Fribourg: Les cantons suisses élaborent un enseignement religieux non confessionnel
Fribourg, 21 janvier 2011 (Apic) Au terme d’un long processus, l’enseignement religieux, dernier bastion des Eglises dans le milieu scolaire, tend à passer sous le contrôle de l’Etat suisse. Avec l’accord tacite d’une large partie de la population et entre les mains de l’Etat, il entreprend une mue délicate dont le futur reste indécis. Seule certitude, on attend du nouvel enseignement qu’il parle de religion sans être religieux. Le point avec Ansgar Jödicke, enseignant en Sciences des religions, à l’Université de Fribourg. Avec Andrea Rota, il est l’auteur d’une recherche sur l’ »enseignement religieux » en Suisse (voire encadré).
Apic: Qu’entend-on en Suisse par l’expression « enseignement religieux »?
Ansgar Jödicke: De manière générale, on comprend par « enseignement religieux » un enseignement dans lequel on parle de religion. Si, historiquement, l’expression « enseignement religieux » décrit l’enseignement confessionnel, dispensé dans le cadre des écoles par les Eglises, le concept recouvre aujourd’hui une réalité bien différente. « Enseignement religieux » décrit maintenant de plus en plus souvent un enseignement sur la religion, dispensé de manière non religieuse et par l’Etat.
Certains cantons, comme Fribourg ou Lucerne, maintiennent les deux types d’enseignements en parallèle. Les élèves peuvent donc choisir entre un enseignement confessionnel, sous la responsabilité des Eglises, et un enseignement sur la religion, sous la responsabilité de l’Etat.
Apic: Le type d’enseignement religieux dispensé dépend donc des cantons?
Ansgar Jödicke: Oui et non. Bien entendu, chaque canton a une tradition religieuse et juridique différente, qui influence la situation actuelle de l’enseignement religieux. Dans les cantons de Fribourg ou de Lucerne, l’Eglise catholique bénéficie encore d’un important ascendant dans la société, ce qui explique le maintien de l’enseignement confessionnel. Dans le canton de Zurich, par contre, l’Eglise réformée a accepté, en accord avec l’Etat, de se retirer du système scolaire.
On distingue cependant une tendance générale qui traverse la majorité des cantons suisses: un engagement plus faible des Eglises et plus fort de l’Etat dans l’enseignement religieux. Un constat qui nous a grandement surpris, mon collègue et moi-même, car nous pensions, dans le système fédéraliste qui est le nôtre, trouver une situation différente dans chaque canton. Or, les nouveaux développements sont communs à presque toutes les régions de Suisse.
Apic: Pouvez-vous relier la situation actuelle à une évolution historique plus générale?
Ansgar Jödicke: Actuellement, la question qui est posée dans le cadre scolaire est la suivante: qui est habilité à parler de religion? Une question qui n’aurait pas eu de sens dans le passé, les Eglises chrétiennes étant alors considérées comme les seules institutions légitimes pour s’acquitter d’une telle tâche.
La situation actuelle est le fruit d’une profonde évolution de la place octroyée à la religion dans la société. Autrefois – dans une situation de pluralisme religieux restreint – les Eglises étaient les seules à traiter du religieux. Avec l’augmentation du pluralisme, la légitimité de ce monopole a été mise en doute. D’où de nouvelles questions: qui d’autre peux parler de religion? Les autres communautés religieuses? Ou alors les groupements areligieux? En réponse à cette nouvelle donne s’est développé un enseignement sur les religions pour tous les élèves.
Apic: Cette évolution est-elle liée à la sécularisation de la société?
Ansgar Jödicke: Oui, une sécularisation qui opère en deux mouvements. D’abord, une séparation progressive de l’Eglise et de l’Etat dans le cadre scolaire. En Europe, l’école a souvent été initiée, soutenue et financée par les Eglises. Au cours des 19 et 20ème siècles cependant, l’Etat reprend ce rôle moteur. Notons cependant que les Eglises ont continué longtemps à jouer un rôle dans le système scolaire, par exemple au travers des écoles privées. L’enseignement religieux, lorsqu’il est confessionnel, est en ce sens un reliquat du passé. Ensuite, une réintroduction de la religion dans le cadre scolaire, au travers d’un enseignement non confessionnel. Dans certains cantons qui n’avaient traditionnellement aucun enseignement religieux, comme c’est le cas à Genève, on envisage d’aborder la religion à l’école. Donc, d’une part, une distanciation de l’enseignement religieux par rapport aux Eglises et, d’autre part, un renforcement de cet enseignement.
Apic: Cette nouvelle tendance a-t-elle rencontré des oppositions?
