Accueillir la liberté sans l’étouffer
Lausanne, 28 mars 2010 (Apic) La théologienne vaudoise Céline Ehrwein Nihan (*) était jeudi parmi les invités des Doctoriales 2010 organisées par l’Université de Lausanne (UNIL) sur le thème «règles, lois et dérégulation». Dans ce cadre, cette spécialiste des questions d’éthique sociale et d’éthique politique a présenté la pensée de la philosophe juive Hannah Arendt comme l’antidote de la crise à laquelle l’humanité se trouve sans cesse confrontée face notamment à la pluralité. Bref décryptage d’une pensée diversement perçue.
C’est dans un espace public conçu comme un lieu fait de fragilité que nous fait voyager Hannah Arendt, une philosophe allemande naturalisée américaine connue notamment pour ses ouvrages sur le phénomène totalitaire. Cet espace est continuellement soumis à la fatalité, à l’émergence de nouveaux événements. Hannah Arendt, qui a fui le nazisme, s’éloigne des courants traditionnels de la pensée politique.
Céline Ehrwein Nihan, qui a consacré une thèse sur la pensée de Hannah Arendt, estime que l’analyse de l’espace public repose sur la nécessité de sauvegarder la pluralité et sur la distinction conceptuelle entre le domaine privé et le domaine public, chacune des principales activités de l’homme devant être bien localisée.
Dans ce sens, la chercheuse prône l’articulation critique entre politique, morale et religion pour arriver à une véritable cohésion sociale. De même qu’on ne peut pas évacuer le jugement et la morale du débat politique, on ne peut pas non plus exclure du fait religieux le jugement politique. Cela conduirait immanquablement à la dérive. Il s’agit toutefois de se méfier de toute lecture trop rapidement moralisante ou théologisante du politique. Il faut, pour elle, aller chercher à l’intérieur de la morale et du religieux les éléments qui renvoient à la dimension plurielle de l’existence humaine et qui ont, de ce fait, leur place dans le débat public.
«Nous vivons dans un monde en crise», observe notre interlocutrice qui ne se réfère pas seulement, par exemple, à la crise des subprimes aux Etats-Unis, mais s’inspire aussi de la vision critique de Hannah Arendt. «Celle-ci conçoit simultanément la pluralité en termes de liaison et de séparation que nous entretenons les uns avec les autres lorsque nous agissons et délibérons ensemble au sein de l’espace public», note Céline Ehrwein Nihan.
Loin de toute naïveté, la Vaudoise estime que la pluralité est une chance. «Elle représente, contre tout déterminisme et contre tout fatalisme, le renouvellement toujours possible de notre vivre-ensemble et de notre agir en commun», explique-t-elle avant d’ajouter que la même pluralité est aussi, du fait de sa dimension critique, ce qui menace le plus radicalement notre condition d’êtres destinés à vivre et à agir dans un monde profondément pluriel.
Dans cette optique, Céline Ehrwein Nihan fait un clin d’œil au pouvoir législatif suisse. Partant de l’exemple de la révision incessante de la loi sur l’asile, elle conclut qu’elle provoque une flexibilisation du système légal et normatif qui a ses avantages et ses inconvénients. Elle explique une telle ambivalence par le fait que la révision des lois permet en même temps de mieux répondre aux attentes nouvelles et toujours mouvantes de l’existence et de la coexistence humaines tout en étant dangereuse.
La perte totale de stabilité et le renouvellement permanent des repères institutionnels, moraux et légaux attisent non seulement le sentiment d’insécurité des individus, mais risque aussi de bloquer en partie leur spontanéité.
«Pour finir, nous sommes soumis à une incapacité de définir à l’avance et avec certitude les normes les mieux à même de régler les rapports que nous entretenons avec les autres», observe Céline Ehrwein Nihan qui souligne que la pluralité ne peut pas être apprivoisée. «C’est pourtant de cette équation à deux inconnues et incontournable que dépend notre manière de faire face au caractère critique et nécessairement précaire de notre (co-)existence», conclue cette enseignante d’éthique qui insiste sur l’importance du lien communautaire et sur une large ouverture à l’inattendu pour accueillir la liberté sans l’étouffer. Dng
La pensée d’Hannah Arendt (1906-1975) est avant tout une réflexion sur l’action politique, développée dans ses livres «Condition de l’homme moderne» et «La Crise de la culture». Elle a aussi publié «Eichmann à Jérusalem», un compte rendu du procès de celui qui fut considéré comme le «spécialiste de la question juive». L’œuvre suscita un débat houleux, surtout dans les milieux juifs qui ont reproché à Hannah Arendt d’avoir sous-entendu que les populations déportées ne s’étaient pas suffisamment révoltées contre le sort terrible que les dirigeants nazis leur réservaient. Céline Ehrwein Nihan précise qu’il a aussi été reproché à Hannah Arendt de vouloir disculper Eichmann. C’est l’idée d’une «banalité du mal» qui fit réagir nombre de lecteurs. Mais, note la chercheuse, Arendt parle de «la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal» pour décrire les implications de l’absence de jugement chez Eichmann. Dng
(*) Les Doctoriales de l’Université de Lausanne se manifestent par une série d’exposés portant sur les meilleures thèses récemment soutenues. Celle de Céline Ehrwein Nihan, à la Faculté de Théologie et de Sciences des Religions, a pour sujet «Les relations entre politique, morale et religion chez Hannah Arendt» et a reçu le prix Paul Chapuis-Secrétan. (apic/dng/be)
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