Fribourg: Débat public à l’Université avec le leader paysan sénégalais Mamadou Cissokho
Fribourg, 21 avril 2010 (Apic) « L’Afrique peut-elle se nourrir… et nous nourrir ? » C’est sur ce thème un brin provocateur – parlant de l’Afrique, les médias ne s’arrêtent-ils pas trop souvent aux guerres et aux famines ? – que le leader paysan sénégalais Mamadou Cissokho va animer jeudi 22 avril un débat public à l’Université de Fribourg (*).
Cet ancien instituteur, devenu paysan pour défendre les siens, est l’invité de la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université, et de Fribourg-Solidaire, la Fédération fribourgeoise des ONG travaillant pour le développement dans les pays du Sud.
« Depuis la chute du Mur de Berlin, la globalisation du monde s’est accélérée; sous l’impulsion de l’Organisation Mondiale du Commerce OMC, on a assisté à une recomposition mondiale avec la libéralisation pour leitmotiv… au détriment des agriculteurs, des éleveurs, des pasteurs, des pêcheurs, des horticulteurs. Chez nous, avec un taux de 80% d’agriculture familiale, le modèle imposé par les programmes d’ajustements structurels du Fonds Monétaires International FMI et de la Banque Mondiale est catastrophique! », lance Mamadou Cissokho.
Bien que l’Afrique soit un continent agricole qui dispose de toutes les conditions naturelles pour produire de l’alimentation en suffisance – cours d’eau, terres arables, forêts – elle connaît une « insécurité alimentaire galopante ». Aux yeux du leader paysan sénégalais, le 1er problème vient justement de ces programmes d’ajustements structurels dictés dans le milieu des années 80 par les pays industrialisés, notamment les Etats-Unis et l’Europe.
« Ils ont exigé la restriction des dépenses publiques dans nos pays, notamment les investissements dans le monde rural. C’était facile pour nos propres dirigeants de signer de tels accords sur le dos des paysans, car il y avait une faible organisation citoyenne en milieu rural. On pouvait donc s’en prendre à eux plus facilement… Bien que nous soyons très nombreux, nous sommes dispersés et souvent analphabètes. En ville, par contre, la population peut plus facilement s’organiser et là, les gouvernants craignent les émeutes de la faim! »
C’est que l’Afrique des villages de l’époque de la décolonisation a bien changé: si la population des villes en Afrique de l’Ouest était de 10 à 20 % selon les pays il y a 50 ans, elle atteint maintenant 45% de la population totale. « On parle de ’villes-bombes’ dont les bidonvilles risquent à tout moment d’exploser. Au Sénégal, Dakar compte déjà 2,8 millions d’habitants, dont au moins 500’000 vivent dans une situation chaotique. Dans ces quartiers, c’est souvent un monde de violence et de trafics de drogue ».
« Ces dernières décennies, avec la création d’ONG, on a commencé à redonner du pouvoir aux paysans, qui en avaient été privés, quand à l’indépendance, on privilégiait l’option du ’tout à l’Etat’. On assiste depuis des années à une ’révolution silencieuse’ fondée sur la non-violence, sur des valeurs, et pas seulement pour augmenter la production! », insiste le militant sénégalais.
« La politique d’ajustements structurels qui nous a été imposée a échoué, et grâce à la mobilisation paysanne à la base, nous avons obtenu des changements d’attitudes de la Banque Mondiale et du FMI, grâce aussi au soutien depuis plus de trois décennies de la Direction du développement et de la coopération de la Confédération (DDC). Les Suisses ont toujours eu du mal à comprendre ce ’centralisme négatif’ imposé par nos gouvernements », insiste Mamadou Cissokho.
« Grâce à notre mobilisation, notre mouvement paysan est devenu partie prenante du développement de l’agriculture. Par notre lutte, il a obtenu une légitimité et s’est imposé comme un interlocuteur incontournable. On a changé de paradigme par rapport à la vague de libéralisation d’il y a un quart de siècle. Le gouvernement ne peut plus prétendre nous représenter sans nous entendre! Le ROPPA est désormais consulté par la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest CEDEAO, la lutte a payé ! »
Après tant d’années de combats, Mamadou Cissokho se veut optimiste: « L’Afrique n’est pas en train de mourir; nos étudiants à l’Université, qui pendant longtemps ne s’inscrivaient qu’en droit ou en littérature, sont désormais en majorité en sciences économiques, en chimie, en agronomie, dans les branches techniques… Ils préparent l’avenir sans pour autant perdre leur âme. Il faut voir qu’après l’Occident, qui a fait son temps, après la Chine et l’Inde, qui montent, ce sera le tour de l’Afrique! » JB
Fondateur du ROPPA, le Réseau des Organisations Paysannes et des Producteurs d’Afrique de l’Ouest, Mamadou Cissokho se profile comme un ardent défenseur de la souveraineté alimentaire du continent africain. Le militant sénégalais prépare le projet de Plateforme Panafricaine des Paysans et des Producteurs d’Afrique, dont il a été nommé « facilitateur ».