Ansgar Jödicke: L’introduction du nouvel enseignement religieux s’est faite sans trop de résistance. Si la question reste pour l’heure ouverte au Tessin, les réformes ont relativement bien passé à Zurich, en Argovie, à Lucerne, ou dans les cantons de Vaud, Neuchâtel et Fribourg.
Si opposition il y a, elle vient essentiellement de deux camps: celui que nous désignerons comme fortement « religieux », et celui que nous appellerons « areligieux ». Le camp « religieux », qui revendique une connotation plus explicitement confessionnelle de l’enseignement religieux, comprend majoritairement des membres des communautés évangéliques ainsi que quelques musulmans. Le camp « areligieux », qui exige que l’enseignement soit épuré de tout contenu religieux, est représenté dans l’espace public par l’association des Libres penseurs. Il s’agit de deux positions fondamentalement opposées qui toutes deux refusent l’enseignement religieux par l’Etat.
Les catholiques et protestants rencontrés dans le cadre de la recherche expriment parfois une certaine réserve à l’égard du nouvel enseignement religieux. Bien que regrettant la situation actuelle, ils l’acceptent comme un état de fait.
Apic: Cela signifie que les diverses communautés religieuses réagissent différemment aux réformes?
Ansgar Jödicke: Effectivement, il y a une diversité dans les réactions, aussi bien entre les communautés religieuses qu’à l’interne des communautés. Tout d’abord, toutes les communautés religieuses ne sont pas intéressées par un engagement dans le cadre scolaire. Leur position dépend plus de leur taille que de leur statut juridique. Ainsi, l’Eglise catholique chrétienne, de petite taille mais cependant reconnue dans plusieurs cantons, ne s’intéresse que peu au défi que représente l’école, peut-être simplement par manque de ressources. Les deux autres Eglises – catholique romaine et réformée –, qui avaient traditionnellement un pied dans le système scolaire, se sentent plus concernées par cette évolution. C’est également le cas de la communauté musulmane. Bien que numériquement inférieure aux confessions suisses traditionnelles, elle exige d’être mise sur pied d’égalité avec ces dernières et d’avoir accès à l’école. Tant et si bien qu’on a parfois l’impression que la communauté musulmane ne réalise pas que les Eglises ont moins d’importance dans le cadre scolaire qu’auparavant.
Ensuite, les positions diffèrent à l’intérieur même des communautés, en fonction des inclinaisons personnelles ou du poste occupé par les personnes. Certains acceptent la situation, voire la promeuve, alors que d’autres la regrettent.
Apic: Et au niveau politique, quelle a été la position des partis?
Ansgar Jödicke: Nous n’avons pas spécialement étudié la question sous cet angle. De manière générale, les réformes n’ont pas été un objet de politique partisane. Sans doute parce qu’elles ont été soigneusement préparées par les personnes actives sur le terrain et que d’intenses discussions ont été menées au préalable, dans un souci de consensus.
Dans le canton de Vaud, une motion demandant que l’enseignement religieux soit rendu obligatoire a été déposée par Claude Schwab, un député socialiste. Mais c’est sans doute plus l’engagement de Claude Schwab dans Enbiro (*) que son appartenance partisane qui a déterminé cette action. Dans le canton des Grisons, ce sont les jeunes socialistes qui ont lancé une initiative visant à abroger l’enseignement confessionnel.
Apic: Quel est, selon vous, l’avenir de ce nouvel enseignement religieux?
Ansgar Jödicke: L’avenir est difficile à prédire, mais je vois actuellement deux scénarios possibles. Premièrement, le nouvel enseignement religieux arrive à se maintenir, car il bénéficie d’un large soutien dans la population. J’ai l’impression qu’on peut parler d’un consensus assez général sur deux aspects qui fondent le modèle actuel d’enseignement religieux: il faut, d’une manière ou d’une autre, parler de religion mais il ne faut pas transmettre de convictions confessionnelles. Dans un tel scénario, les attaques des opposants, minoritaires, sont battues en brèche par la volonté de la majorité.
Deuxièmement, le nouvel enseignement religieux est rejeté parce qu’il n’arrive pas à se définir clairement. Comme tous les phénomènes intermédiaires, entre le culturel et le religieux, l’enseignement religieux interpelle la société et menace, selon certain, la liberté de conscience et de croyance. C’est la position défendue par les deux camps qui s’opposent aux réformes et qui pourraient choisir de porter l’affaire devant le Tribunal fédéral. Pour éviter une telle évolution, il est nécessaire, je pense, de définir plus clairement le statut et l’objectif de cet enseignement.
