«La religion chrétienne peine à effacer les dieux anciens»

Bolivie: Sur l’Altiplano, le catholicisme fait face à la « cosmovision » andine Apic Reportage

Oruro, 29 juin 2010 (Apic) Les derniers rayons de soleil illuminent les sommets enneigés de la Cordillère orientale, qui se profilent à l’horizon à quelque 5’000 m d’altitude. Nous avons quitté Potosi, la fameuse ville aux anciennes mines d’argent dominée par la pyramide du Cerro Rico (la « Montagne riche ») qui culmine à 4’824 m, en passant par la ville de Sucre (*), qualifiée de « Paris des Andes » pour ses richesses architecturales. Direction Oruro, à cinq heures de route, essentiellement sur d’étroites pistes de terre taillées à flanc de coteaux, serpentant entre 3’000 et 4’000 m d’altitude et surplombant des falaises vertigineuses.

« On peut faire un petit détour par Macha, mais on ne s’arrête pas, les gens sont farouches par ici! » Notre chauffeur n’est pas à l’aise malgré son sourire. Une paysanne quechua poussant son troupeau de moutons vient d’ailleurs de lancer une pierre en direction de la voiture. C’est que le village de San Pedro de Macha, sur l’Altiplano, est connu loin à la ronde pour son ancien rituel, appelé « tinku » (rencontre), qui rassemble aux premiers jours du mois de mai des milliers d’Indios venus de tout le nord du département de Potosí.

Il faut que le sang coule pour satisfaire la Pachamama

« Presque chaque année, il y a des morts à Macha. Il faut que le sang coule pour satisfaire la Pachamama (la Terre-Mère), la déesse majeure de la culture Tiwanaku de Bolivie… La police n’ose pas intervenir, elle laisse faire, et les familles ramènent les corps pour les enterrer au village. C’est la communauté qui prend en charge les orphelins… » Notre chauffeur connaît bien cette manifestation destinée à rendre grâce aux dieux pour le fruit des récoltes, mêlant Jésus et la sainte Trinité – le festival débute d’ailleurs par une messe à l’église du village – aux traditions préhispaniques. Les participants vêtus de leurs costumes traditionnels dansent et chantent au son des charangos (petite guitare à dix cordes) et des zampoñas (flûte de pan). Etrangement, certains viennent à la fête portant une « montera », un casque en cuir dur dont la forme rappelle les casques des conquistadores espagnols.

Pendant plusieurs jours, hommes et femmes se saoulent à la chicha, l’alcool de maïs fermenté, à la bière ou au puro, un alcool à 90°, avant de se battre de façon rituelle, souvent une pierre dans la main. Le sang versé est considéré comme une offrande destinée à fertiliser la « terre mère », afin d’obtenir ses faveurs pour les récoltes futures. Les protagonistes pensent que s’il n’y a pas de morts, la Pachamama ne sera pas assez nourrie, et qu’ainsi les récoltes ne seront pas bonnes.

Un peu avant d’arriver à Uncia, capitale de la province de Rafael Bustillo, une des 16 entités du département de Potosi, une caravane de voitures 4×4 décorées de rubans multicolores surgit en face de nous, dans un nuage de poussière. « C’est la fin de la fête de Saint-Antoine à Cala Cala, méfions-nous, car il y a souvent des accidents à cause de l’alcool. De plus, pour nous, c’est un endroit dangereux ». Notre chauffeur n’est pas rassuré du tout. Au bord de la falaise, après plusieurs manœuvres d’évitement, nous voici arrêtés par la foule qui encombre la route. Des hommes blessés s’extraient de deux véhicules détruits par une violente collision.

Une autre caravane est arrêtée dans un champ et les chauffeurs s’adonnent à des rituels avec force distribution de chicha. Il vaut mieux passer outre rapidement. Le secteur d’Uncia a en effet été déclaré « zone rouge », libre de présence policière, par l’assemblée des dirigeants indiens de la région, qui ont menacé tous les « étrangers » qui pénétraient dans leurs villages de leur appliquer la « justice communautaire ».

