Ghana : Elmina, point de départ de la » Route de l’esclave »
Jacques Berset, de retour d’Elmina
Accra, août 2005. Un vent frais s’engouffre par la « Porte du non-retour », cet étroit passage qui nous permet d’entrevoir la mer qui lèche les épaisses murailles de la forteresse St-Georges d’Elmina. Construite sur la côte ghanéenne par les Portugais en 1482, elle est un lieu de mémoire. C’est par ici que passaient les cargaisons de « bois d’ébène » acheminées sur les bateaux négriers ancrés au large. Durant plus de 3 siècles, des êtres humains par millions vont être victimes du commerce triangulaire transatlantique.
Le « commerce triangulaire » – une mondialisation avant la lettre – va déraciner, de 1450 à 1870, quelque 13 millions d’Africains, la plus grande migration forcée d’êtres humains de toute l’histoire! Il permettait d’échanger de la verroterie, de la poudre à canon, des bien manufacturés, contre des êtres humains capturés à l’intérieur des terres d’Afrique. Ces esclaves étaient ensuite acheminés, enchaînés à fond de cale, au cours d’un pénible voyage à travers l’Atlantique pour être vendus aux planteurs du Nouveau Monde… quand ils ne mouraient pas en route! A leur retour, les navires négriers transportaient du sucre, des épices, du bois précieux, du café, du coton, du tabac et d’autres « produits coloniaux », très prisés en Europe.
Aujourd’hui Elmina – St-Georges de la Mine, comme l’appelaient les navigateurs portugais attirés dès la fin du XVe siècle par les mines d’or situées près de la côte – n’est plus qu’une modeste bourgade de pêcheurs située près de Cape Coast. Les Portugais furent les premiers Européens à s’installer sur cette langue de terre, qu’ils appelèrent la Côte-de-l’Or, impressionnés par les parures d’or des dignitaires Ashanti. Le château fort d’Elmina est la première structure permanente bâtie par les Européens au Sud du Sahara.
C’est là même que fut construite, précise notre guide, la première église chrétienne connue en Afrique noire, en dehors de l’Ethiopie. Christophe Colomb la visita d’ailleurs quelques années avant de « découvrir » l’Amérique. La forteresse blanche d’Elmina, sur le front de mer, est aujourd’hui un lieu de commémoration de la déportation des esclaves, là où fut « chosifié l’être humain », pour reprendre l’expression du poète martiniquais Aimé Césaire.
Un joyau de la tragique histoire coloniale
Elmina, conquise par les Hollandais en 1637 avec l’aide de troupes locales, fut leur quartier général jusqu’à qu’ils cèdent toutes leurs possessions aux Britanniques en 1872. La ville, qui compte aujourd’hui quelque 20’000 habitants, connaît un redémarrage grâce à l’UNESCO, qui a placé le fort sur sa liste du Patrimoine mondial. Un bon argument pour promouvoir le tourisme, encore sous-développé au Ghana. Il est question d’attirer un million d’étrangers d’ici 2007 et de faire de cette branche un des piliers de l’économie. En attendant, une ribambelle d’enfants assiège les bus de touristes, pour tenter de leur vendre quelque marchandise ou souvenir.
A l’intérieur de l’impressionnante forteresse d’un blanc défraîchi, on aperçoit immanquablement de grands cachots sans lumière. Les geôliers y entassaient durant des mois des centaines d’esclaves – hommes, femmes et enfants – capturés par les autochtones dans l’arrière pays.
Ces être humains étaient vendus aux Portugais puis aux Hollandais pour des cauris, des coquillages de porcelaine qui servaient de monnaie, des barres de fer, des fusils et de la munition, des miroirs, des couteaux, de la soie, des colliers de perle ou de la verroterie… Les prisonniers croupissaient de longs mois dans ces sombres prisons en attendant les bateaux des trafiquants européens qui les amèneraient, après un voyage éprouvant – et souvent fatal – vers les plantations du Nouveau Monde.
Au XVIIIe siècle, des milliers d’esclaves passaient chaque année par les geôles d’Elmina, précise encore notre guide. La Traite négrière, qui a duré plus de trois siècles, est l’une des pages les plus sombres de l’histoire, « une des plus grandes tragédies de l’humanité », lance-t-elle.
