Des communautés presque invisibles
Neuchâtel, 17 décembre 2010 (Apic) « Malgré leur importance numérique, les orthodoxes de Suisse sont très discrets. Le fait que leur nombre ait doublé durant les deux dernières décennies ne semble pas avoir attiré l’attention du public », s’étonne Maria Hämmerli, collaboratrice scientifique à l’institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel. Pourquoi les orthodoxes sont-ils invisibles? La chercheuse lance une hypothèse: « C’est peut-être parce qu’ils sont particulièrement bien intégrés? »
Arrivés en Suisse au cours de différentes vagues migratoires, les orthodoxes étaient 131’900 en 2000, selon le recensement fédéral de la population. Numériquement parlant, il s’agit donc du quatrième groupe religieux de Suisse, après les catholiques romains, les protestants et les musulmans. Qui sont les orthodoxes de Suisse? Comment se sont-ils intégrés dans notre société? Le point grâce à la recherche de Maria Hämmerli sur les orthodoxes et leur intégration en Suisse.
Les orthodoxes de Suisse sont d’abord serbes, russes, grecs et roumains. Parmi les quelques orthodoxes suisses, peu sont des convertis. Il s’agit plus souvent de migrants naturalisés ou de leurs enfants.
La grande majorité des orthodoxes sont établis en Suisse allemande, près des grandes villes industrielles comme Zurich, Winterthur, Saint-Gall ou Bâle, ou alors dans l’arc lémanique. La plupart des 42 paroisses recensées par Maria Hämmerli sont organisées ethniquement et dépendent de leurs Eglises mères. Mais il y a quelques paroisses multiethniques qui célèbrent la liturgie en langue locale. Fait étonnant, elles sont toutes situées en Suisse romande.
En général, les paroissiens ne sont pas semblables d’une paroisse à l’autre. Ils ne diffèrent pas seulement ethniquement, mais également en fonction de l’âge, de leur situation professionnelle ou même matrimoniale. Ainsi, les grecques-orthodoxes épousent souvent des Suisses alors que les serbes-orthodoxes se marient plus facilement à l’intérieur de leur communauté.
Il semble que l’intégration des communautés orthodoxes soit généralement une réussite. Elles font « peu d’histoire », acquièrent le droit de construire des lieux de culte sans porter l’affaire en justice (voire encadré) et sont reconnues comme des partenaires essentiels du travail œcuménique. Le secret de leur intégration se trouve dans leurs paroisses. D’une part, elles s’engagent dans la société d’accueil et s’adaptent à sa culture, d’autre part, elles soutiennent les efforts d’intégration de leurs membres.
Les communautés orthodoxes ont su s’engager théologiquement et socialement, par exemple avec l’Institut théologique orthodoxe de Chambésy (GE) ou avec l’hospice créé par le monastère de la Sainte Trinité à Dompierre (VD) (*). Elles accèdent à la culture suisse en valorisant l’héritage chrétien du pays. Ainsi, les orthodoxes vénèrent-ils les saints suisses d’avant le schisme (voire encadré).
Les paroisses – lieux de rencontre et d’échange – permettent aux croyants de renouer avec leur identité et leurs racines, de se constituer des réseaux ou encore d’être mis en contact avec les institutions publiques de Suisse. En s’engageant dans la vie de leur Eglise, les croyants doivent interagir avec de nombreux « partenaires » suisses (banques, assurances, hôpitaux, institutions religieuses, sécurité sociale) et peuvent ainsi améliorer leurs connaissances linguistiques et juridiques, leur compréhension de la culture suisse et des valeurs politiques du pays hôte. Les Eglises orthodoxes perpétuent également une tradition spirituelle, des croyances, des règles morales et des rituels qui aident les paroissiens à relever les défis de la migration.
Tout positif que soit le bilan, il est toujours possible de s’améliorer. Il reste quelques défis supplémentaires que les Eglises orthodoxes peuvent relever. La situation géographique actuelle des lieux de culte – souvent éloignés de l’habitat des paroissiens – les empêche d’être au centre de la vie de la communauté. L’engagement restreint des laïcs et le rôle traditionnellement central du prêtre empêchent la répartition des tâches, des responsabilités et de l’autorité. Enfin, l’absence d’une représentation commune ne facilite pas le dialogue avec les autorités.
« L’obstacle le plus évident pour que les paroisses orthodoxes deviennent des acteurs plus dynamique dans l’intégration est l’absence d’une représentation commune. Le pluralisme interne de l’orthodoxie, en terme d’ethnies, de langues, de dépendance ecclésiastique envers des évêques situés dans différents pays et suivant différents programmes, représente le défi le plus important pour l’avènement d’une représentation orthodoxe devant les institutions étatiques. » Maria Hämmerli estime donc que l’établissement d’une instance commune aux orthodoxes permettrait d’améliorer encore leur intégration. Plusieurs initiatives ont été prises en ce sens: la création d’une Assemblée des évêques orthodoxes en Suisse ou le Groupe de travail des Eglises orthodoxes en Suisse (Arbeitsgemeinschaft Orthodoxer Kirchen in der Schweiz).
La recherche de Maria Hämmerli s’inscrit dans le cadre du Programme national de recherche 58 (PNR 58) du Fonds national suisse (FNS), intitulé « Collectivités religieuses, Etat et société ». Dirigée par le professeur François Hainard, de l’institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel, la recherche a pour titre « Les dimensions plurielles de l’intégration des communautés orthodoxes en Suisse ».
