sa nouvelle naissance, sortie tout droit du Concordat de 1828. Un évêché que les Jurassiens considèrent comme leur, d’autant que se pose la question de savoir si le diocèse de Bâle serait tout-à-fait ce qu’il est aujourd’hui sans le Jura.
Ce traité – après celui de Vienne de 1815 – faisait table rase ou presque d’une histoire qui remonte pourtant au 4e et 5e siècle. Quelques siècles seulement avant que le roi Rodolphe III de Bourgogne ne cède en 999 le territoire de l’abbaye de Moutier-Grandval – le Jura historique en d’autres termes – à l’évêque de Bâle. Plongeon dans le cours de l’histoire d’un évêché et d’une région, riche et sinueuse, à travers laquelle intérêts politiques et d’Eglises se confondent souvent, pour le meilleur, parfois. Mais aussi pour le pire en maintes occasions. Bref, une histoire faite de crises et d’éclats, de sang aussi, d’accords et de dissensions, compliquée à souhait, au point qu’un historien pourrait ne pas y retrouver ses petits.
Pour tenter de la comprendre, cette histoire, de la résumer, avec ses anecdotes aussi, nous nous sommes intéressés à la partie francophone de ce diocèse, après 1828. Laissant de côté tout un pan de l’Histoire. A commencer par l’exécution du chef des commis d’Ajoie, Pierre Péquignat, le 31 octobre 1740, dont la tête roula au pied de l’échafaud, à la satisfaction de Jacques Sigismond, le dernier Prince-évêque qui venait de mâter la révolte de ces manants de paysans. En mettant aussi entre parenthèse la Révolution française par exemple, époque où l’ancien évêché de Bâle sera partiellement érigé en République rauracienne, rattachée à la « Grande nation », pour former le Département du Mont Terrible en 1793.
Evidence historique
L’Apic s’est ainsi rendue à Porrentruy, dans un premier temps à Porrentruy, où se trouvent conservées les archives de l’ancien évêché de Bâle. Puis au Musée jurassien de Delémont, où sont entreposés les objets qui la narrent et la restituent à coups de dates et de faits historiques. Autant d’éléments, pour montrer combien la partie francophone du diocèse alémanique de Bâle est attachée à cet évêché. Un évêché que les Jurassiens considèrent du reste comme le leur puisqu’ils en faisaient partie bien avant que 1828 n’en dessine d’autres contours.
Evidence historique ? Elle tend du moins à expliquer pourquoi les Jurassiens, qui n’auront de cesse de se libérer du canton alémanique de Berne auquel ils furent annexés contre leur gré en 1815, n’ont jamais tenté de revendiquer la création d’un diocèse propre, francophone, distinct de celui auquel ils appartiennent depuis 175 ans. « Historiquement, lâche Pierre Philippe, président du Conseil de Fondation du Musée jurassien, ne serait-ce qu’inconsciemment, on a en effet le sentiment que l’évêché de Bâle, c’est d’abord nous, les Jurassiens. La crosse, c’est la nôtre. Elle figure d’ailleurs aussi comme emblème du drapeau jurassien ».
Une approche que partage l’abbé Pierre Salvadé, de Delémont, auteur d’une étude à paraître dans un livre que publie le diocèse de Bâle pour marquer l’anniversaire du Concordat. « L’histoire du Jura et de l’évêché est bien antérieure à 1828. En d’autres termes, ce sont les autres cantons alémaniques qui sont venus « nous rejoindre », se greffer au diocèse de Bâle », fait-il remarquer. mi-badin mi-sérieux.
Ce qui explique, à ses yeux, pourquoi les Jurassiens ne laisseraient pour rien au monde leur diocèse. Sans compter que la Constitution fédérale ne permettait pas si facilement jusqu’à récemment une improbable poussée séparatiste, d’Eglise celle-là. Rejoindre un diocèse, comme celui de Lausanne, Genève, Fribourg et Neuchâtel ? « Pour devenir la cinquième roue du char ? », rétorque l’abbé Salvadé.
Pour ce dernier les rapports ont toujours été bons entre le diocèse et sa partie francophone, hormis des moments de tensions, notamment lorsque le gouvernement bernois issu de la nouvelle Constitution souleva, début 1832, la question contestée de l’assermentation du clergé. En l’absence de directives épiscopales, la fronde emmenée par le provicaire et curé de Porrentruy, Jean-Baptiste Cuttat, se terminera par une modification de la formule du serment, à la demande du Saint-Siège, à qui les frondeurs s’étaient adressés « par-dessus l’évêque ». Conséquence de l’hésitation de l’évêque d’alors, Mgr Salzmann, un peu trop prompt à s’accommoder d’un pouvoir bernois pourtant enclin à se mêler de plus en plus des affaires de l’Eglise. La complaisance de l’évêque, dira-t-on dans le Jura, ira jusqu’à la faiblesse. Surtout, la grogne des Jurassiens et le refus du village ajoulot de Vendlincourt de s’acquitter de l’impôt cantonal déboucheront sur une occupation militaire du Jura par les troupes bernoises. Tout un symbole.