Quand on assassine au nom de la « justice communautaire »

La région de Cala Cala et de Saca Saca est dans l’œil du cyclone depuis le 23 mai 2010, quand des membres de la communauté ont capturé quatre policiers en civil de la Direction de Prévention et vol de Véhicules (Diprove) d’Oruro. Les policiers Nelson Alcocer Casano, Ruben Cruz Aruquipa, Esteban Alave Arias et Miguel Ramos Palluni ont été mis à mort après plusieurs jours de torture. Les habitants du lieu prétendent avoir appliqué la « justice communautaire », garantie par la nouvelle Constitution bolivienne, contre ceux qu’ils auraient pris pour des voleurs. Pendant des jours, ils ont refusé de restituer les corps mutilés aux familles, et c’est la médiation du Père Williams Ugarte, curé de la paroisse de San Miguel, à Uncia, qui a permis de débloquer la situation.

A Oruro, plus d’un relève que la cause de cette tragédie n’est pas un malentendu concernant les policiers en civil, mais plutôt une vengeance suite aux opérations des unités antidrogue de la Force spéciale de lutte contre le narcotrafic (FELCN). La FELCN a en effet récemment détruit dans la zone d’Uncia plusieurs fabriques de cocaïne, la Bolivie étant depuis longtemps le troisième producteur au monde de cette substance (**). Sa consommation, en pleine expansion, fait désormais des ravages dans la population. Des communautés entières se sont mises à cultiver de la coca et à produire de la cocaïne parce que cela rapporte davantage que les cultures traditionnelles.

La région est également connue comme couloir de transit par où circulent les véhicules sans papiers (« chutos ») qui viennent du Chili et les voitures volées vendues au marché noir… L’Etat a perdu « momentanément » le contrôle de cette zone dangereuse, a ainsi admis en mai dernier le vice-président bolivien Alvaro Garcia Linera.

Mgr Krzysztof Bialasik, qui nous accueille au milieu de ses séminaristes à Oruro, déplore vivement la manière dont les communautés de la zone d’Uncia ont interprété la « justice communautaire ». Cet évêque missionnaire membre de la Société du Verbe Divin (SVD) souligne dans un excellent espagnol que le lynchage de suspects est courant dans diverses régions du pays, particulièrement dans la campagne et les zones urbaines pauvres. Comme le précise le prélat originaire de Poznan, en Pologne – il travaille en Bolivie depuis 25 ans, et est évêque d’Oruro depuis près de 5 ans – cette pratique est très utilisée par les natifs et fait des dizaines de morts chaque année.

Le niveau religieux est très bas à Oruro

« Au nom de la ’justice communautaire’, on se permet de mettre à mort des gens de manière cruelle et bestiale; il n’y a aucune loi qui justifie de tels crimes, dans aucune partie du monde! », nous déclare-t-il. Il avait lui-même payé le plein d’essence de la voiture des policiers qui allaient enquêter à Uncia, notamment sur le vol de deux voitures appartenant à l’Eglise d’Oruro… Le prélat souligne que par manque de prêtres et de catéchistes, le niveau religieux de la population est très bas à Oruro. « Tout manque pour la formation ici, on rencontre beaucoup de sorcellerie dans cette zone », déplore-t-il. Dans les paroisses, la communion n’est pas donnée dans la main, mais dans la bouche, car dans certains endroits, des hosties consacrées sont subtilisées et ensuite utilisées dans des rites sataniques.

Avant la conquête espagnole de cette région des Andes au XVIe siècle, de nombreux peuples vivaient en Bolivie, dont le plus important faisait partie de la civilisation « tiwanaku », qui fut intégrée au XVe siècle dans l’empire inca, dont la capitale fut Cuzco, au Pérou.

La religion chrétienne peine à effacer les dieux anciens

A son arrivée, la petite troupe de Francisco Pizarre – 180 conquistadores espagnols avides d’aventure mais avant tout attirés par l’or des Incas – s’allia à des caciques locaux pour vaincre l’empereur inca. Avant la conquête, les hauteurs de la Bolivie étaient peuplées de polythéistes. « Les divers peuples sous domination inca ayant leurs propres divinités, les Espagnols cherchèrent à y imposer progressivement le catholicisme, mais aujourd’hui encore, la religion chrétienne peine à effacer les dieux anciens », nous confie le Père Javier Uria, un prêtre diocésain, formateur au séminaire San Jeronimo, de La Paz. Expert en histoire et en anthropologie, il est en charge de l’art sacré de l’archidiocèse.

Sur l’Altiplano, souligne-t-il, la « cosmovision andine cohabite avec les dogmes et la culture latine importés d’Espagne, et ici la personne la plus importante n’est pas le Christ, mais la Vierge, qui est identifiée à la Pachamama, la Terre-Mère ».

