«La vraie pauvreté est la pauvreté anthropologique»
Fribourg, 21 octobre 2010 (Apic) L’Eglise catholique doit adapter son message pour se faire comprendre dans le continent noir, car la pensée de Descartes n’est pas vraiment pertinente pour l’Afrique. Depuis plusieurs décennies, l’abbé Bénézet Bujo, ancien professeur de théologie morale et d’éthique sociale à l’Université de Fribourg, le répète. Si la «théologie africaine» n’est pas morte, elle a par contre davantage de difficultés à faire entendre sa voix – notamment parmi les évêques africains – depuis les années qui suivent le premier synode africain (1994).
De retour d’un colloque sur «Culture et Développement dans la Théologie Africaine», organisé fin septembre à Abidjan, en Côte d’Ivoire, par le Conseil Pontifical de la Culture (CPC), l’abbé Bénézet Bujo a présenté à l’agence Apic quelques thèmes en lien avec la «théologie africaine». Ce prêtre congolais originaire de Bunia, au nord-est du Congo RDC, développe des problématiques qui lui tiennent à cœur: le devoir des théologiens africains et l’apport de la théologie africaine, les évêques parachutistes (déracinés), la «romanisation» de l’Afrique, la spiritualité du célibat des prêtres, la question de l’inculturation et la globalisation.
La culture africaine véhicule certaines images, précise l’abbé Bujo, qui risquent de choquer les Occidentaux. Que l’on évoque les «mangeuses d’âmes», les enfants sorciers ou les albinos. Autant de potentiels, en les transformant et en leur donnant un nouveau sens, qui peuvent être exploités positivement, relève le professeur Bujo. Ainsi, cette foi que véhicule la culture africaine devrait permettre de dépasser toute forme de haine, et apporter bien des correctifs dans la manière de voir et de penser.
Leur rôle est de partir de ce qui existe et de le dynamiser. Prenons un exemple: la conception de tuer les jumeaux en certains endroits choque. Mais derrière s’y cache la protection de la vie. Selon certaines conceptions en Afrique, une femme ne peut mettre au monde deux enfants. Cela voudrait dire qu’elle a péché, en ayant eu une relation avec deux hommes. Connaissant le secret de la vie, les gens seraient les premiers à saluer ces naissances comme l’expression de l’abondance de la vie. Il faut donc expliquer et donner un sens nouveau.
Ils devraient le faire dans un sens positif. Ainsi, lorsque des albinos sont tués pour leur prélever certains organes, le théologien doit expliquer que les parents d’albinos sont normaux et que les ancêtres donnent la vie.
Dans certains pays d’Afrique – quelques peuples de la région des Grands Lacs, par exemple –, les personnes atteintes d’albinisme sont considérées comme porteuses de pouvoirs magiques. On les tue pour utiliser certains de leurs organes et disposer ainsi des pouvoirs convoités.
Chez les anciens Bakongo, par contre, les enfants albinos sont sacrés, car ils signifient le retour des ancêtres. De même pour la couleur blanche, perçue comme la couleur de l’au-delà. Ce sont donc ces valeurs qu’il faut utiliser et propager.
J’ai été poursuivi en 1982, pour ma position sur la question (cf. Bulletin de Théologie Africaine, publié à Kinshasa). Les évêques de l’époque ne souhaitaient pas réfléchir à la question, à l’exception de l’un ou l’autre, comme par exemple le cardinal Joseph-Albert Malula, à l’époque archevêque de Kinshasa. Seuls quelques-uns donc ont perçu ce problème, qui perdure aujourd’hui encore. On a l’impression que souvent la réflexion théologique est bloquée par manque d’encouragement de la part de beaucoup d’évêques.
Jusqu’aux années 90 (quatre vingt dix), les théologiens restent Africains dans l’âme. Après ces années, nous assistons à une évolution. Une nouvelle génération de théologiens ne pense plus vraiment selon l’esprit du Concile en matière d’inculturation. On peut constater un recul de la pensée à cet égard.
