Apic interview
« Jamais nous ne proposons aux hindous de se convertir »
Bernard Bovigny, Apic
Marly, 26 mai 2006 (Apic) Sr Bernadette Pinto, de la congrégation de St-Joseph de Cluny à Pondicherry, était de passage à la mi-mai à Marly, près de Fribourg. Elle a rendu visite aux membres de l’association de solidarité qui soutient l’orphelinat que tient sa communauté à Kurumbagaram en Inde.
Chaque jour, l’actualité du « sous-continent » indien et de son milliard d’habitants est marquée par les conflits interethniques ou interreligieux. Le Tamil Nadu, dans le sud du pays, ne fait pas exception avec sa loi anti-conversions qui vise avant tout les chrétiens. Le point sur la place de l’Eglise catholique, et les initiatives sociales de la Congrégation de St-Joseph de Cluny, avec Sr Bernadette, ancienne supérieure provinciale en Andhra Pradesh, aux îles Andaman et au centre du Tamil Nadu.
Apic : La cohabitation entre religions ne se passe pas toujours bien en Inde : violence hindouiste dans le Gujarat, discrimination à l’égard des chrétiens de basse caste, loi contre les conversions dans plusieurs Etats, . Qu’en est-il dans le Tamil Nadu ?
Sr Bernadette : Au niveau de la population, la cohabitation se passe très bien entre les différentes religions. Le problème ne concerne qu’une petite minorité, très influente, qui mélange politique et religion. Ces personnes profitent de l’analphabétisme des plus pauvres et cherchent à les garder en situation de précarité afin de mieux profiter d’eux.
C’est là qu’intervient l’Eglise. Nous cherchons à enseigner et à éduquer ceux qui n’ont pas pu bénéficier d’une scolarité régulière et surtout les membres des basses castes. Cela constitue un important changement par rapport aux premiers missionnaires arrivés en Inde, qui espéraient transformer la société en centrant leurs efforts sur les gens les mieux placés.
Apic : La conception chrétienne de l’être humain est souvent en décalage avec celle des hindouistes, fortement marquée par la réincarnation, donc par la fatalité .
Sr Bernadette : Oui, nous devons beaucoup lutter contre ces tendances et faire ressurgir la dignité humaine de chaque personne. Dans ce sens, nous sommes totalement dans la lignée de la fondatrice de notre congrégation, Anne-Marie Javouhey, qui a participé à la libération de centaines d’esclaves en Guyane.
Apic : Quel message adressez-vous à vos communautés religieuses pour en même temps accomplir votre mission d’évangélisation et respecter les autres croyances ?
Sr Bernadette : Notre mot d’ordre est : dialogue interreligieux. Nous formons nos soeurs dans ce sens. Nous leur faisons découvrir tout ce que nous pouvons y trouver de beau et de bon dans les autres religions.
Apic : Mais osez-vous proposer à des hindous de devenir chrétiens ?
Sr Bernadette : Non, jamais. Nous formons des groupes de dialogue interreligieux, où chacun partage ses convictions. Mais jamais nous ne proposons aux autres de se convertir. Si conversion il y a, ce sera peut-être à la suite de notre témoignage.
L’Etat du Tamil Nadu a adopté une loi anti-conversion. Chacun est libre de quitter sa religion pour en adopter une autre, mais cela doit se faire sans pression de qui que ce soit.
Apic : Comment les hindous et les musulmans réagissent-ils face aux activités des institutions sociales de l’Eglise catholique (orphelinats, maisons de santé, .) ?
Sr Bernadette : En général, tout ce que fait l’Eglise est très apprécié. Mais lorsque nous accomplissons un travail de type social – dans la lutte pour la justice et la dignité de chacun – il y a des montagnes à passer. Nous devons lutter contre une mentalité défaitiste et fataliste. Les plus pauvres ne sont pas habitués à défendre leur dignité et à revendiquer leurs droits.
Un exemple parmi tant d’autres : Le gouvernement fait apporter des sacs de riz dans une région sinistrée. Le chauffeur de camion demande de l’argent aux habitants, qui ne possèdent presque rien, contre sa livraison. Nos religieuses interviennent et font comprendre au chauffeur que le riz doit être livré sans paiement. Celui-ci repart. Les soeurs contactent le gouvernement pour lui présenter l’affaire. Finalement, le camion refait son apparition le lendemain et le chauffeur livre gratuitement les sacs de riz. La population locale n’aurait jamais osé intervenir de cette façon. Sans les soeurs, les habitants de la région auraient payé ce riz auquel ils avaient droit.
