« Semence, prophète, chrétien engagé »
Jacques Berset, agence Apic
Fribourg, 5 février 2006 (Apic) Il y a 20 ans déjà, le 16 février 1986, Maurice Demierre tombait sous les balles terroristes de la contra à Somotillo, au Nicaragua. Au retour d’un chemin de croix pour la paix, le jeune coopérant bullois de 29 ans, au volant de sa camionnette Toyota, ramenait à la maison un groupe de femmes et d’enfants, et ce fut l’embuscade meurtrière à la sortie du village. Cinq femmes allaient perdre la vie avec lui.
Ce jeudi 9 février, une délégation d’une quarantaine de personnes – organisée par l’ONG romande E-Changer – anciennement Frères sans Frontières (FSF) – et l’Association Maurice Demierre (AMD) – s’envole pour le Nicaragua. Durant une dizaine de jours, ces compagnons et amis de Maurice Demierre participeront aux cérémonies d’anniversaire, rencontreront des personnalités politiques, religieuses et sociales nicaraguayennes, ainsi que des volontaires et coopérants suisses au Nicaragua.
Maurice, toujours vivant dans la mémoire des pauvres
E-Changer compte aujourd’hui 7 coopérants dans ce pays d’Amérique centrale, qui travaillent dans le domaine de l’éducation, la promotion des coopératives et la planification territoriale. La délégation sera accompagnée par le groupe théâtral « Les ArTpenteurs », emmené par Chantal Bianchi, compagne d’alors de Maurice, qui présentera dans plusieurs endroits une création « en hommage aux vivants et à Maurice », intitulée « Celle qui reste ».
Aujourd’hui, le souvenir de Maurice ’ »el Suizo » est toujours vivant parmi les pauvres de cette région de collines verdoyantes. Malgré les attaques qui décimaient alors la population, il avait choisi de rester avec « ses » communautés paysannes du nord-ouest du Nicaragua. Il était sur le point d’achever son contrat avec le mouvement chrétien FSF.
Torpiller tout espoir de changer les choses
Mais c’était sans compter sur les bandes armées de la contra, financées par une administration américaine emmenée par le très anticommuniste président Ronald Reagan, désireux de torpiller la révolution nicaraguayenne. La même année que Maurice, trois autres militants « internationalistes », le Vaudois Yvan Leyvraz, le Français Joël Fieux et l’Allemand Berndt Koberstein, tombaient sous les balles de ces groupes « contre-révolutionnaires », souvent composés de pauvres des campagnes payés par ceux qui ne voulaient pas que les choses changent. Sans compter les milliers de Nicaraguayens qui perdirent la vie de cette façon: femmes, enfants, médecins, instituteurs, ingénieurs, paysans: tout simplement la terreur, à la manière des « Khmers rouges », au nom de la « démocratie », quand ce n’était pas du « christianisme ». Un des assassins de Maurice avait même perdu sa bible, avec sur la dernière page blanche la liste de ceux qu’il avait déjà tués.
Au milieu de la place de Somotillo, une modeste tombe: celle de Maurice Demierre, avec cette simple épitaphe: « Semence, prophète, chrétien engagé ». A l’exemple de centaines d’autres Européens solidaires de la révolution sandiniste qui avait succédé à la dictature d’Anastasio Somoza, le Fribourgeois avait choisi de se mettre au service des coopératives paysannes chrétiennes du BiP-BC, le « Bloque intercomunitario pro bienestar cristiano ».
Dans les années 80, le modèle de révolution sociale du Nicaragua, matinée d’un pluralisme certain (puisque l’opposition soutenue par les Américains a pu arriver au pouvoir par les urnes!), attirait de nombreux volontaires d’un peu partout.
Ils venaient soutenir un peuple qui, au sortir de la sanglante dictature de Somoza, rêvait d’émerger enfin de sa misère ancestrale. Mais le pays allait entrer dans une période de guerre usante qui allait durer dix ans et faire plus de 30’000 morts.
Vingt ans après, la foi reste bien présente
Dans son modeste appartement de Bulle, à la rue de la Berra 23, Jacqueline Demierre, la maman de Maurice, nous parle de son fils avec de la lumière dans les yeux. C’est comme s’il était encore là, vingt ans après ! A l’évidence, Maurice est présent en ces lieux. Le voilà, cheveux longs bouclés, sur un cheval, pipe à la bouche, au milieu des paysans nicaraguayen, avec sa compagne Chantal. De nombreuses photos ornent le salon, à côté des fleurs et des arbres que Jacqueline aimait aller peindre dans les pâturages, près du chalet de Terre-Rouge d’en-bas, dans la vallée du Petit-Mont. C’est là que la jeune jociste se rendait avec ses camarades de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne pour retaper un chalet en ruines.