Dans le passé, l’école de Kinshasa était le moteur de l’inculturation, avec à sa tête Mgr Tharcisse Tshibangu et le chanoine Alfred Vanneste (*) comme 1er doyen de la Faculté de théologie. En 1957, les statuts de la Faculté de théologie de Kinshasa sont approuvés. Elle jouera un rôle de pionnier pour la théologie africaine.
Non. Car à présent, on centre ses études sur des personnalités comme Yves Marie-Joseph Congar, Henri de Lubac, Karl Rahner, Hans Urs von Balthasar. Mais quel est leur apport pour la théologie africaine? On semble avoir désormais stoppé la réflexion sur l’inculturation.
Prenons l’exemple de la rationalité. Descartes parle du «cogito ergo sum». Pour un Africain, il faudrait d’abord parler de la parenté: «je suis parenté, c’est pourquoi nous existons». Sans une parenté, on n’a pas d’amis.
La parenté englobe tout le cosmos, selon le concept que l’on appelle «ubuntu», qui veut dire quelque chose comme «le fait d’être une personne humaine véritable (humanness)». Par conséquent, pour nous, il est impossible de vivre, si l’on est désagrégé.
Pour un Africain, «dominer la terre» signifie soyez pasteurs, ce qui diffère fondamentalement d’exploiter la terre. La création attend son salut (cf. Rm 8, 19-22), parce que l’homme l’a soumise à la vanité. Désormais, elle pousse des cris et gémit. On retrouve là l’idée du développement durable.
Il faut savoir qu’en Afrique, la communauté est composée de trois entités: les vivants, qui ne sont pas la réalité entière. Ils sont précédés par les morts (2ème entité), à honorer car ils lie les vivant à l’au-delà. Les morts ne peuvent vivre sans l’amour des vivants, et – 3ème entité – les non-encore-nés. Ces derniers existent dans la pensée de Dieu et peuvent être mis en relation avec le Christ qui, depuis toute éternité, était dans le sein du Père. Pour les Africains, les non-encore-nés incarnent une réelle espérance qui fait vivre. Cette conception de la vie est partagée jusqu’à la frontière du Maghreb.
Prenons l’exemple d’un couple empêché d’avoir des enfants. Il est considéré comme du bois mort, stérile. Le cardinal Malula l’avait bien perçu, lorsqu’il proposait de développer une nouvelle théologie du mariage. Car un mariage sans enfant est voué à l’échec. Chacun risque de chercher la fertilité ailleurs.
Toute une spiritualité du célibat est à développer à partir de la thématique des non-encore-nés. Pour un Africain, la vie ne se réduit pas à la fécondité biologique. Elle est reçue de toute personne qui nous a fait beaucoup de bien, et qui nous aide à nous constituer comme personne. On dit alors: «elle m’a engendré». Ce qui est beau dans cette conception, c’est que toute personne engendre, et dans ce sens le prêtre aussi, même s’il n’est pas un père biologique. Dans une famille, les enfants enfantent en posant des actes qui épanouissent et honorent les parents, et ces derniers continuent à enfanter en éduquant leurs enfants. Malheureusement, cette spiritualité n’est pas suffisamment développée.
On peut argumenter la question du célibat à partir de l’anthropologie africaine. Le Père Placide Tempels (**), philosophe et théologien, concevait la spiritualité matrimoniale comme un engendrement mutuel. Les différents couples s’engendrent comme mère, père de l’autre. En Afrique, on n’établit aucune différence entre enfanter et engendrer. Cela a généré bien des malentendus avec la théologie féministe et son langage inclusif. Reconnaître la création de l’homme et de la femme par Dieu ne signifie nullement partager la conception théologique du «gender», défendue en Occident par certains féministes.
Selon la conception africaine, la femme est sacrement de Dieu et le symbole de la vie, plus que l’homme. Dans la hiérarchie, elle apparaît directement après Dieu. Car elle sait comment advient la vie. Au contraire, la théologie féministe développée en Occident est une théologie sexiste, qui ne part pas du concept de la vie.
