Apic Interview
« L’islam peut être soluble dans la République »
Par Jean-Claude Noyé, correspondant de l’Apic à Paris
Paris, 14 octobre 2003 (Apic) En France, le débat sur l’interdiction ou non du port du foulard islamique à l’école et sur les lieux de travail s’amplifie et pose, en filigrane, de nombreuses questions à la société française et à sa capacité d’intégration. L’Apic a sollicité le point de vue d’Eric Geoffroy. Islamologue et professeur à l’université de Strasbourg, membre du Conseil français du culte musulman (CFCM), auteur de « Initiation au soufisme », il considère que chaque partie – les jeunes musulmanes d’un côté, les enseignants de l’autre – doit adopter une position conciliante, à des fins de civisme.
Eric Geoffroy regrette par ailleurs que le Conseil français du culte musulman (CFCM) ne fasse pas une place plus grande aux mosquées et personnalités indépendantes, partisanes d’un islam libre et spirituel. Favorable à l’émergence d’une laïcité positive et au financement de la construction des mosquées par l’Etat, il se dit confiant dans la capacité de l’islam à devenir soluble dans la République.
Apic: La semaine dernière, deux adolescentes ont été exclues de leur collège de la banlieue parisienne (Aubervilliers) parce qu’elles ne voulaient pas quitter leur voile en classe. Même scénario à Than, en Alsace, où une fille de 12 ans a été interdite de cours, le 13 octobre. « Le Monde » fait sa une sur « ce foulard qui divise la société française » dans son édition du 14 octobre? Selon un récent sondage « Ifop », 74 % de Français sont opposés au port du voile dan les écoles publiques. Quelle est votre position?
Eric Geoffroy: Le port du voile ne peut pas être une prescription obligatoire. Le seul sens que lui donne le Coran, c’est la décence, pour les hommes comme pour les femmes d’ailleurs. Les versets qui se rapportent au voile ont été rédigés à Médine, dans des circonstances particulières. Il faut les replacer dans le contexte d’aujourd’hui. C’est tout l’enjeu de la reprise de l’ijtihad, l’effort d’interprétation du Coran.
Tout est question de nuance. Si ce voile est ostentatoire, s’il masque entièrement ou presque la personne, alors je crois que non, il faut s’opposer à son port et à sa banalisation. De même qu’il ne faut pas transiger avec les radicaux qui refusent la mixité dans les piscines, demandent à des élèves de faire la prière au milieu d’un cours, ou aux maris d’accompagner leurs épouses lors d’un examen scolaire ou médical .
Mais si le voile est discret, on ne peut guère s’opposer à ce que des jeunes filles le portent. Souvent elles ne le font qu’un temps puis l’abandonnent. Certaines femmes portent le voile contre l’avis de leurs propres parents ou même de leur mari. N’oublions pas que le corps de la femme est l’objet d’un mercantilisme avilissant dans nos sociétés.
Apic: Mais faut-il légiférer pour l’interdire à l’école, comme envisagé par certains
E. G.: Cela aboutirait à crisper les choses, à radicaliser le clan des durs et de tous ceux qui ont déjà par trop une mentalité victimaire. La prudence veut que l’on considère les choses au cas par cas, ainsi que l’a recommandé Conseil d’Etat, à plusieurs reprises.
Apic: Une fonctionnaire de Lyon se démène pour pouvoir porter le voile en tant que contrôleuse des transports publics. Le président du Conseil régional du culte musulman (CRCM) de Rhônes-Alpes, Kamel Kabtane, ne l’a pas explicitement désapprouvée et il réclame un débat national. N’aurait-il pas du rappeler plutôt que la loi interdit aux fonctionnaires le port de tout signe religieux ostentatoire?
E. G.: Il aurait probablement du le faire. Que l’on s’abstienne de porter tout signe religieux ostentatoire – et donc le voile – dans le cadre de son travail afin de ne pas choquer son entourage, je le comprends. A condition que la règle s’applique à tous, chrétiens et juifs aussi bien. Quant à donner un avis sur cette question, c’est plutôt du ressort des oulémas, comme cela s’est passé en Allemagne. Le Conseil français du culte musulman (CFCM), lui, n’est pas habilité à le faire.
Apic: Fallait-il accoucher au forceps, au printemps dernier, de ce CFCM, au risque de laisser l’UOIF et les fondamentalistes l’emporter?
E. G.: J’ai moi-même écrit au printemps dernier à Nicolas Sarkozy, le ministre de l’intérieur et des cultes, pour lui demander que cette instance voie le jour sans plus tarder. Selon le cheikh Bentounès lui-même, le guide spirituel de la confrérie soufie Alouia, dont je suis proche, l’aboutissement de cette instance devait nous permettre de travailler pour l’avenir, malgré la forte présence des fondamentalistes en son sein.
Depuis, et je le regrette, Nicolas Sarkozy s’est appuyé presque exclusivement sur les trois principales fédérations de musulmans – la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), l’UOIF et la Mosquée de Paris – au détriment de personnalités au profil plus spirituel, comme le cheikh Ben Tounès, et au détriment de nombreuses mosquées indépendantes.
Ces trois fédérations, par-delà leurs clivages, s’entendent pour se partager entre elles les diverses prérogatives du CFCM. Elles sont par exemple tombées d’accord pour refuser un projet de formation universitaire à l’islam financé par l’Etat et garant de toute la transparence voulue, et elles préfèrent garder la mainmise sur la formation des imams, qu’elles considèrent comme leur fonds de commerce.
