La corruption, ce fléau qui gangrène les pouvoirs
Pierre Rottet, Apic
Lima, 8 août 2004 (Apic) Rien ne va plus pour le président péruvien Alejandro Toledo. Au plus bas dans les sondages, il a entamé le 28 juillet dernier la quatrième année de son mandat. Rien n’indique pourtant qu’il ira jusqu’au bout, en 2006. Toledo est en effet accusé de posséder un compte secret au Luxembourg pour un montant de plus de 5 millions de dollars. Tentative de déstabilisation du président? Fruit de pots-de-vin, assure son ex-accesseur, Legal César Almeyda, cité par « Caretas », le plus important hebdomadaire du pays, réputé pour le sérieux de ses enquêtes. Mais d’autres « affaires traînent aux basques du président.
Après le scandale Fujimori, l’ex-président en fuite au Japon, et de son bras droit Montesinos, emprisonné à Lima, auteurs du détournement de plusieurs centaines de millions de dollars, ce nouvel épisode de la corruption, s’il s’avère exact, est de nature à faire douter les Péruviens des vertus de la démocratie et des leaders politiques. D’autant plus que l’épouse de Toledo, Eliane Karp, est elle aussi dans le collimateur de la justice. Le président est en outre soumis aux feux de la critique des médias pour ses largesses avec les membres de sa famille. En embuscade pour la présidence en 2006, Alan Garcia, du Parti apriste péruvien (APRA), pourrait bien tirer les marrons du feu suite aux déconvenues de son adversaire politique. Le problème est que Garcia, qui a exercé la présidence du pays de 1985 à 1990 – une président placée sous le signe de la violence et de la plus haute inflation jamais atteinte au Pérou -, a lui- même trouvé dans l’exil le moyen d’échapper à la justice de son pays. Pour Corruption.
Manoeuvre politique contre le chef de l’Etat? Alejandro Toledo n’avait assurément pas besoin de ces « affaires ». Avec son faciès d’Indio, l’ancien cireur des rues était devenu un symbole pour le peuple, un espoir pour les Péruviens, surtout après son acharnement à démasquer son prédécesseur Fujimori. Ses origines proches du peuple quetchua andin laissaient entrevoir une revalorisation de la culture indigène. Las, disent aujourd’hui ses détracteurs, voire ses plus chauds partisans au moment des élections, « ce chantre d’une politique néolibérale a trompé tout son monde ». Ironisant: « De cireur de godasses, il est passé au stade de cireur de pompes des gens du FMI ».
Selon la presse péruvienne, relayée par les agences internationales, l’ex accesseur de Toledo, aujourd’hui en prison pour « trafic d’influences », dit craindre « ceux qui ont aidé au blanchiment de l’argent ». Ils sont, assure-t-il, « des amis de la présidence avec beaucoup de pouvoir ». La réponse du palais présidentiel ne s’est pas fait attendre face aux accusations lancées contre Toledo. On affirme que le compte en question est celui de la famille Karp – Elian Karp est d’origine belge -, et que celui- ci a été alimenté par l’épouse de Toledo, dans l’exercice de son travail. Le 4 août dernier, la procureur de la nation, Nelly Calderon, a néanmoins décidé d’investiguer contre Toledo et son entourage, afin de vérifier s’il existe ou non des indices de corruption de l’actuel régime. Le président en personne a du reste demandé au Parlement d’accepter que se lève le secret bancaire pour lui et ses ministres. Une décision que la « Première dame » du pays aurait prise aussi, selon son avocat Julian Palacín.
Le talon d’Achille
Les adversaires et même certains partisans de Toledo tirent toutefois à boulets rouges sur Elian Karp, pour dire qu’elle est « le talon d’Achille » du président, alors que des rumeurs laissent entendre une possible rupture en raison d’une relation extra-conjugale non reconnue par le chef de l’Etat. La tourmente politique s’est en effet aggravée ces jours par des révélations selon lesquelles elle percevait une rémunération de la part de la banque Wiese-Sudaméris. Rien de répréhensible, en apparence, si ce n’est que cette institution bancaire fait actuellement l’objet d’une procédure judiciaire, dans le cadre des enquêtes relatives au réseau de corruption dirigé par Montesinos, l’ancien chef des renseignement.
Selon la presse nationale, dont « La Razon », quotidien de l’opposition, l’un des hauts dirigeants de la banque, Eugenio Bertini, est très proche de l’épouse du président. Pas de quoi fouetter un chat, si ce n’est que Bertini est soupçonné par la justice d’avoir été le banquier confident de ce même Montesinos, surnommé le « Raspoutine » péruvien. Au Pérou, on se demande s’il n’y a pas conflit d’intérêt entre son travail et sa fonction à la tête d’une commission officielle d’aide et de défense des communautés autochtones, en lien avec les questions agraires. Son secrétariat rétribue 35 personnes pris sur le budget de la présidence. Dans le sillage de la « Première dame » du Pérou, à noter encore la nomination, en mars 2002 selon le quotidien « La Republica » de son frère, élevé au rang de Consul honoraire du Pérou au Luxembourg.