Apic : Parlons un peu de cet orphelinat de Kurumbagaram, soutenu par la paroisse de Marly et une association de solidarité. Pourquoi n’accueille-t-il que des filles ?
Sr Bernadette : Les parents envoient beaucoup plus facilement les garçons à l’école que les filles. Notre orphelinat accueille également des orphelines de père ou de mère, et aussi des filles dont les parents n’ont pas les moyens de s’occuper. Il leur donne ainsi la possibilité d’avoir une éducation et un enseignement.
Il n’est pas dans la mentalité, en Inde, de mélanger garçons et filles dans les maisons d’accueil. Notre congrégation tient aussi des centres qui hébergent uniquement des garçons.
Apic : Que deviennent ces filles après leur séjour dans votre orphelinat et votre école ?
Sr Bernadette : Avec l’association de solidarité avec l’orphelinat de Kurumbagaram, à Marly, nous avons lancé un projet de bourse de formation pour les filles qui en ont l’envie et les capacités. Elles peuvent devenir enseignantes, infirmières ou aide-infirmières. Les premières qui ont bénéficié de cette aide terminent actuellement leur formation.
Apic : L’Etat du Tamil Nadu est surnommé « le grenier de l’Inde » en raison de ses rizières à perte de vue. Alors pourquoi une bonne partie de la population vit-elle dans une situation précaire ?
Sr Bernadette : La plus grande partie des habitants des villages travaillent pour les propriétaires de champs. Leur salaire suffit juste à nourrir leur famille. Et lorsqu’il n’y a pas de pluie, il n’y a pas de travail, donc pas de rémunération. La région est riche en agriculture, mais c’est le partage qui ne fonctionne pas.
Un autre motif de pauvreté est le manque total de sens de l’épargne de la population. Les habitants n’ont pas l’habitude de mettre leur argent de côté. Ils peuvent dépenser des sommes importantes pour la dot de leur fille ou des célébrations, ou pour des dépenses spéciales comme des soins hospitaliers. Ils empruntent des sommes importantes à leur propriétaire et s’endettent à des taux très élevés. Ils deviennent en quelque sorte leur esclave.
Autre fléau qui gangrène nos villages : l’alcoolisme. Certains travailleurs boivent à outrance et dépensent ainsi l’argent gagné durant la journée. Avec des conséquences désastreuses : violence domestique, fatigue au travail, malnutrition des enfants, etc .
Pour aider la population à mener à bien des projets, notre congrégation a mis en place des groupes d’entraide (« Self help groups »), formés uniquement de femmes. Elles se cotisent chaque mois pour aider l’une d’entre elles à réaliser un projet à rendement direct et rapide : achat d’une chèvre, confection de galettes de riz, etc . Devant le succès de ce projet, nous allons maintenant commencer avec des groupes d’hommes. BB
Encadré :
L’association dans les grandes lignes
Forte de 130 membres, l’Association de solidarité avec l’orphelinat de Kurumbagaram a été fondée à Marly en 1989. Elle soutient financièrement des réalisations à but social dans ce village du Tamil Nadu et dans la région. Elle est présidée depuis plus de 10 ans par le nouveau syndic de Marly, Jean-Pierre Helbling. Pour sa part, la paroisse de Marly consacre trois quêtes annuelles permettant de servir un repas journalier à plus de 300 élèves de l’école voisine de l’orphelinat, également tenue par les Soeurs de St-Joseph.
L’association cherche également à créer des liens d’amitié entre enfants, jeunes et adultes de Marly et de Kurumbagaram, à travers des échanges de correspondance et de dessins, et des visites réciproques.
Parmi les très nombreux chantiers et réalisations financés par l’association figurent notamment : 1985, assainissement de l’orphelinat qui accueille quelque 40 jeunes filles ; dès 1989, soutien à l’école pour l’achat de matériel scolaire ; secours d’urgence en 1991 et en 1993 aux victimes du passage d’un typhon ; 1993-1994, construction d’une aile supplémentaire à l’école ; 1997 et 2004, participation à l’achat d’un bus scolaire ; 1998, construction d’un étage supplémentaire à l’orphelinat ; 2000, réfection totale de la crèche (école enfantine) ; 2002, assainissement d’un terrain marécageux de 4287 m2 devenu place de jeu ; 2003, réfection et agrandissement des toilettes de l’école et construction d’une fosse septique ; 2004 création d’une fondation pour l’aide à la formation.
Informations plus détaillées sur le site internet : www.kurumbagaram.org
(apic/bb)
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