A la base du raisonnement de tout musulman, le droit islamique
Jacques Berset, agence Apic
Lausanne, 27 février 2006 (Apic) A la base du raisonnement de tout musulman, qu’il soit modéré ou fondamentaliste, on trouve le droit islamique. De même que l’affirmation que « le pouvoir législatif appartient à Dieu ». Et cela, autant le savoir pour éviter les incompréhensions quand des démocrates, adeptes de la pensée occidentale, dialoguent avec des musulmans.
C’est ce que nous fait comprendre, sans polémique et en toute objectivité, le chercheur Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh, responsable du droit arabe et musulman à l’Institut suisse de droit comparé de Lausanne (*). Ce défenseur des droits de l’homme connu bien au-delà des frontières de la Suisse et de l’Europe, expose en effet dans son dernier ouvrage intitulé « Introduction à la société musulmane », paru aux Editions Eyrolles, à Paris, les fondements de la pensée islamique et surtout du droit musulman.
Les peuples musulmans doivent parcourir un long chemin pour se moderniser
Cet ouvrage de référence décrypte les fondements, les sources et les principes de la société musulmane, en abordant toutes les tendances au sein de l’islam, y compris les sectes minoritaires. Il a le mérite d’expliquer clairement aux lecteurs occidentaux le droit islamique et le chemin que les peuples musulmans doivent parcourir pour se moderniser. Mais ce n’est pas sans danger, notamment pour les musulmans: toute critique à l’égard du droit musulman, considéré comme le droit le plus parfait, met en effet en danger son auteur.
C’est que les islamistes n’aiment pas qu’on leur rappelle l’existence dans la shari’ah (droit musulman) de règles inconciliables avec la démocratie et les droits de l’homme. Dans la mesure où l’essentiel de leur programme est le retour au droit musulman dont ils refusent toute révision, ils préfèrent que certaines normes soient couvertes par l’oubli.jusqu’au jour où ils prendront le pouvoir, relève dans la préface de l’ouvrage l’ancien ministre tunisien de l’Education Mohamed Charfi, professeur émérite à la Faculté de droit de Tunis.
Le droit musulman régit toute la vie du croyant
Qu’est-ce que le droit musulman? Ce droit repose sur le Coran, sur la Sunna et sur les interprétations des spécialistes de la loi, et il régit toute la vie du croyant. Conçu par un fin connaisseur de l’islam, l’ouvrage de Sami A. Aldeeb décrypte les fondements, les sources et les principes de la société musulmane. Des références religieuses à l’élaboration du système juridique, en passant par les débats qui sous-tendent l’actualité, il permet à quiconque s’intéresse à la culture musulmane d’en percevoir la cohérence et d’en comprendre les exigences.
Ce qu’il faut d’abord savoir, c’est que pour les musulmans, le pouvoir législatif appartient à Dieu et que les sources du droit musulman sont essentiellement le Coran et la Sunna. En principe, il y a trois manières de concevoir la loi: en tant qu’émanation d’un dictateur, en tant qu’émanation du peuple, par voie démocratique directe ou indirecte, et en tant qu’émanation de la divinité, soit directement à travers la révélation transmise à un prophète, soit indirectement à travers les autorités religieuses censées représenter la divinité sur terre.
Sami Aldeeb relève que la conception de la loi en tant qu’émanation de la divinité se trouve chez les juifs et chez les musulmans « pour ne citer que ces deux groupes ». Et d’affirmer que cette conception est presque inexistante chez les chrétiens. Bien que provenant de la tradition juive, « Jésus était peu enclin au respect de la loi telle que dictée par la Bible » et il avait annulé la loi du talion présente dans la Bible. Le juriste suisse rappelle la fameuse phrase de Jésus sur laquelle on base la séparation entre la religion et l’ »Etat: « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22:21), et le fait que les chrétiens adoptèrent le droit romain. Le jurisconsulte Gaius (décédé vers 180 après J.-C.) définit la loi comme étant « ce que le peuple prescrit et établit ». Le système démocratique moderne est basé sur cette conception de la loi, insiste Sami A. Aldeeb.
Chez les juifs, la loi se trouve dans la Bible
Chez les juifs, la loi se trouve dans la Bible, notamment dans les cinq premiers livres attribués à Moïse. Ce dernier était un chef d’Etat et devait à ce titre gérer la société. Il ne le faisait pas en son nom, mais au nom de la divinité qui lui inspirait la loi. Cette loi révélée s’impose au croyant juif en tout temps et en tout lieu. La Bible est complétée principalement par la Mishna (rédigée entre 166 et 216) et son commentaire, le Talmud (dont on connaît deux versions: celle de Jérusalem, rédigée à Tibériade et terminée vers la fin du 4e siècle, et celle de Babylone, rédigée à Babylone vers le 5e siècle).
La Mishna et le Talmud sont considérés comme la Bible orale; ils comportent l’enseignement des autorités religieuses juives. On lit ainsi dans la Bible: « Tout ce que je vous ordonne, vous le garderez et le pratiquerez, sans y ajouter ni en retrancher (Dt 13:1) », « Les choses révélées sont à nous et à nos fils pour toujours, afin que nous mettions en pratique toutes les paroles de cette loi (Dt 29:28) et « C’est une loi perpétuelle pour vos descendants, où que vous habitiez (Lv 23:14) ».
