Apic reportage
Les morts qui viennent en aide aux vivants
Andrea Krogmann, Apic / Traduction: Bernard Bovigny
Berne, 31 mars 2009 (Apic) Le meilleur moyen d’apprendre l’anatomie est de travailler sur pièce. Avec de véritables corps humains. Ceux des personnes qui ont accepté de se mettre à disposition des étudiants en médecine après leur décès. « Des médecins sans anatomie sont comme des taupes », affirme David, étudiant en 2e année de médecine, en soulignant son respect et sa reconnaissance à l’égard de celles et ceux qui ont donné leur corps à la science. Et permettent ainsi de découvrir « ce monde fascinant de l’intérieur de l’être humain ». Une célébration à l’Hôpital de l’Ile à Berne, à laquelle sont également invités les proches de ceux qui ont donné leur corps, lui donne l’occasion d’exprimer ces deux sentiments.
La chapelle réformée de l’Hôpital de l’Ile est pleine à craquer. Des étudiants sont assis à la tribune, et même par terre. Certains doivent rester debout. Les familles et les amis de ceux qui ont légué leur corps l’année dernière sont venus rejoindre médecins et étudiants. Environ les deux tiers des étudiants en médecine de deuxième année sont présents, selon les estimations de l’aumônier universitaire Thomas Philipp.
Cette assemblée importante ne se contente pas d’assister à la célébration. Avec le soutien de l’aumônerie universitaire, ce sont surtout les futurs médecins qui préparent et animent ce moment commémoratif, en français et en allemand du fait que ceux qui ont légué leur corps proviennent de toute la région de rayonnement de l’Université de Berne, comme l’a rappelé le doyen de la Faculté de médecine, Peter Eggli. Près de 40 étudiants ont constitué un choeur, d’autres ont confectionné pour chaque défunt un cierge, que les proches pourront emporter à la fin de la célébration.
Redevables envers les proches
« Cette forme de fête commémorative donne aux étudiants l’occasion de réfléchir à ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Elle permet aussi de mettre en contact entre eux celles et ceux qui sont directement touchés, à savoir les proches », affirme Annette Draeger. Pour la co-directrice de l’Institut d’anatomie de Berne, c’est pour cette raison que cette célébration à la mémoire de ceux qui ont légué leur corps à la science est si importante: « Les étudiants sont redevables à ces proches. Il s’agit donc d’une sorte de devoir professionnel. » De cette façon, des qualités humaines, qui ne peuvent pas faire l’objet d’examens, ont la possibilité se développer, souligne la professeur, qui est fortement engagée dans l’organisation de cette commémoration.
Ce sentiment extrême de reconnaissance, comme l’ont exprimé les étudiants lors de la célébration, est moins présents dans la salle de dissection des corps. Il vient surtout par la suite, dans la réflexion. Mais le respect se remarque très clairement, constate Annette Draeger. La pasteur réformée Brigitte Affolter ne peut que le confirmer. Avec son collègue catholique, le jésuite Andreas Schalbetter, elle a passé un après-midi dans la salle de dissection et a été impressionnée par « le grand respect avec lequel agissent ces jeunes gens ».
Il est apparu très difficile pour beaucoup d’étudiants de rencontrer les proches de ceux qui ont donné leur corps, comme ils l’ont dit lors des rencontres de préparation. Mais cela ne s’est plus ressenti lors de la célébration. Les futurs médecins l’expriment d’ailleurs de manière très personnelle, dans « le sentiment bizarre avant le premier coup de scalpel », dans leur fascination pour « les humains, de merveilleuses créatures », et dans leur désir de « sauver des vies et de soulager des corps ».
Enfin dire adieu
Reconnaissance et respect sont les deux thèmes principaux de la célébration. Ils rappellent aussi la réalité de la mort. Ceux qui ont légué leur corps à la science se trouvent au centre de la célébration. Leurs prénoms sont déclamés un à un, en allumant les cierges. Et avec ceux qui ont donné leur corps, on retrouve les proches. Avec la musique, les rites et la prière, ils peuvent enfin prendre congé du défunt, parfois au terme d’une longue attente, affirme Andreas Schalbetter. Alternativement avec sa collègue réformée, et parfois en collaboration avec Annette Draeger, l’aumônier universitaire accompagne la célébration commémorative annuelle. Il confie à Dieu la peine des proches et la reconnaissance des étudiants.