Un exemple tiré de l’actualité illustre me semble-t-il le « péril » dans lequel se trouve l’enseignement religieux tant qu’il échoue à se définir clairement. A Hombrechtikon, dans le canton de Zurich, un père de famille, libre penseur engagé, s’est plaint au Département de l’Instruction publique de l’enseignement religieux zurichois. Se basant sur le récit, abordé en classe, du dialogue entre deux fœtus dans le ventre de leur mère – l’un, sceptique, ne croit pas en un avenir après la naissance, le deuxième, confiant, pense qu’une nouvelle vie l’attend, près de sa mère – il affirme que l’enseignement est implicitement religieux. On voit à cet exemple combien il est difficile de tirer un trait entre le religieux et le non religieux.
Apic: Vous proposez de mieux définir l’objectif de l’enseignement religieux. Quel peut-il être?
Ansgar Jödicke: Presque partout, on donne les mêmes justifications pour l’introduction du nouvel enseignement religieux. Je distinguerais deux objectifs: l’acquisition de connaissances religieuses par les enfants afin de lutter contre l’analphabétisme religieux et afin de promouvoir un vivre ensemble pacifique. Premièrement, il s’agit de transmettre aux élèves un patrimoine culturel qu’on leur suppose étranger. Cela concerne aussi bien les non chrétiens que les chrétiens. Deuxièmement, il s’agit de promouvoir une certaine tolérance par la découverte de l’inconnu, devenu si proche.
Ces deux objectifs sont liés au sentiment de vivre dans une société religieusement plurielle. La justification de l’enseignement est claire: dans un monde pluralisé, il est nécessaire de se connaître et de connaître autrui.
Dans les plans d’étude, toutefois, on trouve bien d’autres objectifs, souvent liés à la réalité même du système scolaire. Il n’est pas possible, en une heure par semaine, d’apprendre les contenus des grandes religions et, en même temps, de discuter des questions existentielles. Il est également problématique de lier des thématiques appartenant à l’éducation sexuelle et des connaissances culturelles, comme nous le montre l’exemple d’Hombrechtikon.
(*) Enbiro (Enseignement Biblique et Interreligieux Romand) est une maison d’édition privée à but non lucratif. Spécialisée dans l’enseignement de l’histoire et de la connaissance des religions, elle a pour mission première de produire du matériel destiné aux cantons de Vaud, de Fribourg, du Valais, du Jura et de Berne (partie francophone). Sur son site, Enbiro affirme se trouve « au cœur d’un débat où les uns veulent promouvoir une histoire des religions qui donnerait une importance égale dans le traitement de diverses traditions et où les autres tiennent à la forte priorité, voire à l’exclusivité de la tradition judéo-chrétienne. Loin de trancher entre ces deux voies, Enbiro a choisi de relever le double défi biblique et interreligieux. » (apic/amc)
Encadré
Au niveau primaire, l’enseignement religieux fribourgeois reste en large partie sous la responsabilité de l’Eglise. Au niveau secondaire, cependant, le système est mixte. La branche « éthique et cultures religieuses », introduite en 2005, n’est obligatoire qu’en troisième année. Les années précédentes, les élèves ont le choix entre l’enseignement étatique ou confessionnel.
Les enseignants de la branche « éthique et cultures religieuses » sont formés au niveau primaire par la Haute Ecole Pédagogique (HEP) et au niveau secondaire par l’Université. Pour être engagé, ils doivent être au bénéfice d’un papier de Sciences des religions en Sciences sociales ou en Théologie.
La première tentative d’introduire un enseignement religieux sous contrôle étatique remonte dans le canton à 1993. Le Conseil de l’éducation avait alors fait une proposition dans ce sens à la Direction de l’Instruction publique. Si les Eglises se sont d’abord engagées dans la planification de la nouvelle branche, elles se sont retirées après quelque temps.
La loi scolaire accorde aux Eglises reconnues le droit de dispenser un enseignement religieux durant les horaires de classe.
La recherche d’Ansgar Jödicke et Andrea Rota s’inscrit dans le cadre du Programme national de recherche 58 (PNR 58) du Fonds national suisse (FNS), intitulé « Collectivités religieuses, Etat et société ». Entreprise dans le cadre de la chaire de Sciences des religions de l’Université de Fribourg, elle a pour titre « Les cours de religion entre l’Etat et les collectivités religieuses ».
La recherche s’intéresse au « remodelage des cours de religion au sein de l’école publique » et au discours tenu, dans la société, sur ce nouvel enseignement religieux. Au travers d’une centaine d’interviews, les chercheurs analysent les positions des personnes qui sont confrontées à cette évolution. Le rapport final veut « fournir des éléments de réponse à des questions d’ordre politique » et « offrir aux autorités compétentes en matière d’éducation une base empirique à une politique religieuse cohérente au sein de l’école publique »: http://www.nfp58.ch/d_projekte_jugendliche.cfm?projekt=76 (apic/amc)
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