Apic – Interview
Etudiante chaldéenne à Fribourg de retour de la poudrière irakienne
Jacques Berset, APIC
Fribourg/Bagdad, 2 octobre 2033 (Apic) Depuis l’invasion américano- britannique de l’Irak en mars dernier, la situation dans le pays est devenue totalement chaotique: près des 2/3 de la population est au chômage, l’eau et l’électricité n’ont été que partiellement rétablies, tandis que l’insécurité et le gangstérisme tiennent le haut du pavé. Témoignage de Soeur Lusia Markos Shammas, religieuse chaldéenne vivant depuis 7 ans à Fribourg, de retour de la « poudrière irakienne ».
Tant que les Américains ne bougent pas, qu’ils ne font rien pour améliorer le sort de la population – censée être libérée du tyran Saddam Hussein – ils devront faire face à une farouche résistance, raconte Soeur Lusia. De retour de deux mois en Irak, où elle a prononcé ses voeux perpétuels en compagnie de 4 autres religieuses irakiennes, Lusia Shammas est choquée de ce qui est advenu de sa patrie depuis sa dernière visite en l’an 2000. « Le peuple irakien est pourtant un peuple cultivé, on le traite comme s’il n’était rien! »
La religieuse catholique de 31 ans, originaire de Zakho, dans le nord de l’Irak, est doctorante auprès du Père Adrian Schenker, professeur d’Ancien Testament à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg. Comme de nombreux membres de la minorité chrétienne d’Irak (un peu plus de 3% de la population), la famille de Lusia a choisi le chemin de l’émigration, dispersée dans le monde entier, principalement en Australie, aux Etats-Unis et au Canada. En raison de l’insécurité régnant à Bagdad, Soeur Lusia a dû prononcer ses voeux à Mossoul, dans le nord du pays.
Apic: Vous revenez de ce que vous appelez la « poudrière irakienne », où cohabitent tant bien que mal depuis des siècles les confessions musulmanes sunnite et chiite, chrétienne, juive, mandéenne-sabéenne, yézidie, et les peuples arabe, kurde, assyrien, turkmène, arménien, farsi.
Soeur Lusia: Face à cette mosaïque instable de peuples et de religions, la situation est volatile, tout peut exploser à tout instant. Nous sortons d’un régime autoritaire à parti unique qui maintenait l’unité du pays par la force. Nous sommes désormais confrontés à une multitude de médias, de partis et de personnalités politiques aux ambitions évidentes, dans un pays aux multiples religions et peuples.
Les attentats permanents, la violence criminelle, le chaos quotidien, l’absence de travail et de revenus, les tensions interreligieuses dues notamment à l’arrivée de fondamentalistes provenant des pays voisins – Iran, Arabie Saoudite, Syrie, Turquie – poussent les chrétiens à chercher leur salut dans l’exil. Il y a quelques années encore, on ne ressentait pas les tensions interreligieuses, car le régime du parti Baath était de tendance laïque.
Ces dernières années, face aux attaques américano-britanniques, Saddam Hussein a tenu un discours musulman militant, fondamentaliste, pour mobiliser les masses arabo-musulmanes. Nous avons peur que cela dégénère, car des fondamentalistes nous accusent d’être des « associés », des collaborateurs des Américains, et d’être comme eux des « kafaras », c’est-à- dire des mécréants.
La lutte contre l’occupation américaine prend également une dimension religieuse pour les fondamentalistes, qui affirment combattre les « croisés » chrétiens. Et le fait que Bush répète sans cesse « God bless America! » et prétend parler au nom de la civilisation occidentale et des chrétiens nous rend plus vulnérables.
Apic: Les chrétiens irakiens sont-ils désormais victimes d’attaques de la part des fondamentalistes ?
Soeur Lusia: A Bagdad, pas tellement, davantage à Mossoul. Des couvents ont été pris pour cible: des grenades et des roquettes ont été lancées, heureusement sans faire de blessés. Le danger est permanent, c’est pourquoi une surveillance policière – des policiers irakiens! – a été mise en place. Auparavant, on pouvait se promener en habits religieux, en principe sans aucun problème. On doit désormais faire face à une situation globale d’insécurité, à laquelle s’ajoute un sentiment de peur parmi les chrétiens. Dans quelques quartiers, les filles ne peuvent même plus porter de pantalons.
Avant la guerre, beaucoup moins de gens allaient à la mosquée, mais aujourd’hui, avec ce chaos et cette désorientation, les gens se réfugient dans la religion. Il faut reconnaître qu’il y a des leaders religieux musulmans qui prônent le dialogue. Plusieurs rencontres interreligieuses ont rassemblé des gens de bonne volonté – des musulmans chiites, sunnites, des chrétiens, des yézidis – qui cherchent la réconciliation et veulent surtout empêcher le développement du fondamentalisme. A cause de la déstructuration de la société irakienne, le sentiment national fait de plus en plus place au sentiment communautaire. On se protège au sein de la tribu, de la communauté religieuse.
Les Eglises jouent un très grand rôle maintenant, elles sont actives, malgré le peu de moyens. Des laïcs commencent à se rendre dans les quartiers très dangereux, pour évaluer ce qui peut être fait pour les familles chrétiennes ou musulmanes les plus pauvres. Il faut savoir que les institutions pour handicapés, les maternelles, les écoles, les hôpitaux, tout a été pillé et les soldats américains ont laissé faire.
Apic: Nombre d’Irakiens, heureux d’être libérés de Saddam, sont aujourd’hui désenchantés par le comportement des occupants. La vie est devenue insupportable!
