Apic Interview
« La théologie africaine. on ne peut la faire que dans nos langues! »
Jacques Berset, agence Apic
Fribourg, 2 janvier 2005 (Apic) « La théologie africaine. on ne peut vraiment la faire que dans nos langues! ». L’abbé Bénézet Bujo, qui enseigne la théologie morale à l’Université de Fribourg, est catégorique: la théologie africaine, qui a fait beaucoup parler d’elle dans les années postconciliaires, n’est pas morte. Elle est bien vivante et dynamique, même si elle reste largement ignorée aujourd’hui en Occident.
Le professeur Bujo, en compagnie de l’abbé Juvénal Illunga Muya, professeur de théologie fondamentale à l’Université pontificale Urbaniana à Rome, publie ces jours-ci à l’ »Academic Press » (ex-Editions Universitaires de Fribourg) le 2e volume sur les pionniers de la théologie africaine au XXIe siècle.
Prêtre du diocèse de Bunia, au nord-est de la République démocratique du Congo, il est depuis 1989 professeur ordinaire à la Faculté de théologie de Fribourg. Il y enseigne la théologie morale et l’éthique sociale. Le but de cette série d’ouvrages (on en est au deuxième volume d’une série d’au moins trois) n’est pas l’analyse critique des auteurs inventoriés, mais la présentation d’un panorama des théologiens africains.
Le premier volume, tiré à 500 exemplaires, est déjà épuisé. Ces ouvrages sont également traduits en anglais par les Paulines Publications Africa de Nairobi (Kenya) et édités en français par les Editions Paulines de Kinshasa, pour les rendre plus accessibles aux lecteurs d’Afrique. La publication d’une édition en langue portugaise est en discussion avec les Filles de Saint-Paul à Maputo (Mozambique).
Apic: La théologie africaine est dans les faits largement ignorée.
Bénézet Bujo: Il y a en effet une grave lacune dans ce domaine: on ne connaît pas les théologiens africains en Afrique, pour ne pas parler de l’Europe! On prétend dans les milieux occidentaux qu’il n’y a pas de théologie africaine. Grâce à ces ouvrages, nous pouvons montrer que des choses se sont faites en Afrique, et que cela continue. Le travail de traduction est important. Quand j’ai présenté le livre à Nairobi, il a été salué et on m’a dit qu’on allait même l’employer comme manuel pour les étudiants.
Nous avons pris des théologiens pionniers francophones et anglophones (malheureusement pas des lusophones, car il n’y en pas) qui ont une certaine influence et un certain rayonnement. Ils ont influencé la pensée de bien d’autres théologiens.
Apic: De quand date l’apparition de cette théologie spécifique ?
Bénézet Bujo: Officiellement, la théologie africaine a connu son début en 1956, même si on ne peut oublier que le mouvement de la « négritude » fut lancé dans les années 30 par Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Gontran Damas. Cela touchait les sphères politiques, culturelles, artistiques, etc.
Dans ce même ordre d’idées, Placide Tempels, qui avait publié en 1945 un livre qui fera date, « La philosophie bantoue », était d’avis que l’évangélisation devait aussi subir une révolution.
Ce franciscain belge, missionnaire au Congo à l’époque coloniale, n’avait pas de degré académique. Il avait tout simplement étudié la théologie comme on le faisait dans les scolasticats à l’époque.
Au Congo, Placide Tempels s’est vite intéressé à proclamer l’Evangile dans le contexte local. Il avait constaté la difficulté, sinon l’impossibilité, de prêcher l’Evangile à partir de la théologie apprise en Europe, car il ne pouvait pas pénétrer dans la mentalité en continuant avec la théologie héritée des ancêtres scholastiques occidentaux.
Apic: Il précède les pionniers des années 50.
Bénézet Bujo: Oui, effectivement. L’abbé Tempels, qui s’était mis à étudier la culture du Congo, a ensuite publié son fameux livre, qui est une oeuvre pionnière. Cela lui a même coûté l’exil, car en ces temps coloniaux, le pouvoir n’appréciait pas tellement qu’il évalue la culture africaine de façon trop positive. Si ce livre a été à l’origine de la théologie africaine, l’oeuvre de Vincent Mulago en est pour ainsi dire le passage obligé.
Prêtre du diocèse de Bukavu, le professeur Mulago, qui fut aussi mon professeur, a été envoyé à l’Université Urbanienne de Rome, où il a écrit une thèse de doctorat en 1955 sur l’union vitale bantu, un visage africain du christianisme. Il a participé l’année suivante à la rencontre de Dakar, qui allait donner lieu à la réalisation de l’ouvrage collectif « Des prêtres noirs s’interrogent », considéré aujourd’hui, en quelque sorte, comme la charte fondatrice de la théologie africaine.
Ironie du sort: c’était à l’époque où Mgr Lefebvre était archevêque de Dakar; il a même préfacé ce livre! Il faut également mentionner à ces débuts de la théologie noire le philosophe et prêtre catholique rwandais Alexis Kagame (1912-1981), qui a fait une thèse de doctorat sur la philosophie bantu-rwandaise de l’être.
Apic: Kinshasa allait jouer un rôle important à cette époque.