Ainsi, dans la pensée des populations andines, à chaque saint correspond une divinité précolombienne. En second lieu vient l’apôtre Jacques le Majeur, vénéré à Compostelle. Promu par les chefs politiques du temps de la « Reconquista » dans la Péninsule ibérique (reconquête du pays alors aux mains des musulmans) au rang de cavalier « tueur de Maures », il est alors appelé Santiago Matamoros et devient le saint patron d’une Espagne conquérante.

Saint Jacques devient Santiago Mataindios, le « tueur d’Indiens »

Une fois la « Reconquête » achevée, les conquistadores espagnols vont partir à l’assaut du Nouveau Monde et subsidiairement imposer le christianisme par l’épée. Saint Jacques devient Santiago Mataindios, le « tueur d’Indiens ». Les envahisseurs lui attribuent des interventions miraculeuses qui leur donnent la victoire contre les armées incas. L’idée de la supériorité du christianisme sur les croyances païennes se confirme.

« Saint Jacques tueur de Maures, à cheval, brandissant l’épée, les Indiens l’ont assimilé à leur dieu Illapa. Dieu intraitable de la foudre, dieu de la pluie qui féconde la terre, Illapa fait également tomber la grêle au moyen de sa massue et de sa fronde. Les Indiens craignent Santiago, mais il fait des miracles et il est bon si on obéit à ses demandes », relève le Père Javier Uria. Dans la religion de l’Altiplano, il n’y a pas de gratuité: tout est basé sur l’échange. Il faut accomplir des rites, faire honneur au saint en lui organisant des fêtes coûteuses.

Chez les Indiens de l’Altiplano, aymaras ou quechuas, il faut d’abord dire la messe pour le saint et promener sa statue dans les rues. « On le revêt de nouveaux habits; il faut lui être agréable, sinon il se venge. Pour les Indios, c’est une question de foi. Leur religion est aussi une religion de la crainte, car dans la cosmovision andine, il n’y a pas gratuité: c’est le monde de l’’ayni », un mot quechua qui signifie la réciprocité, l’échange de biens et de services. Les valeurs et les pratiques communautaires sont des concepts fondamentaux dans le système culturel et socio-économique andin. Ainsi, quand quelqu’un se marie, c’est tout le village qui vient construire sa maison ».

Les populations aymaras et quechuas vivent au contact des divinités

Le troisième symbole religieux, dans le monde andin, est représenté par la croix: les Indios réinterprètent la croix comme symbole du cosmos, et le calvaire est placé sur le point le plus élevé du village, où l’on vient faire des rites. Le culte des morts, à l’arrivée des pluies en octobre-novembre, revêt aussi une grande importance.

« C’est le temps où les ancêtres viennent nous visiter et nous amènent les pluies, qui fécondent le sol. Le 1er novembre, les âmes des défunts reviennent, il faut les recevoir, préparer la table pour eux, prévoir le bâton de pèlerin, de la canne à sucre, une petite représentation en pâte du défunt (guagua de pan), un lama en pain, une couronne de pain avec une croix au milieu, représentant les quatre horizons, des feuilles de coca…Les ancêtres arrivent le 1er novembre à midi et partent le lendemain à la même heure ». Les évangélisateurs chrétiens n’ont pas choisi la date de la Toussaint et de la fête des morts par hasard! Les Incas sortaient les momies des défunts chaque année, et comme le christianisme l’a interdit, leurs descendants font autrement, relève le Père Javier Uria.

« Lors d’un décès, dans le cercueil, il faut alors donner au défunt tout ce qui est nécessaire pour un pèlerinage – sandales, bâton de pèlerin, canne à sucre, eau, nourriture – car le chemin est long pour aller retrouver les ancêtres. A la campagne et dans la périphérie des villes, le fait d’équiper ainsi le mort se pratique encore. » Et le spécialiste des cultures andines de préciser l’importance de dire la messe pour les morts, « parce que les âmes des défunts réclament des messes, au 8ème jour, après 1 mois, 3 mois, 6 mois, un an… Les membres de la famille, les amis, tous participent ». On lave aussi les habits des morts dans le fleuve, on les sèche, puis on les brûle, « car ainsi s’évaporent les larmes et les souffrances s’en vont avec l’eau du fleuve… Si on ne fait pas cela, celui qui est dans l’au-delà souffre, pleure, est en peine, car sa famille n’a pas accompli tous les rites, c’est culpabilisant! »

