Au lecteur:
Particulièrement sensible, le thème de réflexion «maladie et religion» appelle une fidélité aux mots prononcés le 3 février 2012 par les uns et les autres. Afin d’assurer la plus grande exactitude possible aux propos des participants, ils sont donnés nature, sans interprétation.
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?
Cette supplique du Christ sur la croix a été choisie, par la Fondation du centre pluridisciplinaire d’oncologie (CHUV Lausanne), pour thème d’un après-midi de réflexion sur la maladie et la religion, ouvert librement à tout un chacun.
Au grand auditoire César-Roux du CHUV, de 13h50 à 18 heures le 3 février, lors de la Journée mondiale 2012 contre le cancer, plus de 300 personnes ont été accueillies par le Prof. Serge Leyvraz, chef du centre pluridisciplinaire d’oncologie, puis le le Prof. Pierre-François Leyvraz, Directeur général du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois.
Le sociologue et anthropologue Bernard Crettaz, le Rabbin François Garaï (communauté israélite libérale de Genève), le Pasteur Antoine Reymond (de l’Eglise réformée vaudoise, s’exprimant «au nom de la tradition chrétienne»), l’Imam Mostafa Brahami (enseignant, écrivain), l’écrivain et philosophe Alexandre Jollien, ainsi que des patients et le public ont pris la parole. Un film ayant pour thème «La religion, un soutien face à la maladie?» et un temps réservé aux témoignages et questions des participants complétaient les exposés.
En écho à cette rencontre exceptionnelle,
des paroles prises en notes au fil des exposés, considérations et témoignages, saisies au cours de quatre heures de réflexion et d’échanges sur un thème dont la société attend des sphères spécialisées – ici, la médecine, la sociologie, la philosophie, les religions, principalement – qu’elles s’expriment le plus clairement du monde et proposent des pistes, voire guident la population dans la réflexion et l’action.
S. Leyvraz (à propos des ressources dont disposent les gens, les malades)
– Chacun a des valeurs personnelles fortes, des valeurs religieuses. Le cancer est lié immédiatement à l’image de la mort. La vie va changer, elle ne sera plus jamais comme avant. Pourquoi moi, qu’ai-je fait, ai-je mal vécu? Nos valeurs, nos croyances, notre spiritualité sont-elles une aide? Doutons-nous?
P.F. Leyvraz
– La religion de l’hôpital, c’est la tolérance. Pour le bien-être du corps et de l’esprit, il accueille les patients avec ce qu’ils ont et sont. Il n’y a pas de société sans religion, selon Bergson; elle est un fait social différemment vécu par les pratiquants. Le CHUV? Il respecte tous les mouvements religieux. La santé? De la naissance à la mort. Le soutien? Les qualités humaines des soignants représentent un soutien pour les patients.
Propos du public après la projection du film «La religion, un soutien face à la maladie?»
Une religion pas culpabilisante, c’est choisir la vie; alors en faire partie… L’énergie que la foi donne pour accepter la maladie, c’est aussi choisir la vie… Je ne crois pas que Dieu nous envoie la souffrance, j’ai accepté cet état… J’ai demandé plus d’aide à Dieu; plus je priais, plus je recevais cette énergie… Dieu est ici, il n’est pas hier ni demain… Je n’ai jamais eu l’impression d’être seule… Je suis un être humain avec une finitude, pas un immortel… La religion comme soulagement possible? Ce n’est pas un médicament… Priez-tout-ira-bien? Il n’y a pas de recette miracle!… Pas d’imprécation contre le ciel, mais contre le sort… Recommander la religion à un malade? J’insisterais sur l’effort, la solidarité, l’humanisme; la religion ne se donne pas comme un prêt-à-porter!… Relativiser la souffrance; on n’est pas éternel!… La religion doit rassurer l’homme sur sa finitude… J’ai prié Dieu pour qu’il m’aime; on se raccroche à la vie de tout son être… Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? Non, mais aide-moi mon Dieu!… La maladie n’est pas une forme de punition venue de Dieu … La foi s’agrandit-elle quand on est malade?… Une pratique chrétienne donne-t-elle une aide supplémentaire? Oui, elle ouvre un horizon plus charitable, plus sympathique, car Dieu est amour… La religion aide dans des moments difficiles … La prière est le dernier recours; elle apaise dans les moments de désespoir… La prière est une main tendue, invisible; elle aide à lever l’angoisse… Ras-le-bol de la religion de la culpabilité… Mon Dieu, mon Dieu, reste-t-il un sens de la souffrance, de l’épreuve dans le vécu religieux?
