Apic Interview
L’Eglise catholique doit trouver son propre visage « russe »
Jacques Berset, agence Apic
Moscou, août 2006 (Apic) A Moscou, je suis devenu un point d’interrogation pour les catholiques. Fondateur de la Caritas russe à Moscou, le diacre milanais Antonio Santi fut pendant une décennie personnalité incontournable de l’action sociale dans un paysage moscovite alors sinistré.
Depuis quelques années, Antonio Santi a décidé de retourner à la base, car pour lui, l’Eglise catholique en Russie – une toute petite minorité perdue dans une société de culture orthodoxe – doit trouver son propre visage « russe » et développer son propre charisme. Prendre certains traits de cette société dont la tradition – notamment celle des prêtres mariés et pères de famille, qui existent aussi chez les catholiques de tradition byzantine – est loin d’être latine.
Pas question donc d’importer un « modèle polonais » en Russie, cela n’aurait à ses yeux aucun sens: si les fidèles de l’Eglise catholiques sont peut-être 600’000 aujourd’hui, ils sont noyés au milieu de 143 millions d’habitants, dont 60 à 80% s’identifient au gré des sondages comme orthodoxes. Certes, ce sont pour la plupart des orthodoxes nominaux, car si on les interroge sur le contenu de leur foi, on s’aperçoit que nombre d’entre eux se définissent orthodoxes uniquement en termes d’identité culturelle.
Avec la gaîté de son accent italien qu’il n’a pas envie de masquer, Antonio Santi cherche dans la région de Moscou – là où les loyers sont plus abordables – une maison pour ses camarades de la Mission ouvrière Saint Pierre et Paul (mopp), dont il est membre. A quelque 62 ans, Antonio Santi, un disciple du dominicain Jacques Loew, fondateur de l’Ecole de la Foi à Fribourg (*), connaît la Russie depuis plus de trois décennies.
Apic: Comment le missionnaire que vous êtes en est venu à travailler en Union soviétique, où toute activité religieuse étrangère était prohibée ?
Antonio Santi: Je suis arrivé en Russie il y a 30 ans, effectivement comme missionnaire, mais ce n’est pas sous ce titre que j’ai pu entrer en URSS. En fait, je suis ingénieur de formation. Nous avions une équipe internationale qui travaillait sur les chantiers de construction à l’époque soviétique.
J’ai ainsi travaillé en Asie centrale, puis sur la Volga, à Saratov, parce qu’à cette époque, l’URSS achetait des usines clés en mains aux Italiens, aux Français, aux Allemands. Nous étions spécialisés comme monteurs. C’était là l’occasion d’être présents, par l’amitié et la prière, de développer un discret travail de missionnaire à l’écoute.
J’ai d’ailleurs écrit un livre à partir de cette expérience, à l’époque héroïque, retiré dans le monastère de Cîteaux, en Bourgogne. Je l’ai envoyé au Vatican, au secrétariat pour l’unité des chrétiens, à mon évêque, à la mopp. J’avais alors été accusé d’être « philocommuniste », quand bien même j’avais été expulsé d’URSS, privé de visa.
Apic: Vous êtes ensuite retourné en Russie, avec un nouveau visa.
Antonio Santi: Mais entre-temps l’URSS s’était effondrée, comme le Mur de Berlin. C’est parce que j’avais cette expérience, ce genre de « pedigree », que la mopp m’a envoyé en Russie dès 1990.
Le 1er nonce à Moscou, Mgr Francesco Colasuonno, avait demandé un visa pour moi, par le biais de l’ambassade italienne. Les Russes m’ont à nouveau donné un visa, ce qui signifiait que je n’étais plus sur la liste des indésirables. J’ai alors repris un travail comme ingénieur dans le domaine de l’écologie, pour l’Académie des sciences à Moscou. Je me suis présenté à l’archevêque Tadeusz Kondrusiewicz, comme diacre. Mais l’Eglise catholique locale ne savait pas trop que faire de moi, c’est pourquoi j’ai été chargé de mettre sur pied la Caritas de Russie, pour faire face aux problèmes sociaux.
Apic: C’était l’époque où l’effondrement de l’URSS avait des conséquences catastrophiques sur le niveau de vie des gens.
Antonio Santi: A l’époque, il fallait faire face en urgence aux problèmes sociaux. L’Etat était en déliquescence et nous étions appelés à donner de l’espérance aux gens. Il y a eu trois époques, dans l’histoire récente de la Russie: la première époque de l’URSS a duré jusque dans les années 85, puis c’est l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev au poste de Secrétaire Général du Parti Communiste de l’Union des républiques socialistes soviétiques. Gorbatchev tente d’insuffler une nouvelle jeunesse à l’économie de l’URSS, qui s’enfonçait, car elle ne produisait presque que des armements. C’était quasiment 60% des gens qui travaillaient dans ce secteur.
Apic: Sous Mikhaïl Gorbatchev, le système à implosé.