Troublantes concessions
Une autre affaire révélée ces jours aux électeurs concerne le frère du président, Pedro Toledo, propriétaire, aux dires de ce même quotidien, de la société Telecomunicationes Hemisfericas, à laquelle le gouvernement a octroyé une importante concession. Le 12 juin dernier, l’entreprise s’est vue confier un contrat pour opérer au niveau des téléphones fixes à Lima et au Callao durant 20 ans. La concession a été donnée par le ministère des Transports et des Communications peu de jours après la décision du gouvernement de ne pas renouveler le contrat avec la société espagnole « Telefonica ».
Plus récent: la juge Otila Vargas Gonzales a décidé le 5 août d’étendre pour 15 jours encore l’interdiction faite à Margarita Toledo, soeur du président, de voyager à l’extérieur du pays. La justice la soupçonne d’avoir falsifié les signatures – une méthode chère à Fujimori – qui ont permis au Parti au pouvoir, « Pérou possible », de s’inscrire légalement en 1998 et de participer ensuite à la présidentielle de 2001, remportée par son frère.
Ces affaires viennent s’ajouter au versement présumé de pots-de-vin pour un montant de 2 millions de dollars par le brasseur colombien « Bavaria », à l’ex-conseiller du président Toledo, César Almeyda, le même qui accuse le président depuis sa prison. Règlement de compte? Reste que ce même Toledo n’a guère contribué à donner l’image que le peuple de ce pays pouvait espérer cultiver, pour vaincre la corruption. En 2001, au début de son mandat, il avait fait passer son salaire à 18’000 dollars. Avant d’être dans l’obligation de le ramener à 12’000 dollars, sous la pression de l’opinion publique. PR
Chers hommes d’Etats
Le Pérou n’a pas l’apanage de la Corruption. Ni l’Amérique latine du reste. Un continent ou ce fléau semble aussi être une fatalité. Du Chili au Nicaragua, de l’Argentine au Pérou. les centaines de millions détournés par des chefs d’Etats ont de quoi laisser songeur. Tour d’horizon, sur la base de documents émanent des médias, nationaux ou internationaux, d’ONG enfin.
Fujimori est aujourd’hui dans le peloton de tête des 10 ex leaders les plus corrompus dans le monde, avec 600 millions de dollars volés, loin derrière l’ancien président indonésien Suharto, il est vrai, mais largement devant Arnoldo Aleman, ancien président du Nicaragua. Aujourd’hui en prison pour avoir tiré profit de sa charge pour un montant de 100 millions de dollars, Aleman n’a plus guère de partisans dans son pays, hormis le cardinal Obando, qui, étrangement, réclame « la libération de son ami ».
Au Chili, le dictateur Pinochet coule une heureuse retraite. Mais il pourrait se voir inculpé pour tout autre chose que sa sanguinaire répression. Un comble. Après le Parquet de la République, la Chambre des députés chilienne vient en effet d’ordonner une enquête sur les comptes bancaires ouverts entre 1998 et 2002 par Augusto Pinochet à la Riggs Bank, un institut de crédit nord-américain. Le juge Muñoz enquête sur les comptes secrets dont Pinochet fut titulaire entre 1994 et 2002, après les révélations d’une commission du Sénat américain, selon laquelle la banque Riggs a aidé Pinochet à dissimuler entre 4 et 8 millions de dollars, de provenance illicite.
Autres pays, même corruption. Le voisin argentin réclame – en vain pour l’instant – du Chili l’extradition de Carlos Menem, ex-président, parti lui aussi avec de quoi assurer ses vieux jours. Il est aujourd’hui mis en accusation pour « délit d’enrichissement illicite », « ventes illégales d’armes », « trafic d’influence ». Indépendamment de plusieurs autres millions de dollars que Menem aurait soustrait au pays figure un compte de quelque 600’000 dollars.
Le juge argentin Oyarbide poursuit également Menem pour « Omission malicieuse » et fraude fiscale commises à l’époque de sa présidence. Le même juge enquête en outre sur une possible fraude au détriment de l’Etat, pour un montant de 500 millions de dollars lors de la construction de deux prisons. Une manière de mettre son argent à l’ombre.
Durant son mandat, Menem a favorisé en 1991 la vente illégale d’armes – 6’500 tonnes de matériel de guerre – au Panama puis au Venezuela. Mais les véritables destinataires de ces armements étaient la Croatie, à l’époque engagée dans le conflit des Balkans, et l’Equateur, en guerre contre le Pérou. L’enquête a abouti à l’arrestation de son beau-frère. On ne connaît rien ou peu du montant de ces transactions milliardaires. Ni du « bénéfice » enregistré.