La foi chevillée au corps – elle fait toujours partie du « Groupe Partage », l’ancien « Groupe missionnaire » de la paroisse de Bulle – , c’est certainement cela qui lui a permis de surmonter la douleur de perdre un fils aimé, ce jour fatidique de février 1986. C’est d’ailleurs ce Groupe qui a encouragé Jacqueline Demierre à se rendre au Nicaragua avec sa belle-fille, Anne-Claude, fournissant une aide financière à chacun des membres de la famille qui voulait se rendre à Somotillo pour commémorer, avec les habitants du lieu, la mémoire du volontaire suisse assassiné avec cinq Nicaraguayennes des environs.
Anne-Claude Demierre, qui vient d’achever son année de présidence du Grand Conseil fribourgeois, tenait également à se rendre sur la tombe de Maurice. Elle participera au voyage organisé du 9 au 19 février par E-Changer et par l’association « Les Amis de Maurice Demierre » (*). Plusieurs parlementaires suisses et fribourgeois feront également le déplacement, dans le but de commémorer cette fin tragique, de prendre conscience de la situation du pays aujourd’hui et de visiter des projets de coopération.
Le couronnement d’un engagement pour la justice sociale
La députée socialiste touraine voit sa participation à la délégation, qui comptera une quarantaine de personnes (**), comme une sorte de « couronnement » naturel de son engagement pour la justice sociale, ici et dans le reste du monde: « Maurice a marqué tout mon engagement politique, et si j’ai fait tout ce parcours, c’est grâce à lui. Je me souviens de son rayonnement, de ses liens avec divers milieux, que ce soit dans le monde paysan ou dans les mouvements chrétiens; il avait semé partout des graines d’espérance. »
Le militant bullois, ancien objecteur de conscience – il souhaitait servir les autres sans armes -, voulait aussi que ces graines portent leur fruit, c’est pourquoi il avait dit un jour: « S’ils me tuent, laissez-moi au Nicaragua. Mais qu’on ne m’enterre pas trop profond. Je veux être de l’humus qui fertilise la terre ».
La mort de Maurice, il semble que c’est hier, car depuis vingt ans, il est toujours présent parmi nous. Jacqueline Demierre regarde le tableau au mur, où son fils sourit, les yeux grands ouverts sur la vie. Elle évoque son premier voyage au Nicaragua, six mois après la mort de Maurice: il y avait partout des écoles, ceux qui savaient enseignaient aux autres, les paysans pouvaient obtenir des micro-crédits, les petites gens partageaient. Depuis la chute du gouvernement sandiniste, c’est le libéralisme triomphant, maintenant, l’école est devenue payante, sans compter les uniformes, le matériel, les repas.
« On a vite vu une dégradation de la situation de la population des campagnes, c’est pourquoi on a décidé de fonder ’l’Association Maurice Demierre.et la vie continue’ avec Chantal Bianchi et son frère Claude », poursuit Jacqueline.
L’association cherche des parrains en Suisse, pour aider là-bas, par des bourses, une quarantaine de jeunes ruraux à accéder à l’éducation et à la formation. Elle soutient aussi de petits projets agricoles en faveur de l’environnement. Il s’agit surtout de favoriser l’auto-développement, pour que ces familles puissent subvenir elles-mêmes à leurs besoins, en vendant leur production dans les villes. « Beaucoup, au Nicaragua, repose sur les épaules des femmes. », relève la Bulloise. JB
Encadré
Le troisième pays le plus pauvre des Amériques
Si les conflits armés ont cessé au tout début des années 90 et que le Nicaragua compte désormais parmi les démocraties, les politiques d’ajustement structurel et l’imposition de l’économie libérale a aggravé la pauvreté, qui touche près de la moitié de la population, en particulier les enfants et les femmes. Le pays est le troisième plus pauvre des Amériques, après Haïti et le Honduras.