Bénézet Bujo: La Faculté de théologie de Kinshasa – fondée par l’Université de Louvain en 1957 – allait être, trois ans après sa naissance, le lieu d’une discussion virulente entre le doyen de l’époque, le chanoine Alfred Vaneste, et le futur Mgr Tharcisse Tshibangu. Avocat d’une théologie de « couleur africaine », alors qu’il préparait sa licence, l’abbé opposa une résistance remarquable à son doyen, qui défendait une théologie occidentale qu’il considérait comme universelle. Ce débat, qui était très virulent à l’époque, sera publié dans la Revue du Clergé Africain.
Il trouvera son apogée au Concile Vatican II, où l’on commença à parler de l’incarnation et de l’inculturation de l’Evangile. C’était l’école de Kinshasa – au Lovanium – qui était alors le porte-drapeau de la théologie africaine, car c’était là qu’avait été fondée la première Faculté de théologie du continent noir.
Apic: Vous dites que la théologie africaine est une théologie oecuménique.
Bénézet Bujo: En effet. Précisons tout de même que cet oecuménisme n’est pas le même que l’oecuménisme européen, dans le sens que la séparation historique entre les confessions chrétiennes vient d’une division issue de la pensée occidentale. Dans la pensée africaine, on n’a pas le même problème. Qu’on soit catholique, protestant ou anglican, ce n’est pas là l’essentiel. De même, quand on parle dans la théologie européenne de « nature » et de « surnature », ce n’est pas cela qui va diviser les Africains, parce que nous pensons autrement.
Les théologiens d’ici, spécialistes de l’exégèse, ont beaucoup discuté d’un problème particulier: Marie aurait eu d’autres enfants, parce qu’on parle dans le Nouveau Testament des frères et soeurs de Jésus. Quelqu’un qui lit l’exégèse avec des yeux africains n’aura pas les problèmes des Occidentaux, parce que chez nous, la notion de « frères » est différente, comme l’est la notion de « mère » ou de « père ». Chez nous, quelqu’un peut avoir dix « mères ». Ce qui montre l’importance du vocabulaire. Par conséquent la théologie doit se faire dans nos langues. C’est aussi un des buts des ouvrages que nous publions de montrer cette approche tout à fait différente.
Apic: Présentez-nous d’autres traits de la théologie africaine.
Bénézet Bujo: Prenons un exemple: quand on parle de l’enseignement sur l’Eglise, on voit que les Africains conçoivent de plus en plus leur ecclésiologie à partir de la famille africaine. Ce n’est pas la famille dans le sens européen du terme: pour l’Africain, la famille signifie les vivants, les morts et les enfants non encore nés. C’est notre réalité. Les vivants ici sont en lien avec les morts. Les morts sont intéressés à ce que la famille continue à vivre et qu’il y ait encore des enfants pour la suite. Ils sont reliés aux ancêtres, qui sont reliés aux vivants. Cela fait un tout, qui n’a rien à voir avec l’individualisme occidental.
On peut aussi devenir membres de cette famille par un « pacte de sang », par une alliance. Ce « pacte de sang » a même été intégré par le cardinal Malula dans sa congrégation diocésaine. Quand les religieuses thérésiennes font leurs voeux perpétuels à Kinshasa, elles doivent se piquer le doigt et le sang qui s’en écoule est épongé par un linge placé ensuite sur l’autel. On dit que c’est le pacte de sang avec le Christ. Il s’agit d’une inculturation de traditions africaines, comme dans le cas de la palabre. La thèse des théologiens africains
est qu’il n’y a pas un unique modèle d’Eglise, d’approche du Christ. La christologie peut être faite à partir des réalités africaines.
Apic: Avec ces publications, vous faites également un travail d’historien.
Bénézet Bujo: Dans un certain sens. Nous voulons relancer cette théologie noire, favoriser la prise de conscience de la culture africaine. Il s’agit de montrer ce qui s’est fait dans le passé et ce qui se fait encore aujourd’hui. Face à ceux qui prétendent que la théologie africaine n’existe pas, nous voudrions montrer la vivacité de cette théologie aujourd’hui encore. La plupart des théologiens dont on parle dans ces ouvrages sont encore vivants. Il faudrait les étudier si on veut prétendre connaître la théologie africaine.
C’est un fait que les productions théologiques africaines sont peu répandues. Notre publication en permet l’accès. Plusieurs approches et plusieurs modèles sont possibles. Cela peut enrichir tant les théologiens africains que les théologiens occidentaux. Au contraire de certains courants, j’estime qu’il ne faut pas confondre théologie et Révélation. JB
(*) Bénézet Bujo et Juvénal Illunga Muya (éd), Théologie africaine au XXIe siècle. Quelques figures, Vol. 2, Fribourg, Academic Press/Editions Saint- Paul Fribourg (Suisse), 2005, 267 p.
Ce livre est le second de trois volumes prévus pour montrer l’actualité et le dynamisme de la théologie africaine. Edité par deux théologiens du Congo RDC, Bénézet Bujo et Juvénal Illunga Muya (prêtre du diocèse de Kolwezi), l’ouvrage se veut oecuménique et ne se limite pas seulement aux théologiens catholiques. Il recueille les contributions de dix auteurs – dont quatre anglophones – qui sont des pionniers de la théologie africaine. JB
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