Ce commerce infâme, longtemps légitimé par l’Eglise et dont il est difficile aujourd’hui d’en mesurer l’insondable brutalité, a tissé des liens « forts et ambivalents » entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques, note l’UNESCO. L’an dernier, cette organisation de l’ONU a mis sur pied l’Année internationale de commémoration de la lutte contre l’esclavage.
Les manifestations ont été lancées par son Directeur général, le Japonais Koïchiro Matsuura, dans le port ghanéen de Cape Coast, qui fut justement l’une des plaques tournantes de la traite négrière, aujourd’hui site du Patrimoine mondial. L’UNESCO poursuit depuis une décennie son projet de « Route de l’esclave » destinée à explorer le passé commun de ces nations. Il vise à briser le silence en faisant connaître le commerce transatlantique des esclaves qui, vers 1530, a initié la « traite des nègres » vers l’Amérique.
Certes, l’histoire n’est pas faite que de bons d’un côté et de méchants de l’autre, nous a rappelé à l’occasion de cette visite commémorative une experte de l’histoire de l’esclavage, Akosua Adoma Perbi, qui enseigne à l’Université ghanéenne de Legon, à Accra (*). Les négriers européens traitaient en effet avec les souverains locaux: roi du Dahomey, roi des Ashantis.Ces derniers leur faisaient, contre espèces sonnantes et trébuchantes, livrer les esclaves sur la côte.
Les routes des esclaves, qui convergeaient vers Kumasi dès avant l’époque coloniale et alimentaient les ports côtiers, se prolongeaient au-delà des frontières. Le plus connu des marchés d’esclaves est Salaga, à mi chemin entre Accra et la frontière du Burkina Faso, mais on en trouvait dans presque toutes les régions du pays.
Le « fameux » commerce triangulaire, né d’une pénurie de main d’oeuvre dans le Nouveau Monde, a permis le transfert de millions d’Africains entre le début du XVIe et le milieu du XIXe siècle. L’historienne ghanéenne, qui s’occupe de ce thème depuis trente ans, rappelle que certaines régions du Ghana ont été dépeuplées par les razzias esclavagistes. Le développement de régions entières a ainsi été retardé par la déportation des couches les plus jeunes et les plus actives de la population. JB
(*) La professeure Akosua Adoma Perbi est l’auteure de l’ouvrage « A History of Indigenous Slavery in Ghana. From the 15th to the 19th Century », Sub- Saharan Publishers, Accra, Ghana, 2004
Encadré
« La Route de l’esclave », un projet de l’UNESCO
Le projet « La Route de l’esclave » a été lancé officiellement lors de la première session du Comité scientifique international de « La Route de l’esclave » en septembre 1994 à Ouidah (Bénin), une des anciennes plaques tournantes de la traite négrière dans le Golfe de Guinée.
Ce projet a un double objectif. D’une part, il veut briser le silence en faisant connaître la question de la traite négrière transatlantique et de l’esclavage, dans l’Océan Indien et en Méditerranée, ses causes profondes, ses modalités d’exécution.
Dautre part, il veut mettre en lumière, de manière objective, ses conséquences et, notamment les interactions entre tous les peuples concernés d’Europe, d’Afrique, des Amériques et des Caraïbes.
