Brésil: La théologie de la libération n’est pas morte, elle est en pleine mutation

De l’utopie socialiste à une théologie écologiste, féministe, indigène…

Apic Dossier

Salvador da Bahia, 5 août 2010 (Apic) Née en Amérique latine à la fin des années soixante, fondée sur l’espoir révolutionnaire socialiste – dans les années quatre-vingts dénoncée par le Vatican pour ses «dérives marxistes» -, la théologie de la libération n’est pas morte. Elle est en fait en pleine mutation. Notre dossier.

Dans un contexte sociopolitique différent, mais toujours confrontée aux graves problèmes de pauvreté et d’exclusion sociale que connaît le continent latino-américain, elle se veut désormais déclinée en une multitude de champs: l’écologie, le féminisme, la question indigène, le pluralisme religieux…

La messe dominicale s’est achevée il y a une demi-heure. Dans la pièce aux murs fatigués qui jouxte la chapelle des Malouines, dans un quartier pauvre à la périphérie de Salvador de Bahia, la vingtaine de chaises en plastique blanc formant un large cercle ne sont encore que partiellement occupées. «Les participants à notre Pastorale Afro arrivent par vagues, sourit le Père Ricardo. Du coup, on commence rarement à l’heure et on finit toujours très tard».

Débarqué il y a vingt deux ans de son Australie natale, ce robuste sexagénaire, crinière blanche et yeux clairs, a rapidement réalisé qu’il était le seul Blanc dans cette zone de Salvador de Bahia, au nord est du Brésil, où la population est essentiellement noire. «J’ai surtout pris conscience de la double discrimination, raciale et sociale, dont était victime la population des Malouines».

Il ne suffit pas d’écouter leurs souffrances, il faut les aider à changer les choses

Habitat insalubre, chômage endémique, trafic de drogue, violences domestiques… «Les difficultés quotidiennes de ces gens sont innombrables. Et je crois que le rôle de l’Eglise ne consiste pas seulement à écouter leurs souffrances, mais à les aider à changer le cours de leur existence. C’est pour ça qu’à mes yeux, la théologie de la libération existe toujours. Parce qu’aujourd’hui, le combat contre les effets pervers du néo-libéralisme -exclusions sociales et inégalités grandissantes – est plus actuel que jamais».

Née en Amérique latine à la fin des années 60 (voir encadré), la théologie de la libération a posé comme postulat de départ «l’option prioritaire pour les pauvres». Cette théologie, qui voit donc l’Eglise comme «Eglise des pauvres», entendait à l’époque répondre à une situation d’urgence économique et de crises politiques, sur un continent laminé par la misère et les dictatures. Quarante ans plus tard, dans un contexte politique totalement différent, est-elle encore d’actualité ?

La théologie de la libération garde toute sa pertinence et son originalité

Pour Odair Pedroso Mateus, théologien brésilien et enseignant à l’Institut œcuménique de Bossey, en Suisse, « elle garde toute sa pertinence et son originalité, car les défis, tels la pauvreté, l’exclusion sociale ou les inégalités entre le Nord et le Sud, auxquels elle entend répondre existent toujours».

Des défis qui, selon lui, «interpellent la foi chrétienne, car le Dieu de la Bible prend le parti des pauvres». Un point de vue partagé par Elias Wolff, Père franciscain et enseignant à l’Institut de Théologie de Santa Catarina, à Florianopolis, au sud du Brésil. «La théologie de la libération est aujourd’hui ce qu’elle a toujours été et ce qu’elle sera toujours: une réflexion de l’Evangile et de l’Eglise qui lutte pour la ›libération’ de toute souffrance injuste par des moyens religieux et sociaux».

La théologie de la libération est sortie d’une perspective uniquement sociopolitique

Pour autant, l’ensemble des acteurs admettent que la théologie de la libération a changé. «Après l’enthousiasme des années 70, explique Maria Clara Bingemer, théologienne et enseignante au Département de théologie de l’Université pontificale catholique de Rio (PUC-Rio), cette dernière vit un moment d’autocritique et d’évaluation qui lui permet d’élargir son horizon et de sortir d’une perspective uniquement sociopolitique pour aller vers d’autres sujets, comme la race, l’ethnie, l’écologie et l’identité sexuelle».