Cette grande organisation devrait voir le jour à la fin mai ou dans les premiers jours de juin prochain au cours d’une assemblée de fondation convoquée à Addis-Abeba, en Ethiopie. Elle comprend 5 réseaux d’organisations paysannes: Afrique de l’Est, Afrique Centrale, Afrique de l’Ouest, Afrique australe et Maghreb. Toutes ces régions étant dans un processus d’intégration économique, social et culturel, souligne-t-il, il est absolument nécessaire que les paysans s’organisent au niveau continental. JB
Pour Mamadou Cissokho, pas de doute, ce sont « nos exploitations familiales » qui vont nourrir l’Afrique, pas les multinationales qui tentent de faire main basse sur les terres agricoles africaines! « Le mode de vie des pays du Nord nous tue, vous faites de la surproduction subventionnée », estime-t-il. L’Afrique n’était pas perdue à ses yeux: « Elle a la responsabilité de se prendre en charge elle-même! » Instituteur durant cinq ans, Mamadou Cissokho a choisi en 1974 de quitter l’enseignement pour devenir paysan au sein d’une exploitation familiale qu’il a créée à Bamba Thialène, à 400 km de Dakar. Créant la confiance au sein du monde paysan, il devient rapidement la cheville ouvrière du mouvement paysan en Afrique de l’Ouest. Les militants paysans d’Afrique du Sud, de l’Est et du Centre lui ont confié le soin de créer la fondation de la Plateforme Panafricaine des Paysans et des Producteurs d’Afrique.
Depuis plus de 30 ans, Mamadou Cissokho agit pour que ses frères paysans – encore trop souvent analphabètes et méprisés pour cette raison – s’unissent et comptent sur leurs propres forces. Mais ils ont eu en face d’eux des forces contraires: depuis les indépendances des années 60, l’agriculture de la région Ouest africaine a été négligée et les richesses qu’elle a produites ne lui ont pas profité.
Elles sont allées vers les villes, provoquant un manque de capital financier dans les campagnes, paupérisant et marginalisant les paysans. Les gouvernements issus de la décolonisation ont privilégié les cultures d’exportation (café, cacao, arachides, etc.) au détriment des cultures vivrières. « Nos pays ont délaissé les investissements et les appuis pour des produits comme le mil, le sorgho, le maïs, le riz, le manioc, l’igname, le haricot… Nos marchés sont envahis de produits alimentaires importés moins chers que ce que nous produisons, parce que subventionnés », dénonce Mamadou Cissokho.
Pour le militant paysan, la PAC, la politique agricole commune de l’Union Européenne, par ses subventions à l’exportation, fait beaucoup de tort aux paysans africains: « On nous a demandé l’ouverture de nos frontières pour les produits commerciaux européens bien avant les accords de l’OMC – on avait déjà subi les ajustements structurels imposés par la Banque Mondiale en échange de son aide – mais nous n’avons rien reçu en contrepartie. Il faut changer la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), passer d’une CEDEAO des Etats à une CEDEAO des peuples, que l’Etat négocie avec ses paysans. L’Uruguay Round a été négocié par les colonisateurs, nous n’étions pas indépendants. En 30 ans, notre mouvement paysan est parti de rien, mais maintenant au Sénégal, l’Etat négocie avec nous! » JB
Aujourd’hui, alors que la famine sévit dans certaines régions d’Afrique, de nombreux investisseurs étrangers, dont des firmes agro-alimentaires indiennes et chinoises, tentent d’acheter des terres agricoles notamment à Madagascar, au Mali, en Ethiopie, en Angola ou au Mozambique. Mais la résistance populaire s’organise, comme à Madagascar, où 300’000 paysans sont descendus dans la rue suite à l’annonce de la signature d’un contrat de ›location’ de 1,3 million d’hectares de terrains arables pour 99 ans par la société sud-coréenne Daewoo Logistics en vue de la culture de maïs et de palmiers. « Si le paysan africain perd sa terre, il devient un clochard. Le lien à la terre est vital pour le paysan africain, il n’a rien d’autre », lâche Mamadou Cissokho. Figure de proue du mouvement paysan d’Afrique de l’Ouest, le Sénégalais Mamadou Cissokho vient de publier aux éditions Grad/Présence africaine (Paris 2009) un essai sur le mouvement paysan d’Afrique de l’Ouest, « Dieu n’est pas un paysan ». JB
(*) Débat public jeudi 22 avril 2010, 19h30, Université de Fribourg, Pérolles, Auditoire A 140, avec la participation de Bernard NJonga, président de l’ACDIC (Association Citoyenne de Défense des Intérêts Collectifs, Cameroun); Isolda Agazzi, Alliance Sud; Francis Egger, Union Suisse des Paysans USP; Dominique Kohli, Office fédéral de l’agriculture OFAG; Pierre-André Tombez, UNITERRE – Via Campesina. Le débat sera modéré par Serge Chappatte, ancien sous-directeur de la Direction du développement et de la coopération de la Confédération (DDC).
Des photos de Mamadou Cissokho peuvent être commandées à l’agence Apic: jacques.berset@kipa-apic.ch ou apic@kipa-apic.ch, tél ++41 (0)26 426 48 01 (apic/be)
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