Antonio Santi: Il a commencé à déboulonner le système, et en 1990, plus rien ne fonctionnait. Il y a eu alors cette explosion, avec l’arrivée au pouvoir de Boris Eltsine, un populiste, qui a poursuivi la démolition. Alors le chaos est devenu total, jusque vers les années 2000. C’était l’époque où j’ai fondé et dirigé la Caritas. A cette époque, les pauvres étaient humiliés jusqu’à la mort, humiliés par les puissants, les riches, les oligarques, les délinquants qui tiraient dans les rues.
Cette période de transition entre le communisme et la situation actuelle a été très douloureuse. Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, en l’an 2000, on a commencé à resserrer les boulons, à rétablir un système autoritaire.
Apic: C’est dans cette période de chaos que vous avez lancé la Caritas à Moscou!
Antonio Santi: Durant la décennie avant l’arrivée au pouvoir de Poutine, il était indispensable de développer une action humanitaire à contre-courant, prophétique, pour maintenir une lueur d’espoir face à un monde où régnaient les violents, les pirates, dans une société sans règles, où seuls les forts avaient la parole.
A la fin, lors du jubilé de l’an 2000, j’étais le représentant de toutes les organisations non gouvernementales, y compris les orthodoxes, face au gouvernement. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il ne fallait plus continuer, car je me suis dit que comme l’Eglise catholique n’était presque rien, la Caritas risquait de devenir beaucoup plus importante que l’Eglise locale elle-même.
Apic: Vous estimez que l’Eglise locale doit se développer à partir de ses propres ressources.
Antonio Santi: Effectivement, j’ai estimé que les étrangers comme moi devaient laisser la place et que le travail devait être fait par les Russes eux-mêmes. J’ai alors démissionné et je suis revenu à Moscou après une année sabbatique. Mais l’Eglise catholique locale ne savait plus que faire de moi, une figure « légendaire » qui voulait retourner à la base.
Apic: Vous avez commencé une activité dans le champ missionnaire.
Antonio Santi: Comme on ne m’a rien donné, j’ai commencé à faire des recherches missionnaires, et j’ai mis sur pied avec mes amis orthodoxes et protestants la réactivation de la mission en Russie. Le patriarche a d’ailleurs déclaré que la Russie est un « territoire de mission », et mes papiers sont plus ou moins passés dans les discours du patriarche de Moscou.
Je suis devenu conseiller des organisations missionnaires orthodoxes, mais je suis devenu un point d’interrogation pour les catholiques locaux. Alors que je vis ici à Moscou, ils se demandent ce que je fais. En fait, je me suis fait enregistrer auprès du Ministère de la Justice comme représentant de la mopp, une organisation missionnaire. Je travaille avec les orthodoxes pour fonder avec eux les missions, car ce sont eux qui doivent être missionnaires, pas moi.
Apic: Les orthodoxes ont violemment attaqué les catholiques à propos de leur intrusion dans ce qu’ils appellent le « territoire canonique » de l’Eglise orthodoxe.
Antonio Santi: La situation s’est beaucoup calmée. Certes, la peur des orthodoxes a disparu, mais la xénophobie subsiste. Je propose comme solution à cette peur la « xenitia », c’est-à-dire l’art de vivre à l’étranger en disant: « c’est chez vous, c’est pas chez moi ». La vision de l’Eglise orthodoxe sur la défensive, considérant les catholiques comme des prosélytes ? Cela, ce n’est pas l’Eglise russe en tant qu’orthodoxe, mais en tant que russe. Ce n’est pas vraiment du nationalisme, mais il ne faut pas oublier que la Russie, historiquement, est un pays qui se sent très loin des centres de culture et de civilisation.
Et lorsque les étrangers sont arrivés, les Russes ont réagi selon leur psychologie, qui est celle de « nous » et les « autres ». Dans la langue russe, étranger veut dire celui qui n’est pas comme moi, donc ceux qui ne sont pas orthodoxes. Il faut une certaine culture pour dépasser cette attitude.
Quand les Américains ont commencé à « américaniser » la société russe, grâce à des moyens modernes comme la télévision, les Russes ont d’abord accepté, car la perte de l’Union soviétique a engendré le désir de devenir comme les Etats-Unis. Peu à peu, ils se sont aperçus qu’ils ne pourraient pas devenir comme les Américains, ce qui a relancé le nationalisme et le retour à l’identité russe. C’est Poutine qui représente cette tendance identitaire, il est très populaire, c’est le nouveau « tsar » selon la tradition autocratique.
Apic: L’Eglise orthodoxe est sur la même longueur d’onde que Poutine.
Antonio Santi: L’Eglise orthodoxe a également adopté ce réflexe. Durant les trois derniers siècles, elle a été de toute façon un instrument de l’Etat russe. Ce dernier, notamment sous Pierre le Grand, fatigué des prêtres, a coupé la tête à l’Eglise orthodoxe. L’Etat a dit qu’il était d’accord qu’elle fasse prier les gens, mais elle devait s’abstenir de faire de la politique. Catherine II, tout en suscitant l’immigration en Russie des Allemands et des Polonais, a voulu que ces étrangers soient sous contrôle en créant les évêchés catholiques. Les catholiques étaient très contents d’être dépendants du tsar, qui maintenait la paix entre eux et les orthodoxes.