Une nouvelle donne illustrée par Luiza Tomita, catholique laïque, docteur en théologie et secrétaire exécutive de l’Association oecuménique de théologiens et théologiennes du Tiers Monde (ASETT), au sein de laquelle elle travaille sur le thème du dialogue interreligieux.

Féministe convaincue, Luiza Tomita s’investit aussi au sein d’une communauté ecclésiale de base dans la banlieue de Sao Paulo et lutte contre les violences domestiques et sexuelles dont sont victimes les femmes. «Mon objectif est de les aider à lutter contre les normes patriarcales religieuses qui les empêchent de disposer librement de leur corps et de leur sexualité».

Autre approche de la théologie de la libération: l’écologie

Une déclinaison féministe de la théologie de la libération qui, «comme pour les autres, implique que l’Eglise soit capable de flexibilité et se débarrasse des critères doctrinaux qui orientent la réflexion sur la foi, pour accueillir de nouvelles perspectives représentées par ces théologies». Autre approche de la théologie de la libération: l’écologie.

Constatant que la destruction de la nature affecte particulièrement les pauvres, de nombreux théologiens comme Leonardo Boff travaillent sur cette thématique. «Les pauvres sont les principales victimes des sécheresses, des inondations et des dévastations du milieu ambiant. Et par manque de ressources, ils contribuent à la destruction de cet environnement. Lutter contre la pauvreté et préserver la nature vont donc de pair. C’est pourquoi la théologie de la libération inclut la question écologique dans le cadre de ses préoccupations principales».

Avec celle du dialogue interreligieux, dont l’importance est croissante sur un continent marqué tant par l’essor des églises pentecôtistes que par l’existence de religions indigènes et afro-américaines qui sortent de la clandestinité.

«Nous nous interrogeons sur ce que signifie ce pluralisme religieux par rapport à la libération, explique Luiza Tomita. Doit-il être considéré comme une expression de lutte émancipatrice, c’est-à-dire une réaction contre l’oppression et comme un retour de la pluralité des traditions, ou comme un des aspects de la domination de l’empire du Nord ? » Un débat loin d’être tranché.

Mais c’est dans son organisation même que la théologie de la libération a sans doute le plus évolué. «Dans les années 80, explique Luiz Carlos Susin, docteur en théologie et professeur à l’Université catholique du Rio Grande do Sul (PUC-RS), à Porto Alegre, la théologie de la libération était représentée par de «grands théologiens».

«Aujourd’hui, nous sommes passés à des milliers de ›petits théologiens’. Des hommes et de plus en plus de femmes, d’indigènes, de noirs, de paysans qui créent la théologie de la libération. Ils n’écrivent pas de livres, ne sont pas célèbres, mais ils sont là !» De nouveaux acteurs qui, d’après Jung Mo Sung, théologien, économiste et enseignant à l’Université méthodiste de Sao Paulo, «sont de plus en plus souvent laïcs, donc moins dépendants de l’appui d’une hiérarchie catholique. Ces hommes et ces femmes, poursuit-il, ont aussi conscience de la transversalité des thématiques couvertes par la théologie de la libération et s’investissent dans les mouvements sociaux et altermondialistes».

Une implication naturelle pour Luiz Carlos Susin qui estime que «le futur de la théologie de la libération dépend d’abord de son ouverture planétaire en ces temps de globalisation». Et de sa capacité à proposer des alternatives au modèle de société actuelle. JCG

Encadré

Nancy Cardoso Pereira: «Pour une théologie du point du vue de la femme»

Titulaire d’un doctorat de théologie et de philosophie et d’un post doctorat en Bible et en histoire ancienne, Nancy Cardoso Pereira a cependant forgé ses convictions à travers ses nombreuses expériences de terrain. Chargée, entre 1996 et 1999, de l’animation pastorale et biblique dans les camps de paysans sans terre dans la région de Sao Paulo, au Brésil, cette pasteure méthodiste est membre du Conseil national de la Commission Pastorale de la Terre (CPT) depuis 2000.