Avec ses 5,1 millions d’habitants et ses 130,373 km2, c’est le pays le plus vaste d’Amérique Centrale en superficie. Le pays connaît un taux annuel d’accroissement démographique de 2,7 % et sa population est très jeune: 53 % des habitants ont moins de 18 ans. Le 45 % de l’ensemble des revenus du pays va aux 10 % les plus riches, alors que 14 % seulement est destiné aux plus pauvres. Avec un produit national brut par habitant de 453 dollars, le Nicaragua est le troisième pays le plus pauvre des Amériques. La pauvreté touche plus de 2,3 millions de personnes, dont près de 900’000 vivent dans la pauvreté absolue, essentiellement dans les régions du Centre et de l’Atlantique.
Un enfant sur trois est atteint de malnutrition chronique à un degré ou à un autre, et 9 % d’entre eux souffrent de malnutrition aiguë. Les grossesses d’adolescentes représentent une naissance sur quatre au plan national. Le nombre de personnes ayant accès à l’eau salubre et à l’assainissement reste faible, en particulier dans les zones rurales et les zones peu densément peuplées. La pauvreté a des répercussions sur la fréquentation scolaire, beaucoup de familles n’étant pas en mesure d’assumer les coûts directs ou cachés. La pauvreté aboutit également au travail des enfants, qui est le lot de près de 200’000 enfants et adolescents. JB
Encadré
Pour garder la mémoire de Maurice Demierre: trois projets en cours
Les réalisateurs vaudois Stéphane Goël et Claude Bianchi, de l’association Climage, vont tourner le documentaire « Que viva Mauricio Demierre » pour la télévision suisse romande, tandis que Chantal Bianchi a préparé « Celle qui reste », un spectacle de cabaret théâtre de la troupe « Les ArTpenteurs » en hommage à Maurice Demierre. Jouée par Olivier Mäusli et Chantal Bianchi, accompagné par Corinne Galland, Bertrand Graz et Paco Lobo (musique et chant) et mise en scène par Thierry Crozat, cette pièce, qui se veut un « hommage aux vivants », selon Chantal Bianchi, pose la question: « l’art est-il un acte de résistance ? ».
Déjà jouée les 27 et 28 janvier au Théâtre de l’Echandole à Yverdon-les-Bains, elle le sera aussi le 16 février au Nicaragua, sur la tombe même de Maurice Demierre, à Somotillo, puis dans la capitale Managua, en Romandie et enfin à Bulle lors de la journée de commémoration du 25 mars. Cette pièce bénéficie du soutien du Centre de compétence pour la politique étrangère culturelle du Département fédéral des Affaires étrangères de la Confédération.
L’Association Maurice Demierre, pour sa part, a obtenu une subvention de 4’000 francs de la commune de Bulle pour mettre sur pied cette journée, où sont prévus avant la pièce des « ArTpenteurs » une table ronde, avec des membres de la délégation qui se rend au Nicaragua, une soupe de chalet, des extraits de films ainsi qu’une participation du groupe vocal « Lundi 7heures », de Pierre Huwiler.
Le troisième volet des commémorations des 20 ans de la mort du volontaire bullois sera l’édition du livre provisoirement intitulé « Bulle – Nicaragua, Maurice est toujours vivant ». Cet ouvrage, subventionné par les Affaires culturelles du canton de Fribourg, devrait reprendre une partie du livre de Chantal Bianchi, « Un peuple, une passion », publié en 1987 aux éditions La Thièle, et l’enrichir du carnet de route que réalisera au Nicaragua le metteur en scène Thierry Crozat, et d’une analyse de la situation actuelle en Amérique Centrale et au Nicaragua. JB
(*) L’Association Maurice Demierre. et la vie continue a été fondée le 29 mai 1999 à Bulle. Bien vivante, elle regroupe une centaine de membres, notamment dans le canton de Fribourg et le canton de Vaud. L’idée de départ était d’aider des enfants de paysans par des parrainages, afin qu’ils puissent fréquenter l’école primaire et secondaire. Actuellement, l’association cherche davantage à aider plus globalement des projets éducatifs et de production au niveau local.
(**) La délégation suisse comportera notamment deux conseillers nationaux – le Vaudois Luc Recordon (Les Verts) et la Genevoise Maria Roth-Bernasconi (socialiste, membre de la Commission de gestion du Conseil national) – et trois parlementaires socialistes fribourgeoises, à savoir Anne-Claude Demierre (La Tour-de-Trême), Antoinette Romanens (Bossonnens) et Bernard Bavaud (Fribourg). Elle sera accompagnée par un groupe de paysans fribourgeois proches de l’AMD. (apic/be)
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