Le « tsar » actuel a été d’accord d’aider les orthodoxes à reconstruire leurs églises détruites par l’Etat communiste, mais il lui a également demandé de sortir des pratiques liturgiques et de se mettre à aider les pauvres, qui sont devenus un grave problème de société.
Lorsque nous étions les seuls – la Caritas, une émanation de l’Eglise catholique – à tout faire, on était accusés par les orthodoxes de faire du prosélytisme. Alors Poutine leur a demandé d’en faire autant.
Pendant la période soviétique, tout le travail humanitaire et social était aux mains de l’Etat, l’Eglise avait l’interdiction de s’aventurer dans ce domaine, alors qu’elle avait une très grande tradition de miséricorde avant la Révolution. Mais cette tradition paternaliste portée par les nobles n’était plus adaptée à l’époque industrielle. L’exemple de la Caritas a été copié par l’Eglise orthodoxe, qui a commencé à combler son déficit en matière d’oeuvres sociales.
Apic: Vladimir Poutine a le même rapport avec les catholiques que Catherine II ?
Antonio Santi: Il voit ainsi les catholiques: « S’ils travaillent pour nous en Russie, ils sont les bienvenus. » Car la Russie connaît une profonde crise démographique, et elle manque de main d’oeuvre dans certains secteurs économiques, comme l’agriculture. La Russie a une réelle peur des étrangers, mais d’autre part elle ne pourra pas s’en sortir sans accepter une certaine immigration, alors tous ceux qui peuvent encadrer les migrants sont bienvenus.
Apic: Dans ce sens, les Eglises sont désormais mieux considérées ?
Antonio Santi: En particulier l’Eglise catholique, depuis que le pape est allemand, car actuellement les Allemands – au contraire des « cousins » polonais – sont plutôt appréciés en Russie. Contrairement aux Polonais, ils ne représentent pas aux yeux des Russes la menace du « prosélytisme », car ils sont trop différents pour s’assimiler. JB
Encadré
Jacques Loew, le fondateur de la mopp, avait des contacts en URSS
(*) Jacques Loew, le fondateur de la mopp, dont le siège en Suisse se trouve à la Route de la Glâne 133, à Villars-sur-Glâne, près de Fribourg, était en effet en contact avec la Russie, qui s’appelait alors l’Union soviétique. La mopp avait élaboré un programme de présence, car il y avait déjà des Français à Moscou, à l’ambassade. Il n’y avait pas d’autre moyen d’être présents comme Eglise en Russie, sauf par le travail. « Et comme nous sommes une mission ouvrière, nous nous sommes ainsi introduits dans le pays. C’est comme cela que nous avons pu aider des dissidents, comme le Père Men, Soljénitsyne », relève Antonio Santi. JB
(*) Issu d’un milieu non pratiquant et méfiant envers l’Eglise catholique, Jacques Loew a 24 ans lorsqu’il est « touché par l’Eucharistie ». Deux ans plus tard, en 1934, il entre chez les Dominicains. En octobre 1939, il est ordonné prêtre. En 1941, au couvent de Marseille, il découvre les conditions de vie des dockers. Début 1942, il obtient la permission d’aller vivre dans leur quartier, et partage dès lors le quotidien et les difficultés de ces ouvriers qui ont perdu toute racine chrétienne. Après l’interdiction par Rome des prêtres ouvriers, en 1954, Jacques Loew arrête son travail de docker. En août 1955, est créée la Mission Ouvrière Saints-Pierre et Paul (mopp), pour l’évangélisation du milieu ouvrier et la formation des prêtres qui en sont issus. Jacques Loew en sera le responsable jusqu’en 1973.
En 1961, une équipe s’installe au Sahara, puis en 1963, une autre, au Brésil. Jacques Loew rejoint en juin 1964 l’équipe du Brésil, dans la banlieue de Sao Paulo. Jusqu’en 1969, il y résidera environ 9 mois par an. Au cours de ces expériences missionnaires, il comprend l’exigence d’une formation préalable: il s’agit de fonder la foi sur le roc, c’est-à-dire sur la Parole de Dieu. « A l’heure où tout semble vaciller » après la crise de mai 1968 qui remet en cause toutes les valeurs, Jacques Loew fonde, en 1969, l’Ecole de la foi à Fribourg. En 1982, il se retire dans une abbaye et publie de nombreux ouvrages. Il meurt à plus de 90 ans, le 14 février 1999. JB
Des photos d’Antonio Santi peuvent être obtenues auprès de l’Apic. Tél. 026 426 48 01 (apic/be)
webmaster@kath.ch
Portail catholique suisse