Oui, par sa manière de parler et par les symboles qu’elle utilise, par exemple la conception biblique semble être plus proche de la culture africaine. Mais il faudrait analyser cela de plus près.
L’ouvrage «How God Became African. African Spirituality and Western Secular Thought» (2009), du Néerlandais Gerrie ter Haar, professeur de religion et de développement à l’Institut d’Etudes Sociales de La Haye, analyse comment l’Africain est influencé par le monde invisible auquel l’Européen ne croit plus. Pour un Africain, il n’y a aucune difficulté à fréquenter l’Eglise le matin, à recevoir un responsable de la Banque Mondiale (BM) à midi, et à rencontrer le devin le soir. Pour lui, le devin occupe la 1ère place.
Comme professeur dans certaines Universités africaines, j’avais remarqué que certains étudiants entraient dans ces croyances au moment des examens. Devant les réalités existentielles, même quelques ecclésiastiques en Afrique y recourent.
En Europe, on pense en termes «ou bien… ou bien». En Afrique, on pense plutôt en termes de « aussi bien que… » Sur la question écologique, l’Africain respecte fondamentalement la nature. Il ne voit pas dans un arbre uniquement la matière. Une pierre ou un hibou qui crie la nuit peuvent représenter une personne. Aussi, avant de couper un arbre, il faut en avoir besoin et demander au préalable la permission. Nous retrouvons la même dynamique en Amérique, par exemple chez les Mayas.
La mondialisation et la globalisation représentent un danger pour les Africains. Certains sont centrés sur la seule culture africaine ; d’autres sont partisans d’un mélange des cultures ; tandis que d’autres ne se situent nulle part. Prenons l’exemple d’Africains ayant vécu en France, sans apprendre leur langue d’origine. Ils sont alors des étrangers partout. D’où l’importance de développer un centre où on enseigne la culture et les langues africaines.
Maintenant finalement, le Kenya a reconnu le swahili comme seconde langue après l’anglais. C’est déjà un pas positif. Il faut être attentif à ne pas former des monstres, qui n’appartiennent à aucun genre. Que constatons-nous, aujourd’hui, en Afrique ? On assiste à l’implantation d’une multitude d’ONG. Quel est leur rôle ? Sont-elles là pour inoculer une culture au nom des droits humains mal compris ?
En effet, imposer la façon occidentale d’éduquer les enfants, c’est inviter les enfants à dénoncer les parents qui les frappent. Or, ce n’est plus respecter la situation dans son contexte. En Afrique, la famille au sens large (parents, grands-parents…) a le droit d’éduquer les enfants, au même titre que les parents. L’arrivée des droits humains au sens occidental du terme annule cette conception et appauvrit la culture africaine.
En Afrique, on perçoit la globalisation comme étant une injustice et une contradiction. Evoquons la question de l’écologie et de la variété des espèces. On souligne que les espèces transgéniques vont détruire les autres espèces. Au contraire, quand il s’agit de promouvoir les différentes cultures dans le monde, on tend à les uniformiser. Déjà le pape Jean XXIII disait de l’Eglise qu’elle est la «filia regis varietate circumdata», la fille du roi revêtue de vêtements bigarrés. La beauté réside justement dans la variété et la diversité.
Il en est de même du Corps du Christ, qui n’est pas uniforme. La diversité est le reflet de la grandeur de Dieu. De ce point de vue, la destruction de la tour de Babel est une bénédiction. Car elle a supprimé la tentative d’uniformité.
J’ai l’impression que l’Eglise, issue de la culture occidentale, confond la Révélation (qui est la même pour tous) et la théologie (qui dépend de notre arrière fond culturel, avec la possibilité toujours offerte de prendre des éléments dans d’autres cultures). Quand Rome réunit un Synode et un Concile, on reprend en fait une structure africaine. Il est bon ici de se souvenir de l’étude très intéressante du patrologue nord-américain, Thomas C. ODEM. Dans son livre « How Africa Shaped the Christian Thought », il montre que les premiers Conciles ont eu lieu en Afrique, où on décidait les choses selon le consensus (la palabre).