Rabbin F. Garaï
– Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? Voir pour quoi (en deux mots) comme une référence au futur, et non pourquoi, référence au passé. De qui on est, pourquoi on est? Que peut-on faire de soi, et de sa relation avec les autres? Et notre petitesse, et notre grandeur: dans la poche de gauche, «Le monde a été créé pour toi»? Dans la poche de droite, «Nous ne sommes que petitesse et poussière»?… Se savoir être celui qui vit…Le cancer, c’est le corps même qui génère sa propre mort. Nous avons été créés dans une espérance de Bien. Se savoir lourd, dur à vivre, et faire porter à ceux qui sont autour? A chaque instant de l’existence vient un don qu’il s’agit de recevoir et d’écouter. Vivre le moment. Mais un jour, il y aura une fin.
La souffrance n’est pas significatrice. Elle ne devrait pas nous faire succomber au désespoir, il ne tient jamais ses promesses (applaudissements). Dieu là-dedans? Le médecin des malades; il ne guérit pas. Il est celui auquel on s’adresse au-dedans de nous-mêmes… La maladie nous fait oublier l’épaisseur de l’existence… Il y a plusieurs états dans notre être… Nous pouvons atteindre le niveau du sacré qui sanctifie le profane… Etre sain, c’est être totalement soi…
(L’orateur rappelle ensuite une pensée d’Elie Wiesel): «Le mécréant est celui qui ne croit pas, non en Dieu, mais en l’homme». Pour quoi m’as-tu abandonné? A partir du moment où nous lui parlons, nous n’abandonnons pas Dieu. Nous enjambons alors le gouffre qui est sous nos pieds.
La spiritualité permet de se rapprocher de l’autre. L’éternité: une continuité de nous avec les autres.
Imam Mostafa Brahami
– La préservation de la vie passe avant les obligations religieuses… La maladie n’est pas une punition divine, c’est une épreuve pour l’homme… La parole à dire, c’est «Louange à Dieu en toute circonstance». Dieu n’abandonnera pas le croyant en ces moments difficiles. C’est l’occasion de revenir à Dieu, de retisser des liens. Nous avons tous besoin les uns des autres, mais placer notre espérance en Dieu…. Visiter le malade, être proche, écouter, y compris par les yeux, est très bien vu par Dieu… Si tu étais allé chez l’assoiffé (le malade), tu m’aurais trouvé.
Pasteur Antoine Reymond, «au nom de la tradition chrétienne»
– La maladie au cœur de la nuit est la même que celle que le Christ a vécu… La solitude de la souffrance… La foi? Une certaine confiance, selon Lüther. La vulnérabilité? Si souvent décriée aujourd’hui… Dieu n’est pas l’auteur de la souffrance, l’humain n’est pas immortel, la maladie n’est pas une punition envoyée par Dieu… Prier, c’est arracher son masque social, familial; c’est en réalité quelqu’un qui accepte ce qu’il est.
Question du public: Une vie après la mort?
Pour l’imam, oui; chez les musulmans, cela fait partie de la foi intangible. Pour le pasteur, les textes bibliques ne sont pas unanimes sur le quand, le comment, le pourquoi.
(Note du chroniqueur: Antoine Reymond ajoute peu après «La souffrance a été utilisée par les (ou des) chrétiens comme outil de pouvoir»).
Nouvel échange entre la salle et les conférenciers
Un jeune chrétien de 16 ans expose son accident, sa guérison après une invocation («Lève-toi et marche») d’un tiers. Puis déclare Ma foi était petite. J’ai marché, couru, je suis tombé, j’ai marché à nouveau, tout était parti…
Le pasteur Reymond: Que l’appel à Dieu se fasse, c’est indipensable. Un miracle? Ma responsabilité, c’est d’être là quand il n’y en a pas.
