Mongolie: Des missionnaires chrétiens changent le regard des Mongols sur le handicap

Apic Reportage en Mongolie (II)

Les handicapés portent malheur, ils ont un « mauvais karma »

Jacques Berset, agence Apic

Oulan Bator, juillet 2004 (Apic) Sourire aux lèvres, Oldov se cramponne à son déambulateur. Son va-et-vient saccadé le long du couloir amuse visiblement la galerie. Il doit avoir 10 ou 11 ans: personne ne sait exactement l’âge de cet être fragile, abandonné au milieu des immondices d’Oulan Bator, la capitale de la Mongolie, alors qu’il n’était encore qu’un bébé.

« Au début, Oldov ne parlait pas, il ne répondait à aucun stimulus, personne ne s’en était jamais occupé », constate Soeur Nellie Zarraga, une religieuse philippine de la Congrégation des missionnaires du Coeur Immaculé de Marie. Elle fait partie de ces religieux installés en Mongolie depuis la chute du communisme qui veulent changer le regard de la société mongole sur les handicapés, souvent considérés comme des êtres inutiles et accusés de « porter malheur ». Soeur Nellie nous introduit dans le quartier des enfants de l’Hôpital psychiatrique de Sharhad, situé dans la partie orientale de la capitale mongole.

Le complexe du centre national de santé mentale de Sharhad regroupe des grands bâtiments dégradés de style soviétique et, dans un enclos, un alignement de gers, les yourtes en toile de feutre devenues un élément marquant du paysage urbain en raison d’un exode rural massif. Environ 400 patients y vivent, dont une vingtaine d’enfants, devenus rapidement les protégés de la missionnaire originaire de Manille. Sa congrégation avait été invitée par le nouveau gouvernement démocratique à s’occuper des gigantesques problèmes sociaux nés de la brutale transition du régime communiste au capitalisme sauvage.

Soeur Nellie, la soixantaine approchante, vit en Mongolie depuis neuf ans, après un séjour de 20 ans à Taïwan. Arrivée dans ce pays au climat rude, après les paysages verdoyants de Formose, Nellie a d’abord étudié 2 ans la langue mongole, « bien plus difficile que le chinois ». En 1997, c’est le choc: en visite à l’Hôpital psychiatrique national, Soeur Nellie découvre que de nombreux Mongols, même au sein du personnel soignant, pensent que ces enfants sont inutiles, incapables de quoi que ce soit.

A Sharhad, les enfants étaient tout simplement couchés par terre, sans aucun programme éducatif. Les infirmières prenaient uniquement soin – et de façon minimale – de leurs besoins physiques, distribuant force médicaments pour les maintenir calmes, héritage de la formation psychiatrique reçue à l’époque en Union soviétique.

Oldov est un véritable « survivant »

Oldov, qui nous avait salués avec un tonitruant « good morning », peut être qualifié de véritable « survivant », lâche Soeur Nellie, assiégée par une ribambelle d’enfants qui ne veulent plus lâcher la main du visiteur étranger. Au moment de se quitter, quand l’infirmière verrouille la porte, des enfants tentent de se faufiler au dehors.

Comment expliquer qu’auparavant ces petits malades aient été tellement négligés ? Nellie a une explication: le personnel soignant, peu formé, ne savait certainement pas comment faire; il n’était surtout pas motivé pour changer les choses. Ceux qui ont étudié en Russie sont revenus avec une approche avant tout médicale de la santé mentale. Raison pour laquelle il y a très peu d’aide psychologique et de traitement développemental. En Mongolie, les enfants d’un niveau intellectuel considéré comme trop bas pour intégrer le système scolaire sont la plupart du temps abandonnés à leur propre sort.

Des préjugés envers les handicapés profondément enracinés

« On découvre que des familles ont donné une fausse adresse pour qu’on ne les retrouve pas. Des parents apportent leurs gosses handicapés pour s’en débarrasser, ils ne savent pas comment s’en occuper et en ont honte. Ils les amènent alors tout simplement à l’asile psychiatrique », relève Soeur Nellie. Beaucoup pensent que c’est le rôle du gouvernement de les prendre en charge. Nombre de parents ne reviennent plus jamais les visiter. Certains sont peut-être trop pauvres. La religieuse philippine avance aussi d’autres explications, plus culturelles: « Les préjugés de la société mongole envers les handicapés sont profondément enracinés; les invalides portent malheur, ils sont le résultat d’une faute. Les explications scientifiques du handicap font défaut. »

Bien que la Mongolie ait subi septante années de régime communiste, constate Soeur Nellie, la population a gardé un fond de bouddhisme. Si vous avez des expériences négatives, c’est votre « karma », un vécu antérieur déterminant pour la vie actuelle. Vous êtes puni dans une autre vie pour des fautes précédentes. D’après cette conception, on évite les enfants des rues, on considère qu’ils ont un « mauvais karma ».