Aboli d’abord à Saint-Domingue (1793) et en dernier lieu à Cuba (1886) et au Brésil (1888), l’esclavage est interdit par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et par la Convention des Nations Unies relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage de 1956. Il continue cependant d’exister de nos jours, sous diverses formes: servitude pour dettes, travail forcé d’adultes et d’enfants, exploitation sexuelle des enfants, commerce et déplacement d’êtres humains, mariage forcé. Ainsi, selon l’ONG Anti-Slavery, la servitude pour dettes touche au moins 20 millions de personnes dans le monde. JB
Encadré
La Mission de Bâle contre l’esclavage au Ghana
Au XIXe siècle, les missionnaires protestants de la Mission de Bâle – actifs à l’époque au Ghana, Togo, Cameroun, Sud de l’Inde, Bornéo et Sud de la Chine – vont s’engager contre l’esclavage dans la colonie britannique de la Gold Coast, l’ancienne Côte-de-l’Or. Ce nom vient des nombreuses mines d’or du pays qui, avant d’être exploitées par les colons anglais, allemands, hollandais et français, étaient déjà utilisées par l’ethnie Ashanti, qui garde la tradition de splendides bijoux en or. Les envoyés de la Mission de Bâle furent également les grands promoteurs de la culture du cacao au Ghana et sont à l’origine de l’importante firme Basel Mission Trading Company (BTMC) fondée en 1854, puis en 1921 de l’Union Trading Company (UTC). Dès 1828 en effet, la Mission de Bâle s’installe au Ghana et combat le commerce des esclaves en développant la formation scolaire et professionnelle. Elle introduit à partir de 1858 la culture du cacao, dont le Ghana reste le deuxième exportateur mondial derrière la Côte d’Ivoire. Le Ghana figure aujourd’hui encore parmi les premiers partenaires commerciaux de la Suisse en Afrique, notamment pour l’importation du cacao, de l’or, des ananas et du bois, et pour l’exportation de machines et de produits chimiques. JB
Encadré
Au musée national d’Accra, une exposition sur le navire négrier Fredensborg
Dans une section du Musée National d’Accra, capitale du Ghana, une exposition de belle facture sur le navire négrier « Fredensborg » (Ironie, ce mot signifie Château de la Paix!) détaille le « commerce triangulaire »: c’est un don fait il y a quelques années par la Norvège au Ghana. On y découvre que les Scandinaves, contrairement à l’idée répandue, ont également participé au trafic d’esclaves, même si ce n’est pas dans les mêmes proportions que d’autres nations comme l’Angleterre, la France ou les Pays-Bas. Le Royaume du Danemark-Norvège, alors uni, alimentait ainsi ses colonies de Ste-Croix, St-Thomas et St-Jean, dans les Caraïbes. Il aurait importé « seulement » 100’000 esclaves d’Afrique.
C’est un plongeur norvégien, Leif Svalesen (*), qui découvrit en 1974, au large des côtes de Norvège, en bordure de l’île de Tromøy, près d’Arendal, les restes de cette fameuse frégate dont l’étude allait définitivement rétablir la vérité historique sur le trafic d’esclaves mené par le Royaume du Danemark-Norvège.
Ainsi, les restes du navire négrier allaient montrer que Copenhague transportait également des esclaves et participait comme d’autres nations européennes au commerce triangulaire. Le « Fredensborg », l’un des navires négriers dont l’histoire est l’une des plus documentées, qui participait à la traite négrière pour le compte de la « Danish West India Guinea Company » puis pour la « West India-Guinea Company », sombra au cours d’une tempête dans le Skagerrak le 1er décembre 1768, il y a plus de 200 ans.
Certes, le Royaume du Danemark-Norvège a été le premier pays européen à abolir l’esclavage en janvier 1792, l’interdiction de l’exportation danoise d’esclaves devant être effective dès le 1er janvier 1803. Cependant, durant les dernières années du « commerce légal », le Royaume s’est dépêché de convoyer 30’000 esclaves africains vers ses colonies du Nouveau Monde. Le commerce illicite s’est encore poursuivi depuis les forts danois du Ghana, notamment depuis celui de Fort Fredensborg, à Accra, jusque dans les années 1830-1840.
L’esclavage dans les colonies danoises des « Indes Occidentales » a été aboli après une rébellion, le 3 juillet 1848. En 1917, les colonies danoises des Caraïbes ont été vendues aux Etats-Unis et renommées Virgin Islands ou Iles Vierges, situées dans les Petites Antilles, à l’est de Porto Rico. L’UNESCO soutient le projet d’exposition du « Fredensborg », dans le cadre de son projet sur la Route de l’esclave. JB
(*) Leif Svalesen, The Slave Ship Fredensborg, Sub-Saharan Publishers, Accra, Ghana, 2000
Des photos d’Elmina peuvent être obtenues auprès de l’agence Apic: tél. 026 426 48 01 ou par courriel: jacques.berset@kipa-apic.ch (apic/be)
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