Pour les proches, cela peut être une étape salutaire dans leur processus de deuil, souligne Brigitte Affolter. Certains parmi eux avaient d’ailleurs la larme à l’oeil durant la célébration, car pour eux le temps d’attente entre le décès et la sépulture n’est pas facile à vivre. Au terme de la commémoration, les participants sont invités à se retrouver pour un apéritif, afin de leur permettre d’entamer un dialogue, entre étudiants et proches, mais aussi entre les proches eux-mêmes.
Ce sont presque toujours des personnes âgées qui ont donné leur corps à l’Institut d’anatomie. Cette forme de disponibilité apparaît souvent plus tard dans la vie, explique Annette Draeger. Les plus jeunes sont davantage orientés vers le don d’organes. Et quand des organes ont été prélevés, un don du corps n’entre plus en question.
Pour des raisons de protection des données, les médecins savent peu de choses sur ceux qui ont donné leur corps. Que beaucoup de Jurassiens figurent parmi eux s’explique par le fait qu’avec le temps, une telle culture se soit développée dans les familles de ce canton, selon la professeur Draeger. Et ainsi, ceux qui mettent leur corps à disposition de la science se recrutent entre eux. Une plus grande ouverture sur cette thématique en Suisse romande joue également un certain rôle, suppose Andreas Schalbetter.
A l’Institut d’anatomie, et ensuite?
Le corps reste souvent plusieurs années à l’Institut d’anatomie avant qu’il ne soit « libéré » pour la sépulture. Une mise en terre normale n’est pas possible avec les corps donnés à la science pour des raisons de conservation, explique Annette Draeger. Au terme de leur étude, ils seront incinérés. Une attention particulière sera exercée afin que toutes les parties qui ont été prélevées durant la dissection soient inhumées avec le corps. L’urne sera remise aux proches pour la sépulture. Et si ces derniers ne la veulent pas, elle sera mise en terre dans le carré anonyme du cimetière de Bremgarten à Berne.
Il arrive que la décision de donner son corps à la science, avec toutes les formalités que cela implique, remonte à 30 ans. Et les proches n’en sont pas toujours informés. Pour beaucoup d’entre eux il est inconcevable que le défunt ait légué son corps. En règle générale, ils respectent sa volonté, mais ils auraient voulu encore lui demander pourquoi il a pris une telle décision, affirme Brigitte Affolter, en faisant référence à son expérience dans le contact avec les proches.
Le « pourquoi avoir donné son corps » reste une question difficile pour les proches, et les concernés n’ont pas tous les mêmes raisons. Dans certains cas, l’absence de proches ou l’aspect financier – l’Institut d’anatomie prend à sa charge les frais de sépulture – jouent un rôle. Mais beaucoup veulent aussi rendre un service à la société et, au-delà de la mort, donner à leur corps une mission qui servira aux générations futures. De cette façon, ce corps deviendra un pont qui bouclera le cercle de la vie.
Encadré:
Le corps: ni un objet, ni une personne
« Là où les Eglises ont connaissance de ces commémorations et où un contact est établi avec elles, cela se passe toujours très bien », affirme la pasteur réformée Brigitte Affolter. La célébration, à Berne, fait explicitement référence à la relation à Dieu dans la prière et les intercessions. Au début, son collègue catholique Andreas Schalbetter s’était montré beaucoup plus réticent sur cette question à propos de la bénédiction des cierges. Mais les étudiants eux-mêmes se sont clairement prononcés en faveur de ce rite, ce qui l’a agréablement surpris.
Le jésuite, qui s’est penché sur les aspects théologiques et éthiques de cette thématique, a été surpris de constater que l’Eglise – après une certaine méfiance durant les premiers temps du christianisme et des Pères de l’Eglise – a soutenu au 15e siècle déjà la formation médicale à partir des corps. Ainsi, dans un document daté de 1482, le pape Sixte IV a autorisé l’Université de Tübingen à utiliser des corps humains pour des dissections.