Entre radicaux et conservateurs
D’autres crises suivront. La volonté des gouvernements cantonaux de renforcer leur influence sur la société, au détriment de l’Eglise, débouchera en 1834 sur de nouvelles tensions, avec les Articles dits de Baden, en vertu desquels les cantons libéraux vont tenter d’amener l’Eglise « sous leur surveillance ». Une partie des Jurassiens, notamment, tiraillés entre le courant radical et conservateur, n’en voudront pas. Pour ne rien arranger, Mgr Salzmann « oubliera » dans un premier temps de manifester sa désapprobation.
La société jurassienne va plus que jamais se teinter : de noir pour les conservateur, de rouge pour les radicaux. Bref, le clivage rouges/noirs apparaît plus insidieux que jamais dans une région que le développement de l’industrie horlogère – et des idées socialistes -. ne touche pratiquement pas. On est loin du Vallon de St-Imier, majoritairement protestant – à l’égale des autres districts méridionaux de Courtelary et de Moutier -, qui vient d’accueillir l’anarchiste russe Bakounine.
Combattre la presse socialiste
Les noirs, cléricaux, en profitent dès lors pour créer une presse catholique, en 1832 sous la forme de feuilles volantes d’abord, commente l’abbé Salvadé. En 1873, on assiste à la création du « Pays », quotidien catholique à Porrentruy » puis du « Démocrate », en 1877, son pendant radical à Delémont. Deux courants, deux idées, avant que le « Rouge » et le « Noir » ne fusionnent 116 ans plus tard, en 1993. Restructuration oblige. Ces courants seront bientôt perturbés par la place que prendront peu à peu les socialistes jurassiens, avec l’apparition de l’industrie à Delémont et ses alentours. Au grand dam des « noirs » en particulier, qui voyaient d’un mauvais oeil le brassage des idées que n’allait pas manquer d’apporter l’industrie, synonyme de progrès pour les uns. Mais aussi de méfiance pour les autres – en dépit de « Rerum novarum », l’encyclique sociale du pape Léon XIII, publiée en 1891 -, héritiers d’un conception parfois aux antipodes du socialisme tel qu’il se développait alors en Europe.
Pour y répondre et créer un pendant au mouvement socialiste, des ecclésiastiques jurassiens vont rassembler leurs fidèles sous la bannière de l’Action sociale. Une nuée de publications apparaîtront en ce début du 20e siècle : « L’Ouvrier », fondé par l’abbé René Braichet, pour « combattre » la presse socialiste ; « La Gerbe », journal de la société de jeunesse « L’Espérance » de Saignelégier, chef lieu des Franches-Montagnes, district qui, avec le Laufonnais (de langue allemande), Delémont et Porrentruy formaient la partie Nord du Jura.
Du Kulturkampf.
Une autre page de l’histoire, particulièrement sombre pour les Jurassiens, va s’écrire dans les années 1870 avec le Kulturkampf, qui fit une fois de plus regretter aux habitants l’avant 1815. Une époque charnière de l’histoire suisse, qui coïncide avec la révision constitutionnelle de 1872, adoptée deux ans plus tard, mais aussi à un moment où, pour la première fois, le titulaire du diocèse de Bâle est un Jurassien, Mgr Eugène Lachat. Pourtant porté sur son siège avec l’appui du gouvernement bernois. « Pour une fois que Berne s’engageait officiellement et de façon décidée en faveur d’un candidat jurassien », constate François Noirjean, archiviste cantonal à l’Office du patrimoine historique du Jura.
Au moment du Kulturkampf, un mot qui reste sans traduction, et qui ne souffre d’en avoir, le gouvernement bernois est composé d’une majorité radicale, dont la ligne de conduite, doux euphémisme, n’est pas forcément en faveur du clergé. La proclamation du dogme de l’infaillibilité du pape – le 18 juillet 1870 – lors du Concile Vatican I convoqué par Pie IX en 1869 à Rome ne va rien arranger. D’autant moins que Mgr Lachat est un tenant de cette proclamation, contrairement à nombre d’évêques allemands. A son retour de Rome, les Etats diocésains lui interdisent de proclamer ce dogme. Un interdit qu’il bravera. L’épreuve de force pouvait commencer : la Conférence diocésaine dépose l’évêque de Bâle le 29 janvier 1873 et Berne intime l’ordre au clergé de rompre tout rapport avec l’évêque destitué. Ce que vont refuser les prêtres.