A l’instar des personnes vivant dans la misère, ces enfants pourraient transmettre ce mauvais sort, comme une maladie contagieuse. « Avec une telle vision, il est difficile de motiver les gens à aider le prochain en difficulté. Le régime athée n’a pu déraciner cette mentalité. L’héritage communiste a eu un effet pervers: quand il y a un problème, c’est l’affaire du gouvernement, on lui en refile la responsabilité », déplore la religieuse philippine.

Maaint, un « cimetière social » absent des cartes géographiques

En 2000, à Maaint, à une centaine de km au sud d’Oulan Bator, Soeur Nellie découvre un asile psychiatrique dont l’existence est ignorée du grand public, un véritable « cimetière social ». A trois heures de route – à vrai dire des pistes et des chemins défoncés, sans poteaux indicateurs -dans un endroit désolé et inhabité, se dressent des bâtiments vétustes, aux vitres cassées. Le centre abritait 200 malades, dont une trentaine d’enfants. Un journal local avait rapporté qu’en deux ans, sur les 150 personnes envoyées à Maaint, 108 avaient trouvé la mort…

On y internait pêle-mêle orphelins, épileptiques, alcooliques, handicapés mentaux chroniques, enfants un peu retardés ou tout simplement pauvres, abandonnés là par leurs parents. Une partie d’entre eux n’avaient pas de nom et même la liste des patients était inexistante. Les malades y mouraient dans le plus parfait anonymat, ils pouvaient disparaître sans laisser de trace. « Nous avons protesté: ’Ces enfants ont le droit d’avoir un nom!’ »

« Les responsables étaient certainement d’avis que si la société ne voyait plus les malades mentaux, ils n’existeraient plus, ils disparaîtraient de la réalité. A Maaint, le chauffage était quasiment inexistant – avec des hivers à – 40° ! – et la nourriture insuffisante. Les patients ne recevaient aucune éducation, souffraient de la faim, étaient peu habillés. Ils devaient aller eux-mêmes chercher l’eau aux puits, situés à l’extérieur, pour l’apporter dans les pavillons; l’odeur y était insupportable. »

Soeur Edith, une religieuse belge, fut la première à visiter l’asile de Maaint, qui lui rappelait les camps de concentration. Chaque année, près d’un quart des patients mouraient: de sous-alimentation, de tuberculose. ou tout simplement de froid. Quand leur seul habit était lavé, ils erraient nus dans les couloirs! Adultes et enfants dormaient dans le même lit. Les plus valides apportaient la nourriture aux les plus malades. « Le personnel soignant n’avait pas de contacts immédiats avec les patients. Il se contentait d’enfermer les malades et il n’y avait aucune supervision. »

La religieuse fait venir deux enseignants qui transforment des locaux abandonnés en salles de classe. Une partie des enfants internés étaient tout à fait capables d’apprentissage. Ils gisaient par terre, alors qu’ils étaient pour la plupart en mesure de marcher si on leur avait offert des séances de rééducation.

Grâce aux pressions publiques, le mouroir a été fermé

L’an dernier, grâce à la publicité faite autour de ce mouroir indigne du XXIe siècle, Maaint a été fermé. La presse avait révélé que le médecin en charge de l’asile détournait des fonds destinés aux malades. Soeur Nellie s’y rendait régulièrement en compagnie d’employés de l’oeuvre d’entraide adventiste américaine « Adra », (Adventist Developpment and Relief Agency), avec laquelle les religieuses catholiques travaillent en étroite collaboration. Ils ont fait connaître cette situation dans le public, invitant la police, le Ministère de la Santé, l’ambassadeur britannique (cette vision d’horreur l’a empêché de dormir durant plusieurs nuits!).

« C’était une institution gouvernementale, mais les responsables préféraient ne pas savoir ce qui s’y passait, soutient Soeur Nellie. A chaque fois, nous emmenions des étrangers, pour témoigner de cette situation insoutenable. Le gouvernement tolérait cela, car il recevait ainsi plus d’aide. »

« Vous comprenez maintenant pourquoi Oldov est un véritable ’survivant’ ?, lance la religieuse. Des patients du quartier des enfants de Sharhad disparaissaient un jour et se retrouvaient à Maaint. « Je les ai vu diminuer chaque semaine. Ils sont mort de faim: ils n’avaient qu’une maigre soupe où flottait du riz, ou du chou. Quand vous entriez là-bas, vous n’en sortiez pas vivants. » Rapatriés à Sharhad, après quelques mois, les rescapés de Maaint avaient déjà repris du poids, jusqu’à 5 kilos.

Pour que les enfants retardés aient une chance

Soeur Nellie sort un album de photos: on voit les visages d’Oldov, de ceux qui ont survécu, et de tous ceux qui se sont éteints lentement, faute de soins adéquats. La religieuse philippine a des larmes aux yeux: « Nous voulons que cette situation change, que ces enfants aient une chance dans la vie, qu’ils existent dans la dignité. Eux aussi ont droit à l’éducation, selon leur niveau de capacité. Il n’y a pas de place pour eux, et les parents ne savent pas que faire de leurs enfants handicapés, ils se sentent impuissants. »

Bien que la loi ait entre-temps changé et que les gosses handicapés doivent en principe être acceptés dans les jardins d’enfants, les élèves retardés sont la plupart du temps laissés à eux-mêmes dans la classe. Nellie et ses compagnes essaient d’organiser des sessions de formation pour les enseignants et les parents de handicapés, pour attirer l’attention sur leurs potentialités.