Sami Aldeeb cite encore Maïmonide, le plus grand théologien et philosophe juif décédé au Caire en 1204, qui invoque ces versets et écrit : « C’est une notion clairement explicitée dans la loi que cette dernière reste d’obligation éternelle et dans les siècles des siècles, sans être sujette à subir aucune variation, retranchement, ni complément ». Celui qui prétendrait le contraire devrait être, selon Maïmonide, « mis à mort par strangulation ». Ce châtiment est prévu aussi à l’encontre de celui qui « abolit l’un quelconque des commandements que nous avons reçus par tradition orale », comme à l’encontre de celui qui en donne une interprétation différente de l’interprétation traditionnelle, même s’il produit un signe affirmant qu’il est un prophète envoyé par Dieu.
Le message de Mahomet constitue un retour à la conception biblique de la loi
Alors que les chrétiens allaient s’inspirer du droit romain, le message de Mahomet constitue un retour à la conception biblique de la loi, dont il reprend de nombreuses normes (p. ex. la loi du talion). Les juristes musulmans utilisent le terme législateur pour désigner exclusivement Dieu, le seul en mesure de fixer des lois. Cette conception est déterminée par le Coran qui dit: « Je m’appuie sur une preuve évidente de la part de mon Seigneur, et vous avez traité cela de mensonge. Ce que vous voulez hâter ne dépend pas de moi. Le jugement n’appartient qu’à Allah: Il tranche en toute vérité et Il est le meilleur des juges ».
Ainsi, selon le Coran, c’est Dieu qui décide ce qui est licite et ce qui ne l’est pas. Par conséquent, les savants religieux musulmans reconnaissent unanimement que le Législateur suprême est Dieu. C’est lui qui est la source des prescriptions, qu’elles soient énoncées explicitement dans les textes révélés à ses prophètes et, notamment à Mahomet, ou que les savants religieux les en extraient ou les en déduisent par analogie.
Etymologiquement, le terme islam signifie la soumission. C’est le nom qui a été donné à la religion des adeptes de Mahomet. Ces derniers sont nommés muslimun (soumis). Cette religion proclame la soumission à la volonté de Dieu telle qu’exprimée dans le Coran et les récits de Mahomet, les deux sources principales du droit musulman.
Huit siècles après Maïmonide, le cheikh Muhammad Mitwalli Al-Sha’rawi (décédé en 1998), personnalité religieuse et politique égyptienne, mort au Caire en 1998, professe pratiquement la même conception de la loi que son compatriote juif. Il explique que « la révélation est venue trancher les questions sujettes à divergence, libérant ainsi l’homme de la peine de les résoudre par la discussion ou par des expériences répétitives épuisantes. Le musulman n’a pas à chercher en dehors de l’islam des solutions à ses problèmes, puisque l’islam offre des solutions éternelles et bonnes dans l’absolu ».
Al-Sha’rawi regrette de n’être pas le responsable de ce pays – l’Egypte – ou la personne chargée d’appliquer la loi de Dieu, car il donnerait un délai d’une année à celui qui rejette l’islam, lui accordant le droit de dire qu’il n’est plus musulman. « Alors je le dispenserais de l’application du droit musulman en le condamnant à mort en tant qu’apostat ».
Cette menace de mise à mort proférée par Al-Sha’rawi n’est pas simple rhétorique. Rashad Khalifa, qui mettait en doute la Sunna, a été considéré comme apostat et a été assassiné en 1990.
Muhammad Mahmud Taha, fondateur des Frères Républicains au Soudan, a prôné une théorie selon laquelle seule la première partie du Coran, révélée à La Mecque, était de caractère obligatoire, la deuxième partie, révélée à Médine, étant dictée par des raisons conjoncturelles et politiques. Il a été condamné à mort par un tribunal soudanais et pendu le 18 janvier 1985. En Egypte, Faraj Fodah a été assassiné le 8 juin 1992 par un fondamentaliste musulman, pour avoir attaqué dans ses écrits l’application du droit musulman.
Le professeur Abu-Zayd, de l’Université du Caire, a tenté une interprétation libérale du Coran. Un groupe fondamentaliste lui a intenté un procès pour apostasie. L’affaire est arrivée jusqu’à la Cour de cassation, qui confirma sa condamnation le 5 août 1996 et requit la séparation entre lui et sa femme, un apostat ne pouvant pas épouser une musulmane. Le couple a dû s’enfuir d’Egypte et demander l’asile politique en Hollande par peur de se faire tuer.
L’obligation d’appliquer le droit musulman, avec une conséquence fatale en cas de refus, peut couvrir des matières illimitées, même très controversées. La position musulmane susmentionnée a pour corollaire l’absence du concept de la souveraineté du peuple chez les musulmans, concept clé pour toute démocratie, car « le pouvoir législatif appartient à Dieu ». Plus d’un auteur contemporain musulman rejette ainsi catégoriquement l’idée que la souveraineté législative appartienne à la nation.