Berne va répondre par des suppressions de postes et de paroisses, par des révocations, puis finalement, le 30 janvier 1874, par leur expulsion du territoire jurassien. Le régime policier était à nouveau instauré. C’est l’escalade. Réfugiés tout autour du territoire jurassien, les prêtres reviennent clandestinement la nuit pour célébrer les messes et entretenir des relations avec leurs ouailles. Les granges servent pour abriter les célébrations. Et les petites mallettes des ecclésiastiques confectionnées avec ingéniosité renferment tout ce qu’il faut pour dire la messe. Y compris pour ériger un autel de fortune.
Une fois encore les Jurassiens font la « nique » et bravent « Leurs Excellences », détournant les diktats. Alors que les prêtres sont conduits aux frontières manu militari par les policiers, Berne va choisir ce moment pour reconnaître l’Eglise catholique-chrétienne (Vieille-catholique), et aider au recrutement du clergé, essentiellement étranger. A grands frais du reste.
.au séparatisme
Curieusement, le Kulturkampf ne figurera pratiquement jamais dans l’argumentaire du mouvement séparatiste de Léon Froidevaux peu après la première guerre mondiale, puis dans celui de 1947. Celui-ci aboutira le 23 juin 1974 au vote d’autodétermination du peuple jurassien favorable à la création d’un canton du Jura.
Malgré les ressentiments encore tenaces laissés par la répression bernoise lors du Kulturkampf, qui étendra pourtant ses effets jusqu’en 1935, date du rétablissement intégral des paroisses, les ténors de la lutte pour l’indépendance du Jura portèrent le débat sur la scène politique. Ils se refusèrent toujours à entrer dans le jeu de certains adversaires, qui avaient réduit la Question jurassienne à un conflit religieux, à un combat d’arrière-garde entre protestants du Jura méridional et catholiques du Nord. Une réduction d’autant plus amusante que l’évêque en place entre 1937 et 1967, Mgr François von Streng ne passait pas pour éprouver de la sympathie à l’égard du mouvement séparatiste. Au point que des Jurassiens l’appelaient avec ironie « notre Allemand » lors de ses visites pastorales. N’avait-il pas un jour déclenché l’ire de certains prêtres jurassiens en leur donnant des consignes de prudence dans la Question jurassienne. Certains prêtres avaient immédiatement réagi en frappant sur les tables à coups répétés de godasses. PR
Encadré
Géographie d’un méga-diocèse
Aujourd’hui, le méga-diocèse de Bâle compte un million de catholiques et groupe 10 régions : Argovie, Bâle-Campagne, Bâle-Ville, Berne (langue allemande), Jura/Berne (langue française), Lucerne, Schaffhouse, Soleure – siège de l’évêché -, Thurgovie et Zoug. Le Concordat de 1828, concernait les Etats de Berne, Lucerne, Soleure et Zoug. Les autres cantons et régions viendront s’y greffer au fil des ans ou des événements. Chiffres encore : 12 évêques titulaires se sont succédé sur le siège de Soleure depuis 1828. La nomination d’évêques auxiliaires, rendue possible après le Concile Vatican II, permettra au Jura de connaître en 1983 son premier évêque auxiliaire en la personne de Mgr Candolfi, un enfant de Moutier. Aujourd’hui, Mgr Theurillat, représente la partie francophone en sa qualité d’auxiliaire.
D’un point de vue organisationnel, depuis la création de son canton, le Jura est doté au plan pastoral d’un Conseil du vicariat, présidé par l’actuel vicaire épiscopal, l’abbé Pierre Rebetez. Il est en revanche géré sur le plan matériel par une Collectivité ecclésiastique cantonale. Les autres parties de la région francophone du diocèse, le Jura méridional et Bienne faisant eux partie administrativement au Synode du canton de Berne. Les deux entités sont toutefois réunies au sein du Jura pastoral
Un projet visant à regrouper dès 2004 les dix régions en quatre nouvelles structures est loin de faire l’unanimité. Dès son annonce par l’évêque actuel, Mgr Kurt Koch, ce regroupement a provoqué de sérieux remous dans le Jura pastoral et à Berne. Les deux entités sont appelées à cohabiter – avec Soleure – dans la même structure. Ce que ni les uns ni les autres ne veulent. « On ne s’est pas séparés politiquement pour se réunir maintenant, même d’un point de vue de l’Eglise. La pastorale passe par la culture, et nous avons une culture différente. De plus, nous avons une pastorale bien structurée », lance en guise de conclusion l’abbé Salvadé. (apic/pr)
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