De cet engagement concret, en particulier aux côtés des femmes et des paysans, Nancy Cardoso Pereira en a tiré une certitude: «Les femmes sont les plus proches des réalités quotidiennes. Il ne s’agit donc pas simplement de leur accorder plus de place dans la société, mais bien d’élaborer une théologie du point de vue de la femme. Car il existe bel et bien une expérience de la vie et de Dieu qui est propre aux femmes !»

Déterminée à lutter «contre les normes patriarcales religieuses», Nancy Cardoso Pereira estime donc que les femmes doivent prendre la parole, mais surtout créer leur propre espace. Et l’occuper. Car elles sont souvent victimes de plusieurs formes d’oppression. «La majorité des pauvres sont des femmes, rappelle la théologienne. Et la majorité des femmes sont pauvres. Pour autant, les théologies féministes ne sont guère valorisées».

Pour Nancy Cardoso Pereira, il convient donc d’aborder la théologie féministe dans une perspective critique du capitalisme «qui se reproduit dans un cadre patriarcal, dans un monde où il y a interaction entre mode de production et mode de reproduction. Mais toujours aux dépends des femmes». Un constat un peu amer, même si Nancy estime que la situation évolue. «Depuis les années 1980 et 1990, beaucoup de femmes se sont formées à la théologie. Elles sont laïques et constituent aujourd’hui une force de proposition sans précédent». Et comptent bien en faire usage. JCG

Encadré

Jung Mo Sung: «La domination du capitalisme est aussi spirituelle»

Docteur en théologie et économiste, Jung Mo Sung est l’une des principales figures de la théologie de la libération au Brésil et en Amérique latine. Estimant que cette dernière s’insère dans un phénomène plus large de «christianisme de libération», il redoute qu’un nouveau type d’empire soit en gestation.

Théologie de la libération et «christianisme de libération»

Il est important de différencier la notion de «théologie de la libération» avec le phénomène de «christianisme de libération», affirme-t-il. Le «christianisme de libération» est une idée plus ample qui inclut la théologie de la libération, les communautés ecclésiales de base (CEB) et d’autres mouvements d’Eglise ou de personnes qui ont fait l’option pour les pauvres au nom de leur foi chrétienne ou de valeurs chrétiennes.

Cela inclut également des personnes et des groupes qui ne se sentent plus comme appartenant à l’Eglise «officielle», mais qui se sentent comme faisant partie de ce «christianisme de libération», qui a vu le jour avant la théologie de la libération. D’ailleurs les propres «fondateurs» de la théologie de la libération ont affirmé de manière explicite que cette dernière était au service des pratiques des chrétiens et des communautés engagés dans la lutte pour la libération des pauvres.

Théologie de la libération et capitalisme

Le principal défi de la théologie de la libération est d’affronter la nouvelle forme de domination et d’oppression qui s’articule dans le monde d’aujourd’hui sous la forme du processus de globalisation économique. «On peut affirmer qu’un nouveau type d’empire est en gestation. La domination, aujourd’hui, n’est pas seulement économique ou politique, mais aussi profondément spirituelle. Le capitalisme est devenu plus symbolique et spirituel que jamais, et on assiste à un véritable processus de colonisation de la subjectivité dirigé par le système global actuel que peu de théologiens prennent suffisamment au sérieux. Même les pays de tradition culturelle millénaire basés sur le bouddhisme, l’hindouisme ou le confucianisme – comme en Extrême-Orient – sont en train d’adopter des modes occidentaux de vie».

«Je pense que démasquer et critiquer l’’esprit’ de ce nouvel empire, avec ses présupposés théologiques, est un devoir fondamental, pas seulement pour la théologie de la libération, mais de la part de toute théologie impliquée dans son rôle prophétique et avec le rôle critique que toute théorie devrait avoir dans la société». JCG

Encadré

Frère Luiz Carlos Susin: «Le futur de la théologie de la libération est planétaire»

Docteur en théologie, professeur à l’Université catholique du Rio Grande do Sul (PUC-RS), Luiz Carlos Susin est considéré aujourd’hui l’un des leaders incontournables de la théologie de la libération au Brésil. «Le futur de la théologie de la libération est lié à son ouverture planétaire dans ces temps de globalisation, estime-t-il. C’est une théologie régionale qui est en train d’entrer chaque jour d’avantage en interaction avec des manières de faire de la théologie d’autres régions, pas seulement d’Afrique et d’Asie, pas non plus comme une théologie ›tiers-mondiste’ – cela serait anachronique – mais dans le but de renforcer la somme d’énergies selon l’expression ›Un autre monde est possible’, pour reprendre le terme des forum sociaux mondiaux. C’est pour cela que, déjà en 2005, a débuté un processus de mondialisation baptisé ›Forum mondial de théologie et de libération’».