Pour le théologien, la question « Qu’est-ce qu’un cadavre? » reste importante. Ce n’est ni un objet, ni une personne, mais « quelque chose entre les deux ». On pourrait le voir comme un symbole, qui fait référence à la personne décédée et la rappelle. Il convient donc de différencier la dignité de la personne humaine et la dignité du cadavre. Andreas Schalbetter considère cet aspect important. Il permet de déterminer jusqu’à quel point une intervention est admissible et où se situent les frontières de ce qui est éthiquement convenable.
La mort est liée de plusieurs façons au domaine sacré, affirme Andreas Schalbetter. Mais, ajoute-t-il, il serait trop simple de dire qu’aussi longtemps que nous vivons, le corps relève du domaine de la médecine et, à partir de la mort, du domaine de la théologie. Et surtout, la frontière de la mort n’est pas facile à cerner. Il est vrai que dans le corps médical, la mort cérébrale constitue un critère clair. Mais dans l’histoire de la médecine, cette frontière a toujours été déterminée en fonction des connaissances scientifiques. Dans la représentation chrétienne, le corps humain a été longtemps associé étroitement au corps de gloire de la résurrection, ce qui, actuellement, n’est plus le cas de la même façon. Mais, selon le théologien, cela n’exclut nullement que l’espérance de la résurrection concerne la dimension corporelle de l’être humain. Il se dit persuadé qu’avec la mort, l’être humain ne se transforme pas en un esprit informe, mais reste reconnaissable devant Dieu et devant la communauté en tant qu’être vivant. Quant à savoir quelle apparence exacte prend ce corps, cela reste une autre question.
Encadré:
Recommandations sur l’utilisation des cadavres
« L’utilisation de cadavres et de parties de cadavres dans la recherche médicale et la formation (prégraduée, postgraduée et continue) remonte à une tradition vieille de plusieurs siècles », souligne l’Académie Suisse des Sciences Médicales (ASSM) dans ses recommandations sur l’ »Utilisation de cadavres et de parties de cadavres dans la recherche ».
Une enquête réalisée par elle en 2008 a révélé que « presque tous les instituts suisses d’anatomie, de pathologie et de médecine légale avaient recours à l’utilisation de cadavres dans le contexte de la recherche et de l’enseignement ». « Cette pratique, déjà très ancienne et en principe incontestée « , précise l’ASSM. « En particulier l’utilisation, à des fins pédagogiques, de cadavres, par des instituts d’anatomie, ne pose pas de problèmes, s’il existe une autorisation écrite du donneur ».
Des « recommandations pour l’utilisation de cadavres et de parties de cadavres » ont été éditées par l’ASSM et publiées dans le dernier numéro du Bulletin des médecins suisses. Le principe du « consentement éclairé » en constitue l’élément central. « Conformément aux exigences de l’éthique biomédicale moderne, toute atteinte à l’intégrité physique d’une personne, que ce soit de son vivant ou après sa mort, nécessite son consentement. Celui-ci suppose une information adéquate qui porte sur tous les points importants relatifs à l’intervention prévue, notamment sur le type, l’étendue et les conséquences de l’intervention », précise l’ASSM.
Ces dernières années, toujours davantage de personnes ont légué leur corps aux Instituts d’anatomie, affirme Peter Eggli, doyen de la Faculté de médecine à Berne, dans « Swisstransplant » (décembre 2008) le bulletin de la Fondation nationale Suisse pour le don et la transplantation d’organes. Il convient d’ajouter que toujours plus de gens relativement jeunes lèguent leur corps à la science. Les possibilités de transplantations d’organes augmentent également, du fait que les organes de personnes plus âgées sont davantage utilisables. De ce fait, Peter Eggli estime sensé de laisser les deux options aux donneurs potentiels. A l’avenir, il conviendra d’informer correctement ceux qui donnent leur corps et leur proposer de se faire enregistrer également comme donneurs d’organes potentiels, « du fait que le don d’organes a toujours la primauté ».
Note: Les recommandations de l’ASSM se trouvent sur le site internet
http://www.samw.ch/content/f_Aktuell_MM_Leichenteile.php
Note: D’autres informations sur le don de son corps se trouvent sur le site internet
www.ana.unibe.ch/spende
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