Les révélations des chefs des AUC
La liste n’est pas exhaustive, tant s’en faut. Selon l’Organisation « Transparence internationale », l’ex-président du Honduras Rafael Leonardo Callejas doit aujourd’hui répondre du transfert inexpliqué de 11 millions de dollars sur un compte secret.
Au Costa Rica, la même ONG déplore le refus de l’ex président Miguel Angel Rodriguez de s’expliquer sur la destination de 250’000 dollars, détournés à son profit.
Alfonso Portillo, ex président du Guatemala, est lui aussi dans le collimateur de la justice. Le procureur général, Carlos de Léon, s’est engagé en début d’année – peu après « le départ » de Portillo pour le Mexique après la décision du Congrès de lever son immunité – à créer une commission internationale – encore attendue – pour investiguer sur un « blanchiment d’argent » et « autres délits en rapport avec l’argent » supposé se trouver au Panama. Lui, ses fils et certains hauts fonctionnaires du pays sont impliqués. « Si on retrouve 50 millions de dollars, je bénirai le Seigneur », assurait récemment le ministère public. L’argent serait passé du Guatemala sur des comptes au Panama et à Miami, à travers des écrans et des Compagnies étrangères. Les fonds proviennent de pots de vin et de la corruption, a pour sa part assuré la responsable chargée de la lutte contre la corruption pour le gouvernement guatémaltèque, Karen Fischer. Portillo pourrait prochainement affronter la justice. A moins que le Mexique refuse de l’extrader.
En Bolivie, laissant derrière lui plus de 70 morts, victimes d’une sanglante répression, le président Gonzalo Sanchez de Lozada prenait la fuite le 17 octobre dernier à bord d’un avion. Le reproche des émeutiers, des milieux populaires: « Lozada a bradé les richesses naturelles en faveur des multinationales étrangères, avec en sus la vente programmée du gaz naturel du pays aux Etats-Unis. Non sans avoir été largement « rétribué » à coups de « coimas » (pots de vin) ».
En Colombie enfin, le chef des paramilitaires des AUC (Autodéfenses unies de Colombie), de Salvatore Mancuso s’est exprimé le 29 juillet devant le Congrès de Bogotá en compagnie d’un autre leader des paras, Ernesto Báez. Pour révéler qu’entre 1980 et 1996, des centaines et des centaines de millions de dollars ont été prélevés du trafic de la drogue pour non seulement alimenter la guerre, mais également le football, la contre-réforme agraire, les concours de beauté, les politiques sociales des gouvernements. De l’argent sale également utilisé pour alimenter les partis politiques et « le bon fonctionnement de la démocratie » dans ce pays. PR
Encadré
Zone andine en ébullition
« Toute la zone andine est en ébullition », estime Maurice Lemoine, rédacteur en chef adjoint du « Monde diplomatique » et spécialiste des questions latino américaines, contacté par l’Apic. Demain, analyse-t-il, dans les 6 mois, dans un ou dans deux ans, il peut se passer tout et n’importe quoi dans des pays comme le Pérou, la Bolivie et l’Equateur, qui vivent aujourd’hui dans une instabilité totale. « Et je ne parle pas de la Colombie confrontée à sa guérilla, ni du Venezuela, dans l’attente de son référendum. Car je pense que les opposants à Chavez poursuivront leur déstabilisation du pays en cas de refus ».
Un constat: le président bolivien Lozada a été sorti, remarque le journaliste. « Il peut se passer demain la même chose en Equateur avec Gutierrez ou au Pérou avec Toledo, les deux hommes sont au plus bas dans leur popularité ». Les deux sont aussi confrontés à leurs électeurs, aux grèves, aux manifestations de rue. « Le Pérou voit se dessiner des mouvements de chaos, d’anarchie dans certaines régions, comme à Ayacucho ou à Arequipa. Plus inquiétant: on voit aujourd’hui naître des résurgences du sentier lumineux.
La corruption, une fatalité en Amérique latine? Elle est malheureusement présente partout dans le monde. Y compris chez nous. Il suffit de se rappeler des « affaires » en France, relève Maurice Lemoine. Qui s’étonne de la « double morale » de ce qu’on appelle la communauté internationale. Et de citer l’exemple de Fujimori et de son auto coup d’Etat: « Les Etats-Unis et l’Organisation des Etats américains l’ont finalement laissé gouverner à peu près tranquillement. Alors qu’on s’acharne sur un Chavez au Venezuela qui, jusqu’à preuve du contraire, gouverne son pays de manière démocratique, même si on ne partage pas sa manière de faire de la politique. Chavez subit la pression permanente de Washington et on ne peut pas dire qu’il soit très appuyé par l’OEA ». (apic/pr)
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