Soeur Lusia: Tous les Irakiens ne sont pas catégoriquement opposés à la présence américaine. Certains condamnent les attaques sanglantes contre les troupes d’occupation. Mais la résistance ne fait que se développer en raison du comportement des Américains, qui donnent l’impression de n’être chez nous que pour s’emparer du pétrole et faire leurs affaires. Ils n’assurent aucun service public et ne répondent pas aux besoins quotidiens urgents de la population civile.
Les jeunes soldats américains, qui ne savent même pas ce qu’ils font chez nous, vivent dans la peur. Ils ne cherchent même plus le contact avec la population, comme au début. Ils tirent sur tout ce qu’ils ressentent comme une menace. Beaucoup de civils, des femmes et des enfants aussi, tombent sous les balles américaines, mais la presse étrangère ne les mentionne même pas!
Dans de nombreux quartiers, bien avant l’heure du couvre-feu, on ne peut plus sortir dans la rue sans risquer de se faire détrousser ou violer par les bandes organisées, les mafias, les profiteurs de guerre. N’oubliez pas que Saddam a décrété une amnistie générale juste avant la guerre: il a vidé les prisons des criminels et les a armés.
Les enlèvements d’enfants contre rançon sont désormais monnaie courante, et l’on se méfie même de son propre voisin. Le téléphone ne marche pas, il n’y a pas de communication et les familles ne peuvent se tenir informées et s’encourager mutuellement. Les gens font la queue pendant des jours pour trouver de la benzine pour leur voiture, dans un des premiers pays producteurs de pétrole!
Apic: Comment avez-vous vécu ce contraste avec la Suisse ?
Soeur Lusia: J’ai pu supporter cette situation, car me j’y étais préparée psychologiquement et spirituellement. Mais cela a été dur. Cet été, j’ai dû vivre avec 50 degrés à l’ombre, sans climatisation, sans frigo, faute d’électricité. Impossible de dormir à l’extérieur sur la terrasse, à cause des tirs toute la nuit. La poussière des destructions, causées par les bombardements et les attentats permanents, flotte partout sur la ville. L’odeur des détritus et des poubelles non récoltées est pestilentielle dans certains quartiers.
Dans certains endroits, l’eau est contaminée parce que les bombardements ont crevé les canalisations et les eaux usées se mêlent à l’eau potable. Il n’y a pas de gaz pour la faire cuire. Que dire du père de 5 enfants qui ne gagne plus rien, n’a plus de nourriture, qui voit ses enfants malades et n’a pas les moyens de les amener à l’hôpital. S’il a une arme à la maison, il peut faire n’importe quoi.
La mortalité infantile est en hausse, la malnutrition progresse, la distribution d’aide alimentaire est paralysée par l’insécurité. Bref, la situation est presque inhumaine. Les Américains parlaient de démocratie, surtout de liberté et de prospérité, et rien de tout cela n’est visible pour les Irakiens « libérés ». Ils vivent beaucoup moins bien que sous Saddam. La population ne comprend pas que cette armée si bien préparée, avec tant de moyens, n’a pas été en mesure de protéger les civils et leurs biens, qu’elle a laissé détruire toutes les infrastructures. Les gens se demandent ce qu’on a fait des Conventions de Genève. Tout a été pillé, détruit, brûlé. sauf le Ministère du Pétrole. Il n’y a plus aucune confiance dans les Américains. La confrontation serait moindre si la population voyait que l’occupation lui apportait quelque chose.
Apic: Des signes d’espoir ?
Soeur Lusia: Actuellement, les signes d’espoir sont très rares, sauf si on les cherche: quelques groupes de volontaires ont commencé à nettoyer les rues, a aider les familles les plus pauvres, ils reconstruisent silencieusement l’Irak.Mais le travail de reconstruction est très lent: il prendra des années. Si les Américains continuent de se comporter comme ils le font, on ne pourra jamais remettre le pays sur pied. JB
Encadré
A Fribourg, l’ACAT aide des familles irakiennes vivant à Bagdad
Dans le canton de Fribourg, déjà du temps de l’embargo meurtrier imposé à l’Irak par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, quelques personnes s’étaient mobilisées pour venir en aide à des familles irakiennes dans le besoin à Bagdad. Elles continuent à le faire dans le cadre de l’ACAT, l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture.
« Si j’ai été très touchée par les manifestations dans toute l’Europe contre la guerre en Irak, avant l’invasion, je constate qu’il n’y a plus grand monde pour la reconstruction du pays », déplore Soeur Lusia. « Avec l’aide de René Canzali, de l’ACAT-Fribourg, souligne la religieuse chaldéenne, elle-même membre du mouvement, nous avons lancé un projet d’adoption de familles irakiennes. »
« Chaque fois que nous faisions une prière pour l’Irak, nous évoquions ce projet. Aujourd’hui, 25 familles suisses ont adopté 25 familles de Bagdad ». Soeur Lusia, lors de son séjour dans la capitale irakienne, a mis en place un comité local qui s’occupe des dossiers. L’échange n’est pas seulement matériel, il s’agit également d’un soutien moral et de relations d’amitié. Par conviction et aussi pour ne pas créer de tensions entre les communautés, l’ACAT soutient tant des familles chrétiennes que des familles musulmanes. L’étudiante irakienne de Fribourg souhaite également lancer d’autres microprojets avec le soutien de l’Aide à l’Eglise en détresse (AED), une oeuvre catholique internationale qui possède un secrétariat national à Lucerne et une antenne romande à Fribourg. JB
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