A ce propos, il est nécessaire d’attirer l’attention sur un détail important: on ne parle pas d’un forum mondial de la théologie ›de’ la libération, mais d’un Forum mondial de théologie ›et’ de libération. Parce qu’il y a des formes de libération qui, par exemple, se font jour au sein de groupes de femmes au Nord du Kenya et qui regroupent des musulmanes, des chrétiennes et des femmes d’autres religions traditionnelles. Elles se réunissent pour apprendre à vivre, à prier et à faire des choses ensemble».

«On en a d’ailleurs eu un témoignage à Nairobi, lors de la seconde édition du ›Forum mondial de théologie et de libération’. Il y a des formes de libération dans la théologie dalit, dans la théologie minjung, dans la théologie de la reconstruction africaine. Il y en a aussi dans la théologie contextuelle au Québec, ou dans les réseaux chrétiens en Espagne, ou encore dans la théologie qeer américaine et dans certains pays européens. Cette théologie a besoin d’être pensée de manière oecuménique, dans le cadre d’un pluralisme religieux». JCG

Encadré

Pablo Richard: «Deux modèles d’Eglise»

Considéré comme le «père» de la théologie de la libération au Chili, Pablo Richard dresse un constat sans concession des deux principaux «modèles» d’Eglise qui coexistent aujourd’hui. «L’Eglise n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des modèles ou des manières d’être Eglise. Fondamentalement, il y a deux modèles: une Eglise traditionnelle et dominante qui est en train de vivre une crise irréversible. Et une autre, émergente, qui cherche à créer un nouveau modèle».

Une Eglise traditionnelle repliée sur elle-même

«Le premier modèle est entré dans une crise irréversible car tout ce qui est tenté pour le réformer s’avère inutile. Il ne changera jamais, sa structure hiérarchique étant trop rigide : le pape est à Rome, les évêques dans leurs diocèses, les prêtres dans leurs paroisses… Quant aux laïcs, ils n’existent pas et encore moins les femmes. C’est une Eglise repliée sur elle-même, totalement coupée du monde. D’ailleurs, pour elle, tous les problèmes viennent de l’extérieur. Elle est incapable de faire une autocritique interne et de reconnaître ses erreurs. Elle justifie la perte de millions de fidèles en accusant les ›sectes. Mais en réalité, 80% de ceux et celles qui abandonnent l’Eglise le font parce l’Eglise traditionnelle ne leur dit plus rien».

Nouveau modèle d’Eglise et mouvements sociaux

Mais il y a un autre modèle d’Eglise, insérée dans l’histoire, consciente de la situation économique, sociale et politique du monde actuel et de ce que représente l’idéologie du néolibéralisme, affirme-t-il. «C’est une Eglise qui cherche une transformation de ses structures internes et une nouvelle identité dans la théologie de la libération, dans la construction d’une éthique de vie sur le plan personnel et social, dans une spiritualité libératrice et dans une nouvelle manière d’insérer l’Eglise dans le monde actuel. C’est une Eglise qui grandit depuis sa base, par la construction de communautés ecclésiales de base et par l’insertion des mouvements populaires. Ce nouveau modèle d’Eglise ne cherche pas la contradiction avec l’Eglise dominante, mais cherche en elle-même où est sa force. Ces deux modèles coexistent à l’intérieur de la grande Eglise actuellement dominante. Cela implique donc de résister, pour ne pas perdre son identité au milieu des contradictions».

«Ce nouveau modèle d’Eglise s’insère chaque jour davantage dans les mouvements sociaux et il y a des chrétiens qui, au nom de leur foi, s’impliquent dans ces mouvements. L’option pour la théologie de la libération est très claire, d’autant que cette dernière a changé et s’est renforcée ces 15 dernières années, avec des thématiques liées au genre, à la génération, à la culture, la race, et à beaucoup d’autres identités». (apic/jch/be)

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