Une jeune femme: J’ai le cancer, et un problème : je ne sais pas comment mourir. Mais la foi, c’est toujours la cordée, mon père était guide.
Le pasteur: La mort… Jusqu’au dernier moment, il peut se passer quelque chose. Aussi bas que je puisse aller, Il est toujours là. On peut être croyant dans la nuit de la foi.
L’imam: Personne ne peut dire «c’est de l’émotionnel, du ressenti», (mais) que demande-t-on à la prière, guérir ou une diminution des souffrances, ou garder la foi, mourir dans la foi… La prière, dans l’islam, c’est une demande, une requête à Dieu. Retisser des liens avec Dieu par-delà les Eglises. Toute foi sans la prière, sans la relation à Dieu, serait sèche, peut-être fausse. C’est dans ces moments-là que les grandes valeurs reprennent leur place.
Une ancienne malade: C’est extraordinaire ce qui se passe ici; la manne est tombée ici, cette après-midi! J’aime servir. J’en suis fortifiée. La nuit, dans la solitude, j’entends les vieux cantiques et je chante, remercie les anciens qui ont été assez courageux pour exposer leur foi. Il y a des textes bibliques et des pistes qui se dessinent comme des réponses.
Le pasteur (à propos de «Maladie et religion», thème de réflexion proposé au public): Le religieux, le médical, la philosophie doivent se mettre ensemble.
Une personne (au sujet de l’après-diagnostic): La foi donne envie de continuer à vivre. Aller à l’essentiel, se désencombrer, y compris dans l’appartement (à propos des objets). Ce qui compte, c’est que je suis là, entière. Faire moins, mais plus dans la profondeur. L’absurdité, le vide complet, la révolte, le rien, avez-vous connu? Oui, les moments de révolte contre la souffrance, l’horreur des traitements. Oui, la prière. Mais mon mari, mes enfants m’ont aidée. Affronter le regard des autres, la pitié, la curiosité… Rester dans la joie. Je n’ai pas voulu laisser la place à la souffrance.
Un autre malade: Thyroïde, la foi, à deux mètres, Dieu! On a une sérénité totale parce qu’on va où l’on veut aller.
Quelqu’un: Dieu croit en nous.
Une autre personne: Mourir dans la sérénité. Avant, je ne m’aimais pas; après, oui, je m’aime. Merci au cancer de m’avoir réveillée.
Oser l’abandon en temps d’épreuve,… un antidote à la résignation!
Place à Alexandre Jollien, écrivain et philosophe, dernier conférencier du jour. Conserver sa vie au service des autres… Il y a à vouloir comprendre l’autre, Dieu… La souffrance est due à une fixation… Le handicap n’est pas le handicap, c’est pourquoi je l’appelle le handicap… Le sommeil, c’est l’abandon total. Se questionner : qu’est-ce que je peux mettre en œuvre pour aider à se détendre? La prière n’est pas la prière, c’est pourquoi je l’appelle la prière… On fait de Dieu une vache à lait, a dit Maître Eckart (dominicain allemand v.1260-1327)… Avoir un frère qui donne confiance… La prière n’est pas une fixation, mais un abandon… A Lausanne, un croque-mort – Joaquim, devenu un ami – m’a appris l’abandon…
Le silence dans un monastère, pour descendre dans le fond du fond… «Quoi que tu fasses, tu ne peux pas faire que je ne t’aime pas (un moine, à Alexandre Jollien)… Accueillir l’autre, tel qu’il est; ne pas le juger à l’étiquette… Ne pas figer l’autre dans le rôle de pécheur… Tous les concepts nous figent… On aime Dieu souvent parce qu’on a la frousse de la mort… Entrer dans un processus libérateur… Se libérer de l’image qu’on voudrait que les autres représentent… L’amour inconditionnel, c’est l’abandon…
Le conférencier poursuit l’énumération des voies vers l’abandon.