Je suis pour ma part associé à un projet de Fédération qui regrouperait les personnalités et mosquées indépendantes afin de stimuler l’émergence d’un islam libre et spirituel. Le ministre de l’Intérieur a trop joué le jeu diplomatique – comme si l’islam de France était encore et avant tout une affaire d’immigrés – quand il a créé le CFCM et il a trop puisé dans les grands relais visibles, au détriment de la société civile : les jeunes, les femmes, les personnalités indépendantes.
Apic: Que représente vraiment l’UOIF ?
E. G.: Cette instance est très structurée et active sur le terrain mais elle n’est pas tant représentative que cela. Elle regroupe des sensibilités diverses, pas seulement des fondamentalistes. L’imam de Bordaux, Tariq Obrou, en fait partie et pourtant il a une vraie sensibilité soufie. Je ne suis pas inquiet, pour ma part, en ce qui concerne l’UOIF.
S’ils prennent les rênes du pouvoir, ses dirigeants, tout comme ceux du Tabligh, vont se « normaliser »: ils seront obligés de composer avec les médias, qui ne les aiment guère, et avec la société civile. Je ne crois pas qu’ils représentent un risque majeur de miner le terrain. Mais il faut leur faire contrepoids, d’où notre projet de fédération.
Apic: Entre islam et islamisme, n’y aurait-il qu’une différence de degré, non de nature, comme l’affirme Christian Delacampagne (auteur de « Islam et Occident : les raisons d’un conflit », PUF) ?
E.G.: C’est faire un procès d’intention. Son analyse fait fi de toute l’histoire de l’islam médiéval – très tolérant et ouvert aux autres religions – et s’inscrit dans un certaine islamophobie ambiante. L’islam – une « théocratie laïque » selon l’islamologue Louis Gardet – est bien évidemment capable de se dépolitiser. Il est, de fait, devenu soluble dans la République.
L’immense majorité des musulmans de France vivent un islam familial, paisible. Ils n’ont pas d’autres soucis que de vivre en paix et, pour les pratiquants, c’est-à-dire une petite minorité d’entre eux, de pratiquer leur religion dans des conditions décentes.
Apic: L’Etat doit-il financer la construction des mosquées ?
E.G.: Aujourd’hui, l’entretien des lieux de culte construits avant 1905 revient à la puissance publique: situation confortable pour l’Eglise car c’est le cas de la plupart de ses bâtiments. Par contre, la construction et l’entretien des lieux de culte postérieurs à 1905 est à la charge des fidèles. Et pour les musulmans, c’est une gageure.
De fait, il y a un grand retard à rattraper. Songer qu’une ville comme Strasbourg, qui abrite 40’000 musulmans, n’a toujours pas de mosquée digne de ce nom. Est-ce normal ? Je ne le crois pas. Comme la communauté musulmane est en France principalement composée de personnes aux faibles ressources, elle ne peut trouver par elle-même tous les fonds nécessaires. L’alternative, dès lors, est entre le recours à des puissances islamiques étrangères comme l’Arabie Saoudite, avec les risques d’ingérence que cela suppose. Ou le recours à l’Etat français.
Apic: Ce qui suppose de faire évoluer la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat. Auditionné par la commission Stasi (1), Mgr Lustiger a dit : « Ne touchons pas à la loi de 1905, sinon on va ouvrir la boite de Pandore ». Qu’en pensez-vous?
E. G.: Je me méfie du cardinal Lustiger qui est opposé également à la création d’une filière universitaire de formation à l’islam à Strasbourg, ainsi que nous l’a confié le président Chirac lui-même. Mgr Joseph Doré, archevêque de Strasbourg, est également hostile à ce projet. Une certaine hiérarchie catholique craindrait-elle l’émergence d’un islam intégré à la République?
Je crois pour ma part qu’il faut réactiver la loi de 1905 en fonction de paramètres nouveaux comme la présence en France d’un grand nombre de musulmans. Par ailleurs, la société n’a plus à se protéger du pouvoir d’interférence de l’Eglise catholique avec la même rigueur qu’au début du siècle. Il nous faut passer d’une laïcité négative à une laïcité positive, qui comprendrait mieux le rôle positif que peuvent jouer les religions. Les hommes politiques ont évolué à ce sujet.
Du reste, ils sont bien obligés de le faire s’ils veulent maintenir la paix civile. Ils prennent acte du retour des questions religieuses et du besoin de sens de nos contemporains. Mais ils ne portent pas assez le débat sur un plan spirituel et interreligieux.
Apic: Que pensez-vous de l’universitaire suisse Tariq Ramadan ?
E G.: Ces détracteurs lui reprochent de prêcher un islam communautariste devant les jeunes musulmans, auprès de qui il est très influent, et, devant les caméras, de prôner un islam citoyen. Ils rappellent que ce professeur d’islamologie à Fribourg, très lié à l’UOIF, a été pendant plusieurs années interdit de séjour en France au motif qu’il pratiquait justement un double langage manipulateur !
Il est beaucoup plus libre, dans ses analyses, que les dirigeants de l’UOIF avec qui, du reste, il a pris ses distances. Je ne crois pas qu’il ait un rôle négatif et qu’il avance masqué. Je crois sa démarche sincère. JCN
Commission sur l’application du principe de laïcité dans la République. Composée de 20 sages et installée le 3 juillet par le président de la République, elle doit auditionner une centaine de spécialistes avant de se prononcer sur des propositions pour améliorer le principe de laïcité.
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