Le Père Uria insiste: dans le monde andin, ce qui importe, ce n’est pas la rationalité occidentale, mais bien l’affectif, les sentiments. « Pour les Indios, la divinité vit à nos côtés, l’église devient un centre de pèlerinage, de purification. Ils ne vivent pas une religion théorique, éthérée, mais ils vivent le sacré pleinement. Quand on donne l’eau bénite, ils veulent absolument en recevoir une goutte, car ainsi, ils estiment que c’est Dieu qui les a touchés ». JB

Encadré

L’Altiplano, pays du syncrétisme religieux

Les réalisations artistiques que l’on découvre dans les musées de La Paz témoignent de ce métissage culturel et religieux, à l’exemple de ces tableaux de style baroque métis du début du XVIIIème siècle qui assimilent la Vierge au « Cerro Rico » (la Montagne riche) de Potosi. Cette montagne arbore un visage féminin et des mains aux paumes ouvertes. A ses pieds se trouve le pape Paul III face à Charles Quint, un cacique indien derrière lui. L’Inca effectue l’ascension de la montagne, surmontée de la Trinité et flanquée de part et d’autre du soleil et de la lune, qui rappellent les anciens dieux incaïques. Le culte rendu par les Indios au Mont Potosi contraignit les autorités religieuses de la colonie à christianiser le mythe en l’assimilant à la Vierge Marie, synonyme de Pachamama. JB

Encadré

Le président Evo Morales, proclamé « guide spirituel de tous les Boliviens »

Malgré les grincements de dents des milieux chrétiens – les Boliviens sont à plus de 75% catholiques et les relations sont de plus en plus tendues avec l’Eglise catholique (***) – , Evo Morales, le 1er président bolivien d’origine indienne (aymara), a été proclamé « guide spirituel de tous les Boliviens ». Il a été oint par des amautas (« sages ») et yatiris (« prêtres ») aymaras au cours d’une cérémonie ancestrale le 21 janvier dernier dans le temple des ruines précolombiennes de Tiwanaku, lieu sacré des Indiens des Andes, situé à 3’850 m d’altitude, et à quelque 70 km de La Paz.

Le leader du Mouvement vers le Socialisme (MAS), aux accents indigénistes, a décrété que, désormais, le 21 juin serait jour férié national. Les Aymaras, première ethnie du pays, fêtent ce jour-là le solstice d’hiver, le Willkakuti, ou retour du soleil, marquant la nouvelle année. Evo Morales est ainsi le tout premier chef d’Etat à célébrer une fête indienne dans un pays majoritairement catholique. Il a participé le 21 juin dernier à la célébration de l’an 5518 du calendrier aymara. La cérémonie religieuse s’est déroulée en présence de plusieurs milliers de personnes sur les ruines de Tihuanacu (Tiwanaku), vestiges d’une civilisation pré-inca disparue, et lieu sacré pour les Indiens des Andes. Les mains tendues vers le soleil, en un fort moment de recueillement, ils ont accueilli au temple de Kalasasaya les premiers rayons à travers la Porte du soleil. JB

(*) Sucre, la « cité blanche », tant prisée des touristes occidentaux, est également la capitale constitutionnelle de la Bolivie. La ville est également connue sous les noms de Charcas, sa première dénomination jusqu’à 1538, puis La Plata et finalement Chuquisaca.

(**) Selon un rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) daté du 22 juin dernier, le Pérou est devenu en 2009 le premier producteur mondial de feuilles de coca, matière première de la cocaïne. La Colombie occupe encore actuellement la première place pour la production de cocaïne, mais le Pérou la talonne de près.

(***) Le président Evo Morales a qualifié l’été dernier l’Eglise catholique de « symbole vivant » du colonialisme européen qui doit disparaître de Bolivie. Il a averti que l’Eglise va être davantage contrôlée par l’Etat et que sa marge d’action sera réduite. L’Eglise catholique a la charge de plus de 20% de toutes les institutions éducatives du pays (des petites classes jusqu’à l’Université), sans compter les centres de santé, hôpitaux, œuvres sociales ou projets de développement. Evo Morales, qui a visité le pape Benoît XVI à Rome le 17 mai dernier, se déclare de « confession catholique », même si ses relations sont très tendues avec certains membres de la hiérarchie catholique bolivienne. JB

Des photos de ce reportage sont disponibles à l’Apic: jberset@kipa-apic.ch

De nombreux projets de l’Eglise catholique en Bolivie sont soutenus par l’œuvre d’entraide Aide à l’Eglise en Détresse (AED) à Lucerne, CCP 60-17700-3. (apic/be)

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