« Notre but est aussi de motiver les enseignants pour qu’ils acceptent les enfants considérés comme retardés. De prime abord, ils étaient très soupçonneux, car nous venions de l’Eglise catholique. Ils se méfiaient de tout groupe religieux, ayant fait l’expérience d’approches très agressives de la part de sectes ou de mouvements évangéliques très prosélytes. Le simple fait que nous travaillons ensemble avec des adventistes, des agences américaines comme « World Vision », est un signe que nous ne sommes pas ici seulement pour vendre notre groupe ou notre confession. »

Des médecins mongols de Sharhad sont désormais invités en Belgique par les Frères de la Charité de Gand, spécialisés dans l’aide aux handicapés mentaux, pour des sessions de formation d’un mois. Quand ils rentrent, ils connaissent de nouvelles méthodes qui peuvent améliorer la vie des patients. Le personnel soignant est désormais plus ouvert à l’idée de réhabilitation. Les premiers ateliers dans le domaine de la couture, de la cuisine, de la menuiserie, de la musique et du chant ont été aménagés. « Avant, il n’y avait rien! ».

La Congrégation des Soeurs missionnaires du Coeur Immaculé de Marie s’occupe déjà d’enfants handicapés au Centre pour enfants « Verbist Care Center » dirigé par le Père Gilbert Sales, où elle dispose de deux petits locaux. Son ambition est de transformer une ancienne banque en centre de développement pour les enfants retardés écartés du système scolaire. Nellie Zarraga désigne avec des yeux brillants d’envie le bâtiment convoité. Il est accolé à l’ »ambassade » du Vatican en Mongolie et à l’évêché de Mgr Wens Padilla, situés dans le bâtiment de cinq étages de la « Catholic Church Mission », dans le district de Bayandzurkh, à l’est de la capitale. Il ne s’agit plus, pour la dynamique religieuse, que de trouver les fonds nécessaires: environ 100’000 francs! JB

Encadré

Plus de 300’000 personnes souffrent de troubles mentaux

Selon le professeur Bayankhuu Ayushjav, spécialiste reconnu des maladies mentales en Mongolie, plus de 300’000 personnes souffrent de troubles mentaux de divers types dans le pays, dont 50 à 55’000 peuvent être qualifiés de retardés mentaux. Les milieux sociaux les plus défavorisés sont les plus touchés: sans-abri, prostituées, alcooliques. Selon des recherches effectuées ces dernières années, les cas de maladies mentales sont plus fréquents en ville qu’à la campagne. La brutale transition d’une économie planifiée à une économie de marché libérale a touché les couches les plus vulnérables et les plus pauvres, dont font partie les handicapés. Ce sont les premières victimes des coupes budgétaires dans le domaine social et du non accès au marché du travail. JB

Encadré

Une oeuvre de pionnier à Erdenet

En Mongolie, les institutions pour handicapés sont très rares. Oulan Bator, avec une population de 800’000 habitants, a très peu d’écoles spécialisées. L’infirmière hollandaise Magda Verboom fait oeuvre de pionnier à Erdenet, la troisième ville de Mongolie située à quelque 400km au nord-ouest de la capitale, célèbre pour sa gigantesque mine à ciel ouvert où l’on exploite le cuivre et le molybdène. Elle a fondé en novembre 2001 la première école pour handicapés dans la banlieue de la ville pour le compte de JCS (Joint Christian Services), une association de 15 organisations missionnaires et oeuvres d’entraide évangéliques présentes depuis une dizaine d’années en Mongolie.

Nombreux sont ceux qui pensent encore que si un enfant est handicapé, c’est parce que ses parents ont fait une faute dans une vie passée, témoigne cette chrétienne réformée. « Si vous approchez les infirmes de trop près, vous allez attraper leur maladie, disent les gens. Une femme en compagnie d’une aveugle a reçu des pierres jetées par des enfants de la rue, en guise d’avertissement: ils voulaient qu’elle s’éloigne de l’aveugle, considérée comme contagieuse ». Les handicapés restent en général cachés, leurs familles ayant souvent honte. Elles se demandent ce qu’elles ont fait de mal. Magda Verboom pense que cette perception des handicapés par la population mongole mettra du temps à changer, car elle est profondément enracinée dans les mentalités. JB

Si vous désirez soutenir l’activité de Soeur Nellie Zarraga et des missionnaires du Coeur Immaculé de Marie en Mongolie, contacter l’Antenne de l’AED pour la Suisse romande et italienne Ch. Cardinal-Journet 3 CH-1752 Villars-sur-Glâne Tél. 026 422 31 60 Fax 026 422 31 61 Compte chèque postal n°: 60-17700-3

Photos de la mission catholique d’Oulan Bator disponibles à l’agence Apic: apic@kipa-apic.ch, Tél. 026 426 48 01, Fax 026 426 48 00 (apic/be)

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