La recherche s’intéresse aux orthodoxes de Suisse, communautés religieuses apparemment « sans histoire ». Elle a pour objectif de « mieux comprendre une minorité confessionnelle d’origine étrangère et d’analyser les stratégies mises en place par celle-ci (…) pour s’intégrer dans la société suisse. » Comme tout projet d’un PNR, la recherche se veut « une contribution scientifiquement fondée à la résolution de problèmes urgents d’importance nationale », à savoir l’intégration des minorités religieuses en Suisse.
(*) L’Institut d’Etudes Supérieures en Théologie Orthodoxe, qui fait partie du Centre Orthodoxe de Chambésy (GE), collabore avec les Facultés de théologie de Fribourg et Genève. L’hospice pour personne sévèrement malades ou mourantes du monastère orthodoxe de la Sainte Trinité à Dompierre (VD) est lié au réseau cantonal de soins.
Encadrés
En Suisse, il n’est pas aisé, lorsqu’on est une communauté religieuse immigrée, d’obtenir un lieu de culte. Il est plus difficile encore d’en construire un. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler les multiples recours des communautés musulmanes auprès des tribunaux cantonaux et fédéral lors de l’édification d’une mosquée.
La majorité des églises orthodoxes de Suisse ont été construites au cours des 40 dernières années. Fréquemment, les projets de construction se sont heurtés à l’opposition des autorités ou des communautés locales. Considérations esthétiques, bruit des cloches, problème des places de parc, les paroisses orthodoxes se sont adaptées aux attentes des habitants et de l’administration et ont ainsi acquis le droit d’édifier leurs églises. C’est le cas par exemple des églises grecque-orthodoxes de la Sagesse divine à Münchenstein (BL), Saint-Paul à Chambésy (GE) et Agios Dimitrios à Zurich.
Le cas de l’Eglise serbe-orthodoxe Saints Cyrile et Méthode de Belp est particulièrement significatif. Le projet de construction attira d’abord l’opposition des habitants et de l’Union démocratique du centre (UDC), un parti de la droite radicale. En réponse, la communauté serbe organisa des séances d’information avec la population, des vêpres orthodoxes et des célébrations œcuméniques auxquelles étaient conviés les représentants locaux des confessions, de l’administration et des partis politiques. Cette stratégie de dialogue porta ses fruits, créant une atmosphère de compréhension et de confiance mutuelle autour du projet. D’autre part, la paroisse respecta très attentivement les procédures légales et les normes en matière de construction de lieux de culte. Elle s’engagea également à s’abstenir de tout prosélytisme, s’assurant, ce faisant, du soutien des Eglises traditionnelles.
Ainsi, lorsque les orthodoxes rencontrent l’opposition des institutions étatiques, ils agissent avec prudence et recherchent le consensus, relève Maria Hämmerli. Ils n’en appellent pas aux droits des minorités et ne font pas usage d’un discours anti-discrimination. Une stratégie qui les rend « invisibles » mais qui, dans une société encourageant le pluralisme et l’expression des identités religieuses minoritaires, n’est pas toujours gagnante. 25 ans après la construction, le Père Emmanuel Simandirakis, de l’église Agios Dimitrios à Zurich, regrette encore l’architecture imposée par l’administration locale.
Les dix premiers siècles du christianisme sont communs aux catholiques comme aux orthodoxes. C’est pourquoi certaines paroisses orthodoxes de Suisse vénèrent des saints « Made in Switzerland ».
Saint Maurice et saint Maire ont leurs paroisses, les saints Felix et Exuperantius ainsi que sainte Regula ont leur procession orthodoxe zurichoise. Dans la paroisse orthodoxe-russe de Vevey, une icône représente « tous les saints qui ont fleuri sur la terre d’Helvétie ». Le métropolite Ambroise, qui a été évêque de Vevey jusqu’en 2009, a composé un service religieux aux saints suisses, célébré à une date symbolique: le Jeûne fédéral.
« Comme le beau fruit de tes semailles salutaires, la terre d’Helvétie t’apporte, Seigneur, tous les saints qui y ont crû. Par leurs prières, garde en une paix profonde ton Eglise et notre patrie, par la puissance de ta Croix, ô Miséricordieux. » Extrait de l’ »Office à tous les Saints qui ont fleuri en terre d’Helvétie », rédigé par feu Mgr Ambroise.
« Orthodoxie et migration. Implantation des Eglises et intégration des populations orthodoxes en Occident »: c’est sous ce titre que se sont réunis représentants religieux, chercheurs et étudiants à Neuchâtel. Le colloque, organisé le 3 décembre 2010 par l’institut de sociologie de l’Université de Neuchâtel et par l’Institut Religioscope à Fribourg, avait pour objectif de dépasser la situation suisse – étudiée dans le cadre du PNR 58 – pour élargir le questionnement à l’Europe et aux Etats-Unis. Malgré l’absence regrettable de plusieurs orateurs, la salle était comble. Plus d’une quarantaine de personnes s’étaient déplacées pour faire le point sur l’orthodoxie.
En plus de Maria Hämmerli, il y avait parmi les intervenants Reinhard Thöle – du « Konfessionskundliches Institut » à Bensheim en Allemagne – qui a décrit la situation des Eglises orthodoxes en Allemagne, Laurent Denizeau – chercheur à l’Université « Lumière » Lyon 2 – qui a parlé du concept de « tradition » dans les monastères orthodoxes en France, Naures Atto – chercheuse à l’Université de Leiden aux Pays-Bas – qui a abordé la question des communautés syriaques de Scandinavie et Alexei Krindatch – consultant auprès de la Conférence des évêques orthodoxes d’Amérique (SCOBA) – qui a présenté la situation aux Etats-Unis. (apic/amc)
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