Se méfier de l’héroïsme… Parmi celles vers un mode de vie: une heure par jour, sans exception, pour la méditation… Laisser la vie être telle qu’elle se donne ici et maintenant… Il n’y a rien à lâcher, à part le lâcher prise… Laisser tourner la machine à laver dans laquelle on est… Les enfants, quand ils rigolent, c’est à fond; quand ils pleurent, c’est à fond; appeler cela la non-fixation… Être à fond dans la souffrance, pour qu’elle passe… L’abandon: la non résistance absolue, et pas la résignation… Si vous cherchez la détente sans habiter le corps, vous ne la trouverez jamais… Envergure, simplicité au quotidien, vitalité, attention à l’autre… Je crois qu’on finit par faire haïr le corps aux handicapés… Ne pas jouer de rôle, ne pas se protéger contre la vie… Apprendre le regard inconditionnel… Se sentir accueilli par l’autre…
A l’usage de tout un chacun
Questions et réponses se succèdent ; sans relâche. Alexandre Jollien sème: Être dans une urgence de vie… Avoir foi dans la vie… C’est une prière d’enfant de dire à Dieu «J’ai besoin que tu m’aides»… Cancer ou pas, on se retrouve dans une souffrance… La maladie fait retrouver le sens du sacré… Revenir au ras des pâquerettes, c’est : qu’est-ce que je peux faire pour l’autre aujourd’hui?… On est là par miracle, c’est plus un don qu’une conquête… Il est important d’habiter son corps… La non-fixation, c’est vouloir épouser la vie… Jésus – remarquez, lecteurs de la Bible – ne s’installe nulle part… Ce n’est pas parce que le repas prendra fin un jour qu’il faut tirer la gueule au dessert, m’a dit un copain…
18 heures
Bernard Crettaz met un terme à cette rencontre (2). Un rien d’émotion dans la voix: «On a connu aujourd’hui une communication exceptionnelle».
18h30
Dans le haut de l’auditoire, debout entre les sièges vides, un fidèle des conférences publiques qui s’y donnent parle tout seul… On pourrait nommer la rencontre d’aujourd’hui «La folle après-midi de réflexion au CHUV». Hasard du calendrier, elle a précédé de deux jours le grand rendez-vous musical classique qu’est, une fois l’an, «La folle journée de Nantes» (1) où l’autre devient le proche, l’indifférence cède la place au partage, de la joie s’introduit puis circule dans l’être, le rendant davantage humain parmi les humains, donc plus vivant. Vivant… vie! (Un souvenir jaillit)… «Dieu est la vie de ma vie» disait Maurice Zundel (3). (Lumineux, puis songeur) Cela étant rappelé, la finitude ou non pour le corps… et l’immortalité pour l’âme? Etrange, les conférences et le débat n’ont pas traité spécifiquement la question.
Ici et là-bas folle…
Folle parce que l’on ose donner à entendre la musique de l’âme, rejointe par celles de l’esprit, du cœur, du corps. (Vient l’ultime interrogation du fidèle des conférences publiques)… Chaque année, une «folle rencontre» au CHUV à Lausanne, pleine d’humanité partagée entre le corps médical, le corps ecclésiastique, les malades, les bien-portants, les soignants, les inconnus venus puiser de l’info, de la chaleur humaine?
PhilGo
avec l’agence de presse pro info
(1) site www.cath.ch/blog/lesautres: Des voix entre ciel et terre 17.01.2012. En 2012, l’Ensemble vocal de Lausanne a donné en concert la cantate pour chœur de Schnittke à la basilique Notre-Dame à Lausanne ainsi qu’à la «Folle journée de Nantes».
(2) Documentation pour la population: Ligue vaudoise contre le cancer, Place Pépinet 1, 1003 Lausanne. Tél. 021 623 11 11. info@lvc.ch www.lvc.ch
(3) Note du chroniqueur: consulté, l’abbé Marc Donzé (vicaire épiscopal pour le canton de Vaud) – auteur d’une thèse en 1981 sur la pensée théologique de Maurice Zundel – précise que cette phrase est en fait un raccourci d’une phrase de Saint Augustin: «Vivante sera ma vie toute pleine de toi» que l’abbé Zundel citait souvent.
M. Zundel (1897-1975) était prêtre, écrivain, philosophe, poète, prédicateur, théologien, conférencier, grand marcheur, et «un véritable génie spirituel» selon Paul VI.
Portail catholique suisse
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