J’ai l’impression qu’à un moment donné, seule l’Afrique tenait encore à l’inculturation. En effet, l’Amérique latine était occupée à développer la théologie de la libération pendant que l’Asie soulignait plutôt le dialogue interreligieux. Aujourd’hui on peut dire que l’Amérique latine travaille beaucoup le problème de l’inculturation. L’Occident en parle également. En fait, pour nous, la thèse développée par le Père jésuite camerounais Engelbert MVENG: «la vraie pauvreté est la pauvreté anthropologique» est à redécouvrir. Car si vous n’avez plus d’identité, on peut alors faire de vous tout ce que l’on veut. GGC/JB
(*) La Faculté de théologie de Kinshasa – fondée par l’Université de Louvain en 1957 – allait être, trois ans après sa naissance, le lieu d’une discussion virulente entre le doyen de l’époque, le chanoine Alfred Vanneste, et le futur Recteur et évêque Mgr Tharcisse Tshibangu. Avocat d’une théologie de « couleur africaine », alors qu’il préparait sa licence, l’abbé opposa une résistance remarquable à son doyen, qui défendait une théologie occidentale qu’il considérait comme universelle. Ce débat, qui était très virulent à l’époque, sera publié dans la Revue du Clergé Africain.
(**) Le Père flamand Placide Tempels, un missionnaire franciscain auteur de la « Philosophie Bantoue », livre largement discuté depuis 1945. Le P. Tempels a même été expulsé du Congo belge, car sa vision relevait d’une vraie « révolution culturelle ». Il s’était aperçu qu’on prêchait à côté de la réalité. Il s’était mis à étudier la culture africaine. Pas depuis son bureau, mais sur le terrain, en parlant la langue des gens. Il était arrivé à la conclusion que pour les Africains, le plus important était l’action dans la vie, qu’il a baptisée la « force vitale ». Cette conception renvoie à l’interaction entre individu et communauté: l’action de l’individu est vitale pour la survie de la communauté et vice-versa.
Encadré
Prêtre du diocèse de Bunia, au nord-est de la République démocratique du Congo, le professeur Bujo a été de 1989 à 2010 professeur ordinaire à la Faculté de théologie de Fribourg, où il enseignait la théologie morale et l’éthique sociale. Il est un spécialiste reconnu de la théologie africaine. Il a fait ses études de philosophie et de théologie au Congo et en Allemagne. Il est auteur de plusieurs ouvrages sur saint Thomas, sur la morale interculturelle et la théologie africaine. Son livre « Plädoyer für ein neues Modell von Ehe und Sexualität. Afrikanische Anfragen an das westliche Christentum », a été publié par les Editions Herder, à Fribourg-en-Brisgau. L’ouvrage est sorti en 2007 dans la série (Quaestiones Disputatae – une collection fondée par le célèbre jésuite allemand Karl Rahner – né en 1904 à Fribourg-en-Brisgau, décédé en 1984 à Innsbruck). Pour B. Bujo, il y a effectivement un christianisme occidental et un christianisme africain: « Le christianisme que l’on vit est une interprétation de l’Evangile selon la culture. L’Occident a interprété sa culture de façon à ce que les chrétiens européens puissent vivre l’Evangile, tandis que l’Afrique a reçu l’Evangile déjà mâché selon la culture européenne! ». Il faut se rappeler, insiste-t-il, que les missionnaires étrangers « travaillaient la main dans la main avec les puissances coloniales et que l’Evangile lui-même fut proclamé dans ce contexte imbibé de préjugés ». Sur ce sujet, on pourra lire avec intérêt son ouvrage plus récent : « Introduction à la théologie africaine, Academic Press, Fribourg 2009 ». (apic/be/ggc)
webmaster@kath.ch
Portail catholique suisse
https://www.cath.ch/newsf/la-vraie-pauvrete-est-la-pauvrete-anthropologique/