Attirer l’attention des politiciens et des juristes occidentaux
L’Etat, dans cette situation, a la tâche d’appliquer le droit musulman que Dieu a ordonné de suivre. « Il ne saurait abroger ce droit car, ayant été révélé, il ne peut être abrogé que par une révélation », écrit Sami Aldeeb. Par conséquent, même si de nombreux pays musulmans ont abandonné le droit musulman, en partie ou en totalité, ils n’ont pas pu l’abroger. « Le droit musulman est simplement mis à l’écart, avec le risque constant de le voir resurgir ».
Avec son livre, Sami Aldeeb veut attirer l’attention des politiciens et des juristes occidentaux qui ignorent la conception du droit des musulmans, ce qui provoque des incompréhensions dangereuses. La matière qui se trouve dans son ouvrage est enseignée dans toutes les Facultés de droit et de science des religions des pays arabes et musulmans, mais ce fondement du droit islamique est très rarement enseigné en Occident. A l’Université d’Al-Azhar, au Caire, les étudiants sont tenus d’étudier cette matière, même s’ils sont en médecine! « C’est avec cela qu’ils vont former leur façon de voir le monde et la société. »
C’est un ouvrage pour les Occidentaux, souligne le chercheur, mais également pour les musulmans. Afin qu’ils sachent qu’il y a véritablement une différence de conception entre eux, qui se base sur ce que l’on appelle en arabe usul a-fiqh, les fondements ou racines du droit. Cette matière a été définie déjà au VIIIe-IXe siècle, et cela n’a jamais été modifié jusqu’à aujourd’hui. « On peut changer toute la superstructure – le droit positif moderne – , mais l’infrastructure – le droit islamique – reste, c’est la norme de base, ce qui est déterminant, notamment pour les fondamentalistes ».
Aucune loi occidentale ne peut rivaliser avec le droit musulman
Seuls quelques dissidents contestent cette manière de voir et affirment que les lois sont faites par les hommes et non par Dieu, mais leurs ouvrages ne sont pas disponibles, et encore moins enseignés dans les écoles. « Un étudiant en droit en Egypte va étudier le code civil égyptien, qui est inspiré du droit occidental, mais une heure après, il va dans des cours d’usul a-fiqh où on lui apprend que celui qui fait les lois, c’est Dieu, que la meilleure loi du monde, c’est le droit musulman. on est en plein schizophrénie! » Ainsi, dans cette conception, aucune loi occidentale ne peut rivaliser avec le droit musulman.
L’Etat applique la loi civile qu’il a faite, mais en même temps, il continue à enseigner aux étudiants la loi islamique, considérée comme supérieure. C’est une contradiction permanente, dont profitent les islamistes. Dans les pays occidentaux, les musulmans ne changent pas leur état d’esprit, affirme l’auteur: « pour eux, le droit islamique est supérieur au droit positif, et devrait s’appliquer partout, en tous temps et en tous lieux », et ils attendent l’occasion favorable de pouvoir mettre en oeuvre cette conception.
Pour la plupart des musulmans qui vivent en Occident, insiste le juriste de Lausanne, « Dieu dit autrement que ce que dit l’Etat », par exemple en ce qui concerne le refus de la mixité des genres dans les piscines, l’exigence de cimetières musulmans. « Même le droit bancaire doit être modifié, car l’islam interdit l’intérêt. » Avec la présence accrue de musulmans dans les pays occidentaux, le risque est grand qu’ils en viennent à exiger le changement des lois.
Un musulman ne doit obéir qu’à la loi islamique
« S’ils deviennent majoritaires, ils demanderont l’application de la loi islamique, car le droit impose aux musulmans non seulement de croire et de prier, mais également d’appliquer le droit islamique. Selon le droit musulman, un musulman ne doit obéir qu’à la loi islamique, ne se soumettre qu’à un juge et à un pouvoir musulman ». Tant qu’ils sont minoritaires, il n’y a pas de danger, estime Sami Aldeeb, mais dès qu’ils deviendront majoritaires, ils voudront faire valoir leur conception du droit!
Et pour lui, il n’y a pas de différence sur les principes entre modérés et fondamentalistes: les fondements du droit sont enseignés à tout le monde de la même façon et la manière de raisonner est la même. Autant le savoir ! JB
(*) Sami Aldeeb, « Introduction à la société musulmane: fondements, sources et principes » (Eyrolles, Paris, 2005, 464 pages. Premier chapitre et table des matières dans http://www.eyrolles.com/Accueil/Livre/9782708134249/
Sami Aldeeb est docteur en droit de l’Université de Fribourg, expert en droit arabe et musulman et responsable de ces domaines à l’Institut suisse de droit comparé à Lausanne. Chrétien d’origine palestinienne, citoyen suisse. Il est également professeur invité à la Faculté d’Aix-Marseille III et l’auteur de nombreux ouvrages et articles sur le droit arabe et musulman et le Proche-Orient. Voir liste certains écrits dans: http://groups.yahoo.